« ANNA GREKI OU L’AMOUR AVEC LA RAGE AU CŒUR »
« ANNA GREKI OU L’AMOUR AVEC LA RAGE AU CŒUR » – EXTRAITS
Par Lazhari Labter
Un récit de Lazhari Labter sur la grande militante algérienne communiste indépendantiste et la grande poétesse, auteure du recueil Algérie, capitale Alger.
Lazhari Labter, Anna Gréki ou l’amour avec la rage au cœur, récit, éditions Koukou, Alger, octobre 2024, 217 pages.
SUR LES TRACES DE LA POÉTESSE (PRESQUE) OUBLIÉE ?
Janvier 2023
ELLE
Je m’appelle Anissa, d’Alger, capitale de l’Algérie, j’ai 35 ans et la poésie est ma demeure. Sociable et sympathique, sensible et généreuse, aimable et ouverte, j’aime me tourner vers les autres, je ne crains pas les défis et je fais tout pour atteindre les objectifs que je me fixe. J’habite la poésie du plus loin que je me souvienne. Ou c’est elle qui m’habite. Nous sommes depuis si longtemps tellement unies que je ne sais plus qui a déteint sur l’autre. Qui a possédé l’autre. Qui a obsédé l’autre. Et puis quelle importance puisque je n’existe que pour la poésie ? N’est-ce pas là la vraie question ?
Et des questions, je m’en pose sans cesse. Obsédantes. Les unes ouvrant sur les autres. Comme les portes des maisons d’antan des villages de mon pays. De l’époque révolue où « Aucune des maisons n’avait besoin de porte/Puisque les visages s’ouvraient dans les visages/Et les voisins épars simplement voisinaient », comme le dit si joliment une poétesse oubliée. Ou presque oubliée.
Des questions à propos des poètes oubliés. Des poètes « voyous », comme les définit si bien l’un d’entre eux, un poète de mon pays, un poète voyou et révolutionnaire comme eux, lâchement assassiné dans la cave humide et sombre où il logeait à Alger, il y a cinquante ans. Soleil cou coupé.
Des questions à propos aussi de tous les poètes ; mais surtout des poètes et des poétesses de mon pays et de l’une d’entre elles en particulier qui répond au beau nom d’Anna, Colette-Anna, née Grégoire, célèbre sous un nom composé qu’elle prend plus tard.
3.
LUI
Depuis la première semaine du mois de janvier, Alger la blanche, Alger la rouge est livrée aux militaires et à leur seule loi. Celle du décret dit des « pouvoirs spéciaux » proposé par Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, pour faire face par des actions de répression massive et renforcée, à la « rébellion » et au « terrorisme qui prennent de l’ampleur et s’étendent à tout le pays ». Votée en Conseil des ministres sous le gouvernement Guy Mollet en mars 1956 et adoptée par l’Assemblée nationale le même mois par 455 voix, celles des 146 députés communistes comprises, contre 76, la loi permet le transfert des pouvoirs de police à l’armée française et en fait la seule détentrice de la justice avec une procédure de « traduction directe » sans instruction. Les libertés individuelles et collectives sont renvoyées aux calendes grecques, les camps d’internement sont légalisés et l’envoi massif du contingent fait passer les effectifs de l’armée de 200 000 à 400 000 hommes entre début janvier et début octobre 1957.
« Le gouvernement disposera des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire » précise l’article 5 qui, traduit en langage simple, signifie la fin justifie les moyens.
(…)
Colette sent l’étau se resserrer. Tous les jours des mauvaises nouvelles lui parviennent concernant l’arrestation de camarades et de frères dont des chefs comme Larbi Ben M’hidi, l’un des membres les plus influents du Comité révolutionnaire d’unité et d’action et l’un des artisans du Congrès de la Soumman en 1956, assassiné dans la nuit du 3 au 4 mars 1957 par des soldats sur ordre de Paul Aussaresses. Il faut agir et faire vite.
(…)
Lorsqu’elle entend la nuit même de cette réunion de violents coups retentir à la porte de la villa Mireille, Colette comprend tout de suite que c’est pour elle qu’on vient, avant même que les paras du 3e RPC, commandé par le colonel Bigeard, ne fassent voler en éclats la porte, envahissant la cour de la villa, fouillant les chambres, fichant les résidentes et les menaçant de revenir les arrêter.
Comprenant le message, Colette et Claudine décident d’entrer le lendemain dans la clandestinité, quittent définitivement les bancs de l’école et abandonnent à la hâte la villa, y laissant leurs effets personnels : vêtements, linges, bijoux, livres, électrophone.
Après une nuit passée chez Claudine dans son deuxième logement d’El Biar, sur les hauts d’Alger, qui sert aussi de refuge aux camarades et aux frères, Colette prend le train pour Bône où résident ses parents.
SUR LA PLAGE D’AÏN TAYA, À l’EST D’ALGER
Avril 2023
ELLE
Je l’imagine sortant de la maison le matin avec Ahmed, la main dans la main, leur serviette sur l’épaule, marchant le long de l’avenue de la plage, encore déserte à cette heure, bordée d’un côté et de l’autre de palmiers, descendre les escaliers menant à la plage d’où l’on voit, dominant ce coin de paradis qu’elle apprécie tant, le Tamaris Hôtel où quelques clients matinaux, assis sous les parasols ou les abris, prennent leur petit-déjeuner sur la terrasse tout en profitant de la vue superbe qui s’offre à leurs yeux. Cette belle plage où il leur arrive de faire de longues promenades, le soir venu, en amoureux.
(…)
Après avoir étendu sa serviette, elle retire sa robe de plage légère, découvrant son corps splendide moulé dans un maillot blanc une-pièce, se précipite vers la mer qui lui tend ses bras pour l’accueillir et plonge une tête en faisant éclabousser l’eau autour d’elle, rejoint le large en quelques brassées, s’arrête, se retourne et fait signe de la main à Ahmed de la rejoindre.
(…)
4.
LUI
Allongée sur le sable chaud, fin et doré de la plage, face à une mer d’un bleu azur, peu agitée, dont les douces vagues viennent caresser ses belles jambes étendues, sous un soleil qu’aucun nuage n’ose venir contrarier, tout occupé à faire étinceler les gouttes d’eau salées qui font des perles d’argent dans la chevelure d’or qui cascade dans son dos nu halé, Colette, heureuse comme jamais elle ne l’a été peut-être, les yeux mi-clos, laisse couler entre les doigts de sa main droite le sable chaud. Elle ne pense à rien d’autre qu’à cette joie de vivre et d’aimer qui la submerge sans cesse depuis qu’elle se trouve avec Ahmed chez la famille Guerroudj, ses camarades expulsés d’Oran en avril-mai 1955, dans ce coin de paradis de l’est d’Alger où ils passent leur temps dans les bras accueillants de la mer le jour, gouttant à la douceur de vivre et, dans les bras l’un de l’autre, la nuit venue, savourant la douceur de s’aimer.
(…)
C’est leur dernière nuit à Aïn Taya et elle compte la rendre plus belle que belle, comme si elle pressent les malheurs à venir.
– Je vais prendre un bain, mon amour, attends-moi, je ne serai pas lente !
Allongé sur le grand lit, avec un livre ouvert entre les mains, il lui sourit en disant :
– Je t’attendrai, ma Sirène d’Aïn Taya !
S’approchant de lui, elle passe sa main dans ses cheveux, se penche sur son visage et dépose tendrement sur ses lèvres un doux baiser comme une promesse de joie à venir. Elle remarque qu’il lit Cantique à Elsa en jetant un coup d’œil sur la couverture du livre qu’il tient entre les mains, publié le 30 mars 1942 à Alger en tiré à part aux éditions de la revue Fontaine, dirigées par Max-Paul Fouchet, directeur de la revue au nom éponyme créée à Alger en 1939, consacrée à la poésie française de combat contre le nazisme. Elle connaît le poème Ce que dit Elsa de Louis Aragon par cœur.
(…)
Lorsqu’elle se glisse sous les draps, il sent le velouté de sa peau encore légèrement humide après le bain contre la sienne et hume avec délectation la fragrance subtile qui se dégage en effluves enivrants de son corps qui se blottit contre le sien en quête d’amour. Il l’attire doucement vers lui, passe son bras sous sa taille fine, serre sa poitrine contre la sienne dont il sent l’agréable douceur des seins fermes aux tétons qui pointent dans l’attente des caresses, approche sa tête de la sienne et, noyé dans sa chevelure d’or et grisé par son parfum suave, il lui murmure dans le creux de l’oreille : « Il ne m’est Alger que de Colette ! » « Montre-moi tout l’amour que tu as pour ta Colette sans qui Alger ne serait pas notre capitale blanche audacieuse démarrée tout comme moi à toi amarrée », chuchote-t-elle, avant de fermer les yeux et de se laisser emporter par le désir qui la prend en lait de lumière solaire et par les vagues de plaisir qui se succèdent au-dedans d’elle entre les lèvres entre les cuisses entre le joint brillant du cri et de la joie.
(…)
COMMENT DIRE L’AMOUR ET L’ESPOIR DERRIÈRE LES BARREAUX ?
Juillet 2023
ELLE
Je l’imagine, son cahier sur les genoux, en train de rédiger les poèmes qu’elle a mémorisés depuis qu’elle se trouve en prison, quand, après des mois de revendications pour l’amélioration des conditions de vie, les prévenues sont enfin autorisées à avoir du papier et des crayons.
(…)
Je l’imagine aussi en train de tirer les portraits de ses camarades du dortoir n° 3 et je me demande où sont passés ces dessins. J’ai beau chercher dans les archives, je n’en trouve aucune trace. Elle est la plus douée de ses camarades qui s’adonnent, chacune selon ses prédispositions ou ses goûts, au dessin, à l’écriture ou à des travaux manuels. Avec des bouts de rien, elles confectionnent des petits riens qui font plaisir, offerts pour un anniversaire ou une commémoration, deviennent des trésors dans cet univers carcéral de dénuement et de manque.
12.
Alger, Lycée Émir-Abdelkader, novembre 1965
LUI
Colette quitte son appartement à 6h30 précises, comme tous les jours, sauf le dimanche, après avoir embrassé tendrement Jean-Claude, descend les escaliers qui mènent à la rue Mohamed V et d’un pas alerte rejoint rapidement la place Audin, puis s’arrête à la brasserie Le Coq-Hardi, située au 6, rue Abdelkrim-El Khattabi, où elle aime déguster un café chaud. Le célèbre café de La Bataille d’Alger est situé juste en face de la Faculté de lettres. Après cette pause-café matinale, elle continue vers la Grande-Poste, traverse la rue Larbi-Ben M’hidi, débouche sur le square Port-Saïd, un havre de paix situé juste en face du majestueux édifice du Théâtre national algérien (l’ancien Opéra municipal d’Alger), dirigé par Mohamed Boudia, s’engouffre sous les arcades de la rue Bab-Azzoun, pour arriver enfin à 7h30 au lycée Émir-Abdelkader où elle enseigne la littérature française.
(…)
Depuis qu’elle a commencé à enseigner, elle aime parcourir, marchant d’un pas alerte, les 1 500 m de l’ancien boulevard de l’Impératrice qui porte désormais le nom d’Ernesto Che Guevara, sous lequel se trouvent, rue des frères Kara, en face de la gare ferroviaire, au niveau du port et du front de mer, les voûtes étagées et leurs nombreux magasins.
Elle s’arrête face à la gare maritime, située non loin de l’entrée du port où ses camarades dockers s’affairent à décharger les navires de marchandises en rade. Elle a une pensée émue pour les dizaines de victimes dont beaucoup de ses camarades dockers sont morts dans l’attentat le plus meurtrier commis par l’OAS au centre d’embauche du port.
(…)
Accoudée à la balustrade en fer forgé, les yeux fixés sur le soleil levant à l’est de la baie, au loin, elle imagine plus qu’elle ne voit Fort-de-l’eau et Aïn Taya où elle a vécu avec Ahmed les joies ineffables de la mer et de l’amour.
Toute à ses pensées, elle ne s’aperçoit pas qu’elle a déjà rejoint la place des Martyrs où se trouve son lycée, cette place que les Algérois appellent encore « Place du cheval » où trônait la statue du Duc de Bourmont à cheval, déboulonnée depuis pour son plus grand plaisir.
Ce matin-là, elle ne sait ce qui lui prend. Devant ses élèves au regard admiratif comme tous les jours depuis qu’elle éclaire la classe de sa présence, de sa beauté et de sa joie de les retrouver, sa blonde chevelure tombant sur ses épaules comme une coulée d’or, son sourire éclatant comme un rayon de soleil matinal, elle écrit sur le tableau noir d’une écriture fine, en s’appliquant, lentement comme si elle voulait faire durer le plaisir : « Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur. » Ses élèves la regardent étonnés, en se demandant à quoi cette phrase pouvait bien rimer.
– Vous aimez ? leur demande-t-elle.
– Oh oui, Madame, répond, enthousiaste, un élève.
– Vous allez nous faire une leçon sur l’amour ? enchaîne un autre élève, soutenu par ses camarades qui l’approuvent en riant.
(…)
Heureuse, elle l’est vraiment, et fière de ces garçons, nés au début des années cinquante, qui ont traversé la guerre et connu les misères, ayant l’âge où elle a eu le bac, beaux, chahuteurs, mais intelligents et assoiffés de connaissance. Ils ont pour elle une admiration sans bornes et tous sont amoureux d’elle dans le secret de leur cœur.
– Vous voulez que je vous lise la suite du poème ?
D’une seule voix, toute la classe crie dans un élan d’enthousiasme : « Oui, Madame ! »
Alors, debout sur l’estrade, belle comme une fleur matinale dans sa jupe corolle, ses beaux yeux verts fixant tantôt tel ou tel élève, tantôt embrassant l’ensemble de la salle de son regard, de sa voix haute et claire, elle se met à lire, lentement, prenant son temps, prenant du plaisir à communiquer la force des mots qu’elle a choisis avec soin, modulant la vitesse de la lecture, ralentissant par endroits, accélérant à d’autres, faisant des pauses plus ou moins longues suivant le sens du poème et l’émotion qu’elle veut faire passer à la salle de classe qui l’écoute religieusement. Le silence qui se fait est total. Sa voix emplit tout l’espace et touche comme une flèche chaque cœur. Des élèves ferment les yeux pour s’imprégner de cette voix de Sirène qui les subjugue :
Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur
C’est ma manière d’avoir du cœur à revendre
C’est ma manière d’avoir raison des douleurs
C’est ma manière de faire flamber des cendres
À force de coups de cœur à force de rage
Quand elle a fini sa lecture, une voix se fait entendre du fond de la salle.
-C’est qui l’auteur de ce poème, Madame ?
Alors que très peu de gens savent qu’Anna-Colette Grégoire et Anna Gréki sont la même personne, à part certaines de ses sœurs de prison et des amis et camarades très proches depuis la publication d’Algérie, capitale Alger, elle ose :
-À votre avis ?
-Il est de vous, Madame ?
Sans dire un mot, elle ouvre son cartable et sort le recueil à la couverture verte sur laquelle est écrit en capitales ALGÉRIE, CAPITALE ALGER et le montre à ses élèves. Ils découvrent ce jour-là que Collette-Anna Grégoire, leur professeure, et Anna Gréki, la poétesse, ne sont qu’une seule et même personne et sauront plus tard que nombre de ses poèmes ont été composés dans la prison Barberousse durant son incarcération en 1957, ont été sortis par son amie Nelly Porro et publiés en juillet 1963, dans le fameux recueil à la couverture verte qui a déplu à Anissa, par l’éditeur militant Pierre-Jean Oswald à Paris et par la Société nationale d’édition et de diffusion à Tunis, dans la collection « J’exige la parole », avec une préface de Mostefa Lacheraf et une traduction en arabe de Tahar Cheriaa.
Son silence ce jour-là vaut signature. Une admiration muette se lit dans les yeux de tous ses élèves, et quand la cloche sonne, ils quittent la salle en silence avec des mots d’amour dans les têtes et de la joie dans les cœurs.
Algérie, capitale Alger, le recueil de poèmes d’Anna Gréki publié en 1963 par l’éditeur militant français Jean-Pierre Oswald à Paris et par la Société nationale d’édition et de diffusion à Tunis dans la collection « J’exige la parole », avec une préface de l’historien et sociologue algérien Mostefa Lacheraf et une traduction en arabe du tunisien Tahar Cheriaa.
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