Fathi Triki invité de Souffle inédit
Entretien avec Fathi Triki : Éloge de la philosophie et du vivre-ensemble
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Aujourd’hui, nous célébrons le 77e anniversaire du philosophe tunisien Fathi Triki. Né le 30 mai 1947 à Sfax, il a, depuis la parution, en 1984, de Platon et la dialectique, publié plus d’une trentaine d’ouvrages qui lui ont valu estime et reconnaissance à l’échelle locale, en Tunisie, dans le Maghreb et dans le monde puisqu’il est détenteur depuis 1997 de la chaire Unesco de philosophie pour le Monde arabe.
Aymen Hacen : Nous voudrions commencer par une sorte de problématique : vous êtes, entre autres, l’auteur d’un ouvrage que nous aimons particulièrement beaucoup, Les philosophes et la guerre, et vous animez, aussi bien dans le cadre de la chaire Unesco de philosophie pour le Monde arabe que dans vos propres travaux d’écriture, une réflexion sur le vivre-ensemble. Qu’est-ce qui justifie encore aujourd’hui cette approche, notamment après l’expérience inachevée des Printemps arabes, la violence qui s’est généralisée et la tragédie palestinienne en cours ?
Fathi Triki : La notion du vivre-ensemble s’est transformée ces dernières années en mot d’ordre, chez les militants de la société civile, en Tunisie, d’ouverture à tous, sans exception, ni exclusion, comme fondement de la vie démocratique, pour construire des espaces de rencontres et d’échanges sur la base du respect mutuel.
S’il y avait une leçon à tirer de mon livre Les philosophes et la guerre, elle serait celle-ci : la paix et le vivre-ensemble sont, depuis toujours, l’objectif primordial de tout agir philosophique. Le bonheur se situe dans cette perspective. Les luttes politiques, dans ce vivre-ensemble, sont acceptables quand elles sont régies par un jeu de principes et de lois qui épargnent à la société de sombrer dans la « guerre de tous contre tous » et quand elles sont fondées sur le principe spinoziste du désir de vivre à l’abri de la crainte et de la peur. Dans ce livre, j’ai montré que la manifestation la plus terrible de ces luttes politiques est le meurtre, la mise à mort qu’elle soit individuelle ou collective. Les massacres, les guerres dans toutes ses formes y compris le blocage économique des pays, les terrorismes et toutes les violences liées aux luttes politiques sont soumises à la loi clausewitzienne du duel : à savoir qu’il n’y a aucune limitation intrinsèque à la violence, car chacun a un intérêt rationnel, pour éviter la mort, d’user de tout ce qu’il possède comme forces et moyens pour annihiler l’autre. Mais l’autre use de ce même calcul rationnel. Une « action réciproque » s’établit nécessairement dans les rapports humains. Elle se déploie surtout dans la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens ». En ce sens, ces luttes politiques impliquent ce que Clausewitz appelle « développement aux extrêmes de toutes les puissances ou « potentialités », c’est-à-dire « le mouvement de la violence pure ». Cette violence pure que subit actuellement le peuple palestinien par Israël avec la complicité de certains pays occidentaux et le silence des pays arabes rend effectivement difficile une démarche qui aboutit à un vivre-ensemble. Bien sûr les vainqueurs (les colons, les puissances économiques et politiques) sont toujours violents et ne croient pas aux principes du vivre-ensemble, ni d’ailleurs aux valeurs d’humanisme, mais ils les utilisent comme moyens de domination et une sorte de maintenance de leur puissance.
C’est pourquoi, j’ai toujours lié la pensée du vivre-ensemble à la résistance et à la lutte. C’est une pensée nécessaire pour la sauvegarde de l’humanité. Cela justifie amplement l’approche du vivre-ensemble. Ses fondements philosophiques consistent en effet dans la dialectique du soi et de l’autre, la connaissance de soi (Socrate), la raisonnabilité (Fârâbî), la conscience critique (Descartes, Kant), le souci de soi (Foucault) et le soi-même comme un autre (Ricœur). Ce sont là des visions du monde qui rendent possible une sorte d’entente entre les hommes quel que soit leur différence. Il me semble que toute politique à venir, dans notre actualité brulante, doit tenir compte de ces concepts, de la connaissance de soi, de la raisonnabilité, de la critique, du souci de soi et de l’altérité. Mais la condition à tout cela est la reconnaissance mutuelle. Mais cette reconnaissance est impossible du côté des agresseurs et des violents. Il faut maintenant un dialogue sud-sud tout en maintenant une ligne d’agitation pour imposer ce vivre-ensemble dans la dignité.
Aymen Hacen : La philosophie semble être menacée, car, hormis les quelques séances de cours au lycée et le choix de plus en plus rare que certains font à l’université, on n’assiste plus à une présence des philosophes et penseurs, encore moins à une prise réelle sur le monde à travers des débats publics et bien sûr des positions courageuses. Que pensez-vous de ce tableau que nous peignons en noir ? Est-ce bien le cas ?
Fathi Triki : La philosophie a toujours été menacée depuis sa naissance puisqu’elle est fondée sur la pensée et la critique. Le drame de Socrate se répète toujours. Toute pensée dogmatique, qu’elle soit religieuse, idéologique ou politique, se dresse contre toute pratique philosophique. Une des solutions trouvées par les pouvoirs politiques c’est de professionnaliser la philosophie et de l’incarcérer à l’intérieur des murs et remparts des lycées, des académies et des universités. Dans mon livre en langue arabe, Al falsafa acharida, La philosophie vagabonde, j’ai montré comment la philosophie contemporaine, à partir de Nietzsche, commence à se libérer pour se nourrir de ce qui n’est pas elle, pour être à l’écoute des gens et pour trouver avec eux des solutions à leur vécu. Donc, contre l’approche classique, purement métaphysique, la philosophie opte pour une sorte d’applicabilité de ses concepts dans la vie quotidienne. Cette applicabilité peut être observée dans les sciences, par exemple, et on la nomme épistémologie, dans les domaines du social et on l’appelle éthique (éthique médicale, éthique des affaires, éco-philosophie, etc.), dans la religion et on la nomme philosophie de la religion, dans les arts et on la nomme esthétique…C’est probablement cette philosophie pratique qui va donner un nouvel élan à la philosophie qui se libère de plus en plus de l’académisme. Cette nouvelle tendance ne doit pas mépriser ni la métaphysique, ni l’histoire de la philosophie, car c’est là où la philosophie travaille ses concepts et ses outils pour pouvoir fonctionner correctement.
Aymen Hacen : Qu’est-ce qu’être philosophe en 2024 ? Est-il normal d’accepter que des nouveaux « chiens de garde », à l’instar de Bernard-Henri Levy ou d’Alain Finkielkraut, occupent le devant de la scène, alors que des voix sages et crédibles, dont Edgar Morin et Régis Debray, sont reléguées au second plan ?
Fathi Triki : Être philosophe aujourd’hui c’est avant tout apprendre à penser logiquement et maintenir dans toutes ses réflexions une ligne critique qui le différencie de l’idéologue. C’est aussi être à l’écoute des gens qui subissent les atrocités de l’actualité. Par exemple, actuellement, Il est dans l’obligation d’opérer une déstructuration de la notion d’humanisme et de celle d’universalité qui ont été récupérées, par les idéologues, pour des objectifs impérialistes et coloniaux. Il faut donc, à l’instar de Michel Foucault « philosopher autrement ».
C’est pourquoi, le philosophe aujourd’hui, par sa pensée ouverte fondée sur la puissance de la critique et l’impératif de la liberté peut dans son perpétuel voyage faire des incursions dans la stratégie de nos habitudes mentales, penser et agir, par exemple, sur les problèmes de la femme, de la liberté, de la sexualité, des minorités, des prisons, des droits de l’homme, de la qualité de la vie : problèmes aigus de notre actualité. En cela, elle redonne au concept de vivre-ensemble sa dignité et sa fonction réelle. C’est pourquoi, la philosophie ouverte fondée sur la puissance de la critique et l’impératif de la liberté peut dans son perpétuel voyage faire des incursions dans la stratégie de nos habitudes mentales, penser et agir, par exemple, sur les problèmes de la femme, de la liberté, de la sexualité, des minorités, des prisons, des droits de l’homme, de la qualité de la vie : problèmes aiguës de notre actualité. En cela, elle redonne au concept de vivre-ensemble sa dignité et sa fonction réelle.
Bernard-Henri Levy a cessé, depuis très longtemps d’être philosophe. Il a choisi le chemin de l’idéologie du pouvoir régnant, cela lui permet d’être ultra riche. Alain Finkielkraut, lui, n’a jamais été un philosophe. D’autres encore, qui ont choisi la médiatisation contre la pensée libre. Tous ne supportent plus la vraie pensée et la vraie critique et ne cherchent plus la vérité des choses. Ils préfèrent l’efficacité et le gain et c’est pourquoi, ils font semblant de critiquer mais qui, d’une façon subtile, confirme, à la manière des sophistes dont parle Platon, la thèse voulue par les bailleurs de fonds. Ces nouveaux sophistes rendent la tâche de la philosophie et de la culture critique difficile. Ils préfèrent voir la philosophie rester prisonnière de l’académisme et professer sa vérité intra-muros. C’est ainsi qu’ils peuvent fabriquer des pseudo-vérités, des post-vérités, sans fondement logique, en faisant appel à la performativité du discours. Que faire donc pour que l’esprit libre, critique et fondateur de la philosophie puisse continuer à déranger et les nouveaux dictateurs et les nouveaux sophistes. Derrida propose le concept de « restance ». Deleuze parle de « résistance », Foucault maintient, par sa philosophie, une « ligne d’agitation ».
Aymen Hacen : Quid de la situation en Tunisie, depuis, justement, la création en 2019 du Collège de Tunis pour la Philosophie ? Qu’en est-il de même de la situation de la philosophie dans le Monde arabe ?
Fathi Triki : Je viens de publier un livre sur la philosophie en Tunisie où je donne mon point de vue sur la pratique philosophique des tunisiens depuis l’indépendance. Il est intitulé « الفلسفة في تونس، مقاربات أوّليّة ». Dans ce livre, j’ai tracé très brièvement l’historique de la philosophie en Tunisie depuis l’époque carthaginoise jusqu’à nos jours en passant évidemment par la période kairouanaise et par les réformes du 19ème siècle tunisien. Ce que certains ne savent pas, c’est que la philosophie n’a pas été introduite chez nous par la colonisation et j’invite les chercheurs en philosophie et en histoire d’étudier sérieusement cette question.
L’objectif du Collège, né en 2019, est justement de quitter les murs de l’académisme pour participer à dynamiser la pensée et surtout la pensée rationnelle et aiguiser l’affect pour un vivre-ensemble dans la dignité. Le collège a aussi comme objectif d’encourager les études philosophiques qui concernent l’histoire de la philosophie en Tunisie.
Le comité fondateur de ce collège se compose des professeurs Fathi Triki (Président), Hmaid Ben Aziza, Rachida Triki, Mohamed Mahjoub, Zeineb Ben Said, Mohamed Ali Halouani.
Il était nécessaire pour cette période, dans le cadre de l’objectif tracé par le collège, d’identifier dans la culture philosophique en général tout ce qui peut aider à réactiver la tolérance et les conditions du vivre-ensemble.
Nous avons mené des travaux de recherches, organisé des conférences, et colloques sur « La philosophie en Tunisie (recherches, traductions et enseignements), sur l’occidentalité de la philosophie et sur la question sociale de la philosophie. Nous organisons aussi des séminaires hebdomadaires (Quelle pensée dans la pratique des arts ; rationalité et positivité ; la philosophie appliquée ; comment lire un philosophe ; Quel Spinoza pour nous ? Philosophie et littérature ; Les nouvelles pratiques de la philosophie : la philosophie pour les enfants ; Philosophie et communication ; Philosophie et genre. L’essentiel est d’ouvrir la philosophie à la culture tunisienne, d’interpeller les intellectuels et les créateurs pour aborder ensemble les questions qui nous concernent, notre aujourd’hui qui nous détermine.
Il y a actuellement un éveil philosophique dans le monde arabe. Bien sûr le Maroc à l’instar de la Tunisie, traditionnellement reste un exemple à suivre. La philosophie en Algérie se développe bien. En Égypte, elle revient de loin. Au Liban, elle est toujours présente et performante, en Syrie, elle est encore entachée d’idéologie. Mais, dans les pays du Golfe, elle s’enseigne bien au Koweït, elle commence à s’instituer en Arabie Saoudite, elle s’ouvre à la recherche à Qatar et elle se dynamise, au niveau des activités et de la recherche aux Émirats Arabes Unis surtout après la création de « Philosophy House » بيت الفلسفة à al Fujaïrah, dont je suis membre.
Aymen Hacen : Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? De même, si vous écrivez en arabe et en français, comment travaillez-vous et sur quoi repose le choix de la langue chez vous ?
Fathi Triki : Actuellement, je suis en train de retravailler sur le concept de raisonnabilité en langue arabe. En 1994, dans mes lectures de Fârâbî, j’ai constaté que ce philosophe, en lisant l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, a traduit le concept aristotélicien « Phronésis » par le mot ta’aqul تعقّل qui donne une autre vision à l’activité de la raison. J’ai expliqué cette nouvelle philosophie de la raison dans mon livre en arabe raison et liberté. العقل والحرّية. Depuis, plusieurs études ont été effectuées sur ce concept et sur ce philosophe. Je voudrais maintenant, par extension, montrer, toujours à partir de Fârâbî, comment ce concept ne concerne pas seulement le coté éthique de la pensée mais aussi sa dimension épistémique. Cette étude sera l’objet d’un nouveau livre en arabe intitulé raisonnabilité. J’ai, bien sûr, d’autres projets dont la rédaction du deuxième tome de mes mémoires. Le premier tome est paru, il y a trois ans الذاكرة والمصير
Je suis bilingue et j’écris en arabe et en français. Jeune, j’ai écrit des poèmes en arabe et ils ont été primés par la radio tunisienne. Mais j’ai étudié la philosophie en français jusqu’à l’obtention de mon doctorat en 1974 à Paris I-Sorbonne. À mon recrutement à l’Université de Tunis, en 1976, on m’a demandé d’enseigner Platon en langue arabe. Je l’ai fait et c’est la première fois qu’un cours sur la philosophie occidentale est donné en langue arabe à l’Université de Tunis. Depuis, j’écris tantôt en arabe, tantôt en français. Généralement, quand il y a une activité philosophique en collaboration avec des universités occidentales, j’utilise le français pour faciliter l’intercompréhension.
Aymen Hacen : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Et si vous deviez choisir une couleur, laquelle seriez-vous ? Enfin, si un seul de vos travaux devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Fathi Triki : Toujours le même choix mais probablement d’une autre manière. J’aurais opté pour la philosophie pratique en donnant à la lutte pour les libertés une meilleure place. Je considère que la philosophie est une libération et un souci de soi et des autres. On a toujours associé la violence à l’animalité. C’est complètement erroné. Le seul animal violent gratuitement, c’est l’homme. Heureusement qu’il y a les religions, la philosophie, les lois et les éthiques qui empêchent la disparition de l’espèce. Donc, j’aurais une grande joie d’aider l’humain à demeurer un animal pacifique. Quant à moi, je me réincarnerais en un olivier, un grand olivier qui m’a toujours fasciné par sa verdure et son attachement à la vie et au bonheur. Il symbolise pour moi, le vivre-ensemble, la sagesse, l’opulence et le bonheur. Ma couleur préférée est le vert olivier.
Tous mes travaux en français sont traduits en arabe grâce à mes collègues tunisiens et algériens, et publiés par l’Université du Caire, des éditeurs algériens, tunisiens et libanais. Mon livre Éthique de la dignité, révolution et vivre-ensemble a été traduit en arabe et en italien. Une partie de ce livre a été traduite en allemand.
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivtre l’art