Coup de coeur

François de La Rochefoucauld

François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales 

Lettre d’Aymen Hacen à Jalaleddine Saïd

A propos de la traduction en arabe Des Réflexions ou sentences et maximes morales de François de La Rochefoucauld

Hammam-Sousse, dimanche 14 mai 2023

Cher Si Jalaleddine, mon cher ami,

C’est à travers la liste courte du grand prix Sadok Mazigh de la 37e Foire du livre de Tunis (2023), que j’ai découvert ta traduction en arabe des Essais de Michel de Montaigne. À la fois ravi de cette bonne nouvelle et impatient de découvrir Montaigne en arabe, j’ai aussitôt contacté les principaux libraires de Sousse et c’est Chez Kacem que j’ai trouvé mon bonheur. Dans la foulée, j’ai également aussitôt repris mot avec toi, t’exprimant le besoin impérieux de converser autour de ce travail de traduction qui a été légitimement couronné par le prix en question. Il ne s’agissait donc pas d’une prophétie, mais de la reconnaissance lucide et honnête d’un travail de longue haleine.

François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales     François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales 

Or, cette traduction de Montaigne, qui a paru en septembre 2021, a été précédée par une autre, en 2018, d’un non moins autre monument des lettres françaises et universelles, les Réflexions ou sentences et maximes morales de François de La Rochefoucauld, œuvre connue sous le nom de Maximes.

Aussi cette découverte m’a-t-elle mis devant une question que beaucoup d’autres – auteurs, éditeurs et traducteurs –, se sont posée avant moi : qu’est-ce qui fait qu’un livre – écrit ou traduit –marche et pas un autre ? Cette question concerne aussi bien les grands prix littéraires que la simple visibilité de l’ouvrage en question.

À ce titre, plus de trente ans après la publication des Syllogismes de l’amertume, Cioran, dans ses Entretiens, raconte le destin exceptionnel de cette œuvre. D’abord, en 1984 avec Lea Vergine : « J’ai écrit un petit livre qui s’intitule Syllogismes de l’amertume, il contient des choses insolentes, je l’ai écrit aussitôt après la guerre, quand j’étais extrêmement pauvre et très cynique. […] Et mes amis m’ont dit “Tu t’es compromis, c’est insolent mais ce n’est pas sérieux.” […] Le livre fut un échec total. Il est sorti en 1952 et en vingt ans on n’en a vendu que deux mille exemplaires et il ne coûtait que quatre francs, une bêtise ! C’est un livre qui passa pour un mauvais livre et moi-même j’ai fini par en convenir. Vingt-cinq ans après, il est paru en livre de poche et c’est actuellement mon livre le plus lu en France et en Allemagne. On peut prévoir le destin d’un homme, mais non celui d’un livre. »

Ensuite, en 1988 avec Léo Gillet : « C’est un peu pénible de parler de ses propres livres, mais puisque je suis là pour faire des aveux :pourquoi ne pas le faire ? Quand j’ai publié mon second livre, Syllogismes de l’amertume, tous mes amis sans exception m’ont dit :“Tu t’es compromis, c’est un livre insignifiant, c’est des boutades, c’est pas sérieux.”[…]Ce livre a été tiré à deux mille exemplaires, en 1952, cela se vendait à 4 francs, on en a vendu à peu près deux mille exemplaires en vingt ans. Et finalement je me suis dit : “Lesgensontraison,c’est un livre nul, ça ne mérite pas d’exister, enfin, il mérite son destin.”Quand Gallimard l’a publié en livre de poche, il y a quelques années, c’est devenu une sorte de petit bréviaire d’une jeunesse désaxée, c’est actuellement un des livres qui ont le plus marqué. Mais, pour vous dire le destin d’unlivre : jamais, mais jamais je n’aurais cru que ce livre puisse être déterré. […] Je vous cite ces choses uniquement pour vous dire qu’on peut tout prévoir, sauf le destin d’un livre. »

Nous citons longuement, non seulement parce que Cioran est le digne continuateur de la tradition des Moralistes français, qui va de Montaigne à Joubert, en passant par Pascal, La Bruyère et bien sûr La Rochefoucauld, mais encore parce que le philosophe-poète du XXe siècle s’attarde sur la question initiale. Celle-ci jouit d’une réponse digne de l’une des pensées de La Rochefoucauld : « On peut prévoir le destin d’un homme, mais non celui d’un livre. »

Peut-être le destin des Réflexions ou sentences et maximes morales est-il à venir. Sans doute lésé par une mauvaise communication, qui a été elle-même parfaite en mal par la crise généralisée du Coronavirus, le présent volume sera-t-il porté par ce que La Rochefoucauld appelle « la magnanimité » : d’abord, à travers la 285e maxime : « La magnanimité est assez définie par son nom ; néanmoins on pourrait dire que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges. » Ensuite, en reculant de quelques pages, avec la 248e pièce de ce bouquet : « La magnanimité méprise tout pour avoir tout. »

Mais qu’est-ce à dire ? La magnanimité est-elle positive ou négative ? Est-elle une qualité ou un défaut ? De même, ne pouvons-nous pas nous demander pourquoi elle est ainsi tombée en désuétude ? – À l’instar de beaucoup de valeurs morales. Est-ce la raison pour laquelle le moraliste a-t-il retranché cette maxime après la première édition : « La magnanimité est un noble effort de l’orgueil par lequel il rend l’homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses » ?

Ne nous méprenons pas cependant sur les mots et l’usage que La Rochefoucauld en fait : si le moraliste nous met en garde contre les excès de l’orgueil, celui-ci est à ses yeux substantiel, pourvu qu’il échappe à la « vanité » : « L’orgueil, écrit-il, se dédommage toujours et ne perd rien lors même qu’il renonce à lavanité. » (§ 33)

Ce qui nous enchante dans cette édition des Maximes de La Rochefoucauld, c’est que le texte de l’édition de 1678 est placé en regard de la traduction arabe, comme si, en miroir, du haut de ces 340 années de distance, l’œuvre se trouve comme augmentée, du moins pour les lecteurs arabes, d’un texte qui vient s’ajouter au texte d’origine. Aussi la traduction semble-t-elle un complément, un surplus, voire un usufruit qui apporte à La Rochefoucauld une réelle envergure et un enrichissement parce que tout simplement autre. Il n’est certes pas sûr que cette altérité arabo-musulmane du point de vue culturel (la langue, la traduction et la présence elle-même en langue arabe appartenant à cet horizon civilisationnel aussi riche que problématique) ait déplu à La Rochefoucauld lui-même, mais nous osons penser que relire cette œuvre à la lumière de cette traduction peut être considéré comme un acte littéraire et philosophique. En effet, la traduction que propose Si Jalaleddine Saïd est à la fois un texte traduit vers l’arabe et un commentaire en soi, le choix des mots, du lexique et des formulations faisant lui-même office de lecture, d’interprétation et de pensée.

Dans un contexte de troubles similaires à ceux qui ont vu naître l’œuvre de La Rochefoucauld, Mahmoud Darwich, en 2002, dans État de siège, écrit : « Ce siège s’étendra jusqu’à ce que nous apprenions à nos ennemis des exemples/ De notre poésie préislamique. »

Il s’agit d’un fragment poétique composé de deux vers, sorte de maxime aux accents poétiques. Nous savons pertinemment depuis Victor Hugo que « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. » Celui-ci, dans la poésie préislamique, prenait la longueur d’un hymne ou d’une ode qui pouvait contenir des paroles proverbiales, un peu à la manière des Fables de La Fontaine. Ce que nous voulons dire par ce rapprochement, c’est que nous avons ici une forme-sens qui se développe, s’éclaire et se donne à lire d’après la traduction.

Ce sont, cher Si Jalaleddine, mon cher ami, des réflexions qui m’ont été inspirées par ta merveilleuse traduction des Réflexions ou sentences et maximes morales de François de La Rochefoucauld. J’ai aussitôt voulu t’en parler à travers cette lettre et peut-être contribuer à lever le voile sur ce livre double qui a tant à nous apporter en ces temps marqués par le doute, la crise et la perte de sens. Mais, en être conscients, c’est être forts et capables d’aller de l’avant. Le mot de La Rochefoucauld, « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elle » (§ 22), nous ouvre les yeux sur cette réalité qui, comme dans le célèbre fragment qui a inspiré tout un ouvrage au philosophe allemand Peter Sloterdijk, fait que « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ».

À mes yeux, poursuivre ainsi le dialogue engagé autour de Montaigne, de la traduction et du rapport entre philosophie et littérature, c’est essayer ensemble de sortir la tête de l’eau car notre université, notre culture et jusqu’à notre pays en ont profondément besoin.

Permets-moi de te serrer chaleureusement la main.

Le livre Les Réflexions ou sentences et maximes morales, communément connues sous le nom de Maximes, sont un ouvrage de La Rochefoucauld dont la première édition remonte à 1664 (édition hollandaise) et la première édition française à 1665, cette dernière étant considérée comme l'édition originale.

Aymen Hacen

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