Michel Maffesoli invité de Souffle inédit à l’occasion de son 80e anniversaire
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Né le 14 novembre 1944, Michel Maffesoli est sociologue de formation. Professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, il est l’auteur d’une œuvre substantielle qui compte un grand nombre d’ouvrages, dont Logique de la domination (PUF, 1976), L’Ombre de Dionysos (Le Livre de Poche, 1982), La Part du diable (Flammarion, 2002) et récemment, aux éditions du Cerf, Logique de l’assentiment et Le temps des peurs.
A.H : À travers cet entretien, nous voudrions vous présenter au public de Souffle inédit, constitué notamment de lecteurs francophones du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, du Monde arabe et, bien sûr, de France et d’Europe. Ce sera également pour nous l’occasion de vous souhaiter un joyeux quatre-vingtième anniversaire.
Pourriez-vous commencer par vous présenter ? Quelles sont les dates ou les événements qui ont marqué votre œuvre-vie ?
Michel Maffesoli : Je suis né le 14 novembre 1944 à Graissessac, un petit village de mineurs (3500 habitants à l’époque) dans le Sud de la France. Ce sont mes grands-parents qui se sont installés dans ce village, à l’époque le 8e bassin minier de France (Charbon). Mes grands-parents maternels étaient des paysans, fils cadet du village voisin. Ce sont eux qui ont acheté la toute petite maison dans laquelle je suis né. Mes grands-parents paternels étaient eux de vrais immigrés : mon grand-père était un mineur italien, du Piémont, qui avait quitté son Italie natale pour travailler en France, d’abord à St Etienne, puis en Algérie où il a rencontré ma grand-mère, cantinière à la société minière où il travaillait. Ils sont ensuite venus en France et elle s’est totalement assimilée, au point de devenir très pratiquante catholique et de parler uniquement français à ses enfants, de même que mon grand-père. Illettrés tous les deux, ils ont été très attentifs à la scolarité de leurs enfants qui ont tous eu le certificat d’études. Mon père a pu ensuite, à plus de trente ans, être envoyé à l’école des mines à St Etienne et a fini sa carrière comme « Maître mineur ». Mes parents ont étroitement surveillé notre instruction et ma sœur et moi-même avons poursuivi nos études secondaires au lycée. Moi-même j’ai ensuite poursuivi un cursus varié, un diplôme de philosophie scolastique à Lyon, puis un master de philosophie et sociologie à Strasbourg et enfin une thèse de troisième cycle et une thèse d’Etat à Grenoble, sous la direction de Gilbert Durand.
Je suis donc un pur produit de la méritocratie républicaine, mais également de la très forte implication de mes parents dans notre éducation.
J’ai commencé à publier des livres à partir de mes travaux de thèse : les trois premiers livres reprenant ces deux thèses (1978) viennent de paraître en poche, aux éditions du Cerf[1].
J’ai débuté ma carrière universitaire à Grenoble, puis à Strasbourg et enfin à la Sorbonne à Paris, où j’ai été nommé à 37 ans professeur des Universités. J’y ai effectué toute ma carrière, étant nommé in fine membre de l’Institut universitaire de France. J’ai enseigné et dirigé plus de 140 doctorants, venus de tous les pays, dont quelques-uns de Tunisie, du Maroc, de Syrie, du Liban.
L’ensemble des informations sur ma carrière et sur mes œuvres figure sur mon site.
A.H : Vous êtes originaire d’un milieu modeste, et néanmoins vous vous exprimez d’une manière élitiste. Vos goûts vestimentaires et autres témoignent d’un sens aristocratique de la pensée. S’agit-il d’un paradoxe ou d’une harmonie que vous pourriez nous expliquer ?
Michel Maffesoli : Il y a bien sûr une aristocratie (le gouvernement des meilleurs) ouvrière. Parce qu’il y a de l’excellence dans ces métiers et que mon père m’a enseigné le goût de l’effort, du travail bien fait, du travail en collaboration avec d’autres. Je dis toujours que je manie le stylo comme il maniait le pic.
Mon style vestimentaire est une forme de respect vis-à-vis de mon métier : respect envers les étudiants en renonçant au style un peu négligé de nombre d’enseignants, mais il s’agit également d’une sorte de « costume » de « scène » : j’enfile mon costume comme mon père enfilait son « bleu de travail » pour descendre à la mine. Bien sûr je sais que mon « métier » n’est ni fatiguant ni dangereux comme le sien : son frère est mort à 19 ans dans un « coup de grisou » à la mine et mon père est mort à 66 ans, victime de nombreux accidents du travail et d’une silicose, la maladie du mineur. Il n’empêche, enseigner, encadrer des doctorants, faire des conférences, écrire des livres (plus de quarante), je n’ai pas chômé et maintenant encore, à 80 ans, je continue à passer une grande partie de mon temps à lire (j’ai encore beaucoup de livres à lire et j’aime en relire certains), à échanger avec des étudiants, des collègues, à faire des conférences, à répondre à des entretiens.
Quant à mon expression, à ce que vous nommez « élitisme », c’est-à-dire l’emploi de mots recherchés et précis, parfois effectivement rares, mon renvoi à de nombreuses lectures, mon goût des étymologies et des langues anciennes, tout ceci relève de la rigueur de la pensée et de l’exercice professoral. Mon grand-père livrait le charbon et avait une mule : la légende familiale dit qu’il haussait la mangeoire de celle-ci pour qu’elle devienne un cheval ! À l’université j’ai eu des professeurs qui nous stimulaient par leur rigueur et leur érudition, j’ai essayé de faire de même pour mes étudiants et je dois dire que nombre d’entre eux ont fait des travaux très intéressants et enseignent maintenant dans diverses universités de par le monde.
A.H : Dionys Mascolo écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit« déchirée ». Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous un homme de droite ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?
Michel Maffesoli : Dès mes premières années à l’université et notamment en 1968, j’ai fait partie d’un courant qui se nomme « l’ultra-gauche », c’est-à-dire une gauche non totalitaire, anti-léniniste, critique des formes parti et syndicat. Dans la droite ligne des anarchistes, du « Linkradikalismus » allemand etc. Dionys Mascolo, compagnon de Marguerite Duras, ami d’Edgar Morin faisait d’ailleurs partie de cette mouvance. Mais j’ai rapidement mis en cause dans mon œuvre ce que j’ai appelé « l’idéologie du progrès », montrant, notamment dans La Violence totalitaire, comment ce « progressisme » conduisait inéluctablement à une forme de totalitarisme que j’ai appelé à l’époque « totalitarisme doux ». L’idéologie du progrès est effectivement comme le dit D. Mascolo une pensée avant tout critique, ce que Goethe nommait « Der Geist der immer verneint », l’esprit qui dit toujours Non. Il y a dans le progressisme une sécularisation de la téléologie des religions monothéistes, reportant la jouissance au lendemain, le Paradis ou la Société Parfaite à venir.
A ce progressisme, j’oppose la philosophie progressive, c’est-à-dire une prise en compte de « l’ici et maintenant », du présent non comme attente de l’avenir, mais d’un présent enrichi par le passé, la tradition et gros du futur. Ce que j’ai appelé le « présentéisme » de la postmodernité, « L’instant éternel »[2].
Attentif à la tradition, à une logique de l’assentiment, suis-je pour autant un homme de droite, voire d’extrême droite comme l’affirment certains ? Je ne le crois pas. Je ne me situe pas dans une logique politique, je n’ai d’ailleurs jamais eu aucun engagement politique, en revanche je suis attentif à comprendre la société telle qu’elle est et notamment ce qui fait socialité (lien social au-delà du juridique et de l’économique).
Je pense que le progressisme, l’émancipation individuelle, la valeur travail et le criticisme rationaliste font partie de l’idéologie moderne, celle des Lumières. Nous sommes maintenant entrés dans une autre époque, celle que je nomme la postmodernité, dans laquelle il s’agit non pas d’agir pour changer le monde, mais de faire face ensemble à ce qui est. Cette forme d’assentiment au destin humain et notamment à la finitude, à la mort inéluctable n’est pas de la résignation. Il ne s’agit pas de conforter le sort des misérables, nos esclaves modernes, victimes des diverses injonctions au travail, voire comme on l’a vu récemment dans la gestion de leur santé et de leur bien-être. Au contraire, il s’agit de réenchanter la vie de tous les jours, la vie quotidienne, la vie avec les autres. C’est cela l’instant éternel. Une vision du politique comme vie ensemble, dans la cité qui refuse les injonctions des chefs de partis et autres élites au pouvoir.
A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment le penseur aborde-t-il tout cela ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?
Michel Maffesoli : Je m’exprime peu en matière géopolitique, car j’estime que ma compétence sociologique ne fait pas de moi un expert dans tous les domaines. Néanmoins, je ne peux que constater le fossé existant entre le peuple et les élites au pouvoir. Il y a une secessio plebis, une sécession du peuple et ceci à propos des trois dernières « crises » ou épisodes guerriers.
Je parlerai en premier de la gestion de la crise du Covid qui a conduit les gouvernements occidentaux, y compris d’ailleurs Israël à suivre aveuglément les injonctions dictées par les pouvoirs financiers, ceux des grosses firmes pharmaceutiques. Abolissant sans vergogne tout ce qu’ils avaient appelé la démocratie sanitaire et la démocratie tout court d’ailleurs. S’agissant de la guerre en Ukraine, force est de constater que les manœuvres de l’Etat profond américain ont conduit à une guerre larvée depuis 2014, que les élites européennes au pouvoir n’ont pas respecté les accords internationaux et que le soutien voire l’encouragement à la guerre donné à l’Ukraine a conduit à un massacre sans précédent de ce peuple et à une dévastation du pays. L’art de la diplomatie, qui était l’élément essentiel des relations entre États et permet seul d’arriver à la paix, a été pour large part mis de côté au profit d’un discours médiatique et d’une stratégie de propagande d’experts pour le moins incultes. On voit d’ailleurs effectivement ce dévoiement de l’information en propagande dans le traitement deux poids deux mesures fait à propos de la riposte de la Russie à l’agression des populations russophones du Dombas et celle d’Israël après l’agression d’Israël par le Hamas, qui est pour l’heure le parti au pouvoir en Palestine. Chaque mort civil ukrainien est effectivement reproché à la Russie, quand les mêmes ne disent mot d’un massacre d’une centaine d’enfants dans une école à Gaza au motif qu’un militant du Hamas s’y serait réfugié. Je pense que de manière paradoxale d’ailleurs ces prises de position guerrières et totalement abstraites de la réalité concrète de la vie des peuples ne peuvent qu’attiser les conflits. La survie de l’Etat d’Israël comme celle de l’Ukraine sont sévèrement mises en danger par cette politique jusqu’au-boutiste. Ces trois crises et leur gestion qui s’apparente à une forme de totalitarisme témoignent de la saturation des valeurs de la modernité et de son idéologie productiviste, matérialiste, progressiste. Les peuples se révoltent et les conflits s’exacerbent. Les élites au pouvoir se crispent sur des modèles dépassés qu’elles tentent d’imposer aux peuples. Cela s’est vu dans le Dombas, en Palestine et cela s’est vu dans tous les pays développés par l’imposition d’un protocole de gestion de la crise contraire à tout bon sens et à toute raison sensible. Mon professeur le sociologue polémologiste Julien Freund disait que « les combats d’arrière-garde sont les plus sanglants », c’est tout à fait ce qu’on à quoi on assiste.
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Michel Maffesoli : J’ai une pensée « spiralesque », ce qui signifie que j’ai, durant toute ma vie, creusé une seule idée : celle qui oppose le pouvoir et la puissance. Le pouvoir est l’institué, le politique, le gouvernement de la cité. La puissance est instituante, elle est ce dynamisme populaire qui permet l’être-ensemble. Ce qui fait que « ça tient », qu’il y a un lien social qui résiste aux différents conflits et aux différentes contradictions qui constituent la société telle qu’elle est et non pas telle qu’on voudrait qu’elle soit ou que quelques-uns voudraient qu’elle soit, au mépris du désir populaire. L’histoire humaine connaît des « époques » successives, une représentation du monde différente, des valeurs communes qui évoluent. La modernité reposait sur quatre piliers, l’individualisme, le progressisme, le matérialisme et le rationalisme. Nous quittons cette époque et vivons l’émergence de nouvelles valeurs, celles de la postmodernité : le Nous plutôt que le Je, la raison sensible et la prise en compte de l’émotionnel plutôt que le rationalisme, la philosophie progressive et un retour du sacré. Mais les élites au pouvoir s’accrochent à des valeurs périmés et sont de moins en moins en phase avec la puissance populaire. Ce qui annonce ce que j’ai appelé L’Ère des soulèvements[3].
Quant à savoir en quoi j’aimerais me réincarner, métaphoriquement, car ce n’est pas ma tradition, je vous dirais que je ne peux pas me définir en un mot, mais toujours en un oxymore ; je voudrais être à la fois chêne et roseau, et animal chimérique, solide bison et rusé serpent !
Plusieurs de mes livres sont traduits en arabe, j’en suis très heureux, j’aimerais que d’autres le soient comme ils le sont dans beaucoup de langues. Les deux livres qui ont initié et clos mon œuvre sont Logique de la domination et Logique de l’assentiment. Mais il y a des livres plus faciles, reprenant les principales notions développées, tel Être postmoderne[4], L’ère des soulèvements, Le Temps des peurs. Le livre par lequel je me suis fait connaître le plus est Le Temps des tribus[5], paru en 1988 et dans lequel je montrais « ce déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes » et par là la fin du modèle de la démocratie représentative. Mais la fin d’un monde n’est pas la fin du monde et la puissance populaire résiste aux injonctions mortifères et guerrières d’une élite mondialisée en perdition.
[1] Après la modernité, (1979 – 1981), rééd. Le Cerf, 2024
[2] L’Instant éternel, rééd. La Table ronde, 2003
[3] L’Ère des soulèvements, Le Cerf, 2021,
[4] Être postmoderne, Le Cerf, 2018
[5] Le Temps des tribus (1988), La Table ronde, 2023, Le Cerf, 2025
Crédits photos @ Site officiel de Michel Maffesoli
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