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La voix immortelle de Salah Stétié

La voix immortelle de Salah Stétié, par Hyacinthe 

Les lundis d’Hyacinthe

« Frontières »

Nous venons d’apprendre que la collection « Poésie/ Gallimard » publie à l’occasion du Printemps des poètes, dédié cette année au thème des « Frontières », un nouveau volume de la poétesse libanaise Vénus Khoury-Ghata, intitulé Gens de l’eau, suivi de Éloignez-vous de ma fenêtre, deux titres précédemment parus au Mercure de France en 2018 et 2021.

Ainsi, après Les mots étaient des loups, regroupant des poèmes choisis et présentés par Pierre Brunel, en 2016, ce nouveau volume vient s’ajouter au palmarès littéraire à la fois francophone et arabe de la prestigieuse maison d’édition. Nous ne pouvons que nous en réjouir, même si nous nous demandons à juste raison quand la collection « Poésie/ Gallimard » ouvrira ses portes à l’un des plus grands poètes de la seconde moitié du 20e siècle, lui aussi originaire du Liban, et auteur d’une œuvre des plus monumentales. Nous pensons à Salah Stétié dont nous commémorons le 19 mai prochain le troisième anniversaire de la mort. Il est en effet temps que le poète de L’eau froide gardée (1973), de Fragment : Poème (1978), d’Inversion de l’arbre et du silence (1980), de L’Être poupée suivi de Colombe aquiline (1983) et de L’Autre côté du très pur (1992), pour ne citer que ses titres parus aux éditions Gallimard, accède à cette collection pour enfin rejoindre le panthéon des siens, à commencer par ses aînés dont Baudelaire, Mallarmé et Valéry, ainsi que ses camarades de route comme André Pieyre de Mandiargues, Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André du Bouchet et jusqu’à l’Académicien François Cheng.

Il est donc temps que les « frontières » qui empêchent cette consécration posthume tombent. Nous espérons que Monsieur Antoine Gallimard et l’actuel directeur de la collection Poésie/ Gallimard, Monsieur Jean-Pierre Siméon, seront sensibles à notre requête poétique.

Une parole aquiline

En un lieu de brûlure est le titre choisi par les éditions Robert Laffont pour le volume des Œuvres de Salah Stétié, volume paru en octobre 2009 à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du poète, essayiste, écrivain d’art et ambassadeur libanais. Ainsi accueilli dans la collection « Bouquins », Salah Stétié rejoint une pléiade de classiques qui n’en finissent pas de hanter la littérature universelle. En témoigne la composition de cette édition qui, sans pour autant reprendre l’œuvre, complexe et protéiforme, dans son intégralité, n’en demeure pas moins significative de sa richesse, puisque le lecteur peut, pour ainsi dire, visiter l’auteur en sa demeure en découvrant poèmes, essais, passerelles et mélanges doublés d’une brillante préface du professeur Pierre Brunel, intitulée « Salah Stétié sur sa rive », un texte autobiographique de l’auteur écrit à l’occasion de cette publication/ célébration, « Vie d’un homme (avec post-scriptum) », ainsi que des notes et une bibliographie exhaustives.

La partie dédiée à la poésie reprend L’Eau froide gardée, Fragments : Poème, Inversion de l’arbre et du silence, L’Être poupée suivi de Colombe aquiline et L’Autre Côté du très pur, poèmes en vers parus aux éditions Gallimard entre 1973 et 1980. Ces poèmes ici repris ne peuvent qu’étonner le lecteur tant par l’esprit neuf et novateur qui les animent que par la langue vierge ou, pour reprendre ce mot cher à Salah Stétié, « aquiline », comme suit dans L’Eau froide gardée :

« Ceci : par l’eau fidèle

Qui blesse la lumière

(La lumière est l’enfant secret de la lumière)

Et par le vent brillant d’automne

 

La sécheresse en cruauté. Plusieurs

Sont dans des os cousus de soies funèbres

: Cavaliers du plus vieux silence

Le chant qui les habille est rompu par le fer » (p. 30)

 

Ou encore le quatre-vingt-dixième fragment de L’Être poupée :

« J’ai fixé mon amour à la facile mort

Petite étoile à plusieurs têtes impensées

Qui sont oiseau, signe et caillou et songe

Sous la constellation migrante des grands vents

Aimant le sel et l’ornement, brisant les cruches,

Aux approches du blé réel en feu obscur

Et le poète va mourir de sa mort

Quand sonne le clairon des roseraies » (p. 163)

La voix de Salah Stétié nous semble à tous points de vue singulière. Certes, l’imaginaire du poète regorge d’éléments puisés dans son Orient natal, mais sa langue, elle, est plus que française ou occidentale : celle-ci est tout simplement universelle dans la mesure où elle outrepasse les limites et les frontières imposées par l’histoire et la géographie, les identités assassines ou du moins castratrices, pour que du dialogue entre deux rives naisse un Homme nouveau dans une langue nouvelle au grand dam de ce que Stétié a nommé « violence et culture en Méditerranée ».

L’art de l’essai

Sans émettre quelque jugement réducteur, nous pensons que les essais de Salah Stétié, qui alternent lectures, commentaires et traductions savantes des poètes, des mythes et des légendes qui font partie intégrante de son imaginaire ou précisément de sa vision du monde de poète, sont aussi novateurs et saisissants que ses poésies. En effet, les titres éloquents des Porteurs de feu et autres essais, Ur en poésie et Le Vin mystique viennent dialoguer avec Arthur Rimbaud et Mallarmé sauf azur comme pour à la fois poétiser l’essai et penser la poésie, comme pour vivre la réflexion sur la poésie et la transformer en poésie de la réflexion et dans la réflexion. Pour rendre compte de cette pratique, il faut lire un extrait de commentaire écrit par Salah Stétié : « Avec Baudelaire, nous avons appris que la modernité est approximative. Non seulement elle juxtapose “un élément relatif”, mais, dans la mesure même où elle a un impact réel sur la sensibilité d’une époque, elle disparaît dans sa propre réussite et se met paradoxalement hors-jeu : “Créer un poncif, écrit l’auteur des Fleurs du Mal, c’est le génie”, absolu sur lequel se fonde l’absolument rimbaldien. Toute démarche absolue est nécessairement neuve puisqu’elle rompt avec le quotidien et c’est Ibn Arabi, le poète-philosophe andalou du XIIIe siècle qui, splendidement, et quoi qu’il en eût contre les “modernistes”, définissait la poésie comme “une rupture du coutumier”. Quand il dit “absolument”, Rimbaud annonce Nietzsche, qui annoncera la mort de Dieu, c’est-à-dire la fin de la référence. C’est cela que le garçon de dix-huit ans voulait pour lui-même et pour les autres : un univers vierge, un regard neuf. Un regard neuf sur un univers vierge. […] » (Arthur Rimbaud, pp. 455-456)

En citant, en soulignant par l’italique et en rapprochant des références qui semblent hétérogènes, Salah Stétié lit, commente, interprète et permet au sens de poindre à la surface comme une vérité, la sienne, qui est littéralement réflexion, reflet ou image réfléchie, de sa propre compréhension du monde, des idées, de leurs mouvements, des hommes et des choses. Cette hypothèse peut être vérifiée dans la partie nommée « Passerelles » qui regroupe les six parties de Carnets du méditant, œuvre publiée en deux temps, chez Albin Michel en 2003 et chez Robert Laffont en 2008, ainsi que Le Voyage d’Alep et Lecture d’une femme, textes parus aux éditions Fata Morgana en 2002 et en 1988. Peut-être « Passerelles » renvoient-elles à des œuvres « marginales », mais nous sommes tenté de penser qu’il s’agit là du résultat d’un long exercice de la poésie et de la réflexion sur la poésie, donc de la poésie qui, pensant et se pensant en prose, expérimente et s’expérimente. Ce qui fait d’elle fragments, aphorismes et pensées comme dans Carnets du méditant ; « miettes », d’après Stétié, ou « récits en rêve », d’après Yves Bonnefoy, pour ce qui est du Voyage d’Alep ; récit poétique comme c’est le cas de Lecture d’une femme, texte inouï où la prose est, que l’on nous passe l’expression, plus poème que prose, à l’instar de ce bref passage narratif qui est, nous semble-t-il, l’apanage du poète et non du romancier du fait de la tournure et du travail obsessionnel sur la syntaxe sans cesse mise à l’épreuve : « Et comme elle avait faim, elle, d’assise dressée d’un bond, se dirigea vers la cuisine pour se préparer, devant l’autre fenêtre aux trois médiocres géraniums, un peu de thé. » (p. 818)

La dernière partie d’En un lieu de brûlure, intitulée « Les Parasites de l’Improbable », semble nous reverser dans le genre de l’essai bien que celui-ci soit pratiqué à la manière des « exercices d’admiration » de Cioran qui est non seulement l’ami intime de Salah Stétié qui lui dédie un fervent hommage dans cette même partie, mais encore le titulaire de la cinglante formule « parasites de l’Improbable », née, notons-le, sous sa plume à propos de Paul Valéry dans ce texte que nous voudrions restituer à nos lecteurs : « Qu’un “penseur” regrette le philosophe qu’il eût pu être, on le comprend ; mais ce qu’on comprend moins, c’est que ce regret travaille encore davantage les poètes : on songe de nouveau à Mallarmé, puisque le Livre ne pouvait être que l’œuvre d’un philosophe. Prestige de la rigueur, de la pensée sans charme ! Si les poètes y sont tellement sensibles, c’est par une sorte de honte de vivre sans vergogne en parasites de l’Improbable. La philosophie des professeurs est une chose ; la métaphysique en est une autre. On aurait attendu de la part de Valéry quelque indulgence pour celle-ci. Il n’en est rien. Il la dénonce insidieusement, et il ne serait pas loin de la traiter, comme le fait le positivisme logique dont il est à maints égards très proche, de “maladie du langage”. » (Cioran, « Valéry face à ses idoles », Exercices d’admiration, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 1568.)

La voix immortelles de Salah Stétié par Hyacinthe 

« Parasites de l’Improbable »

Sans doute les vingt textes des « Parasites de l’Improbable » témoignent-ils de l’accomplissement de l’œuvre de Salah Stétié en ce sens que seul un grand poète, un subtil penseur et un homme accompli parvient de fait à livrer des « exercices d’admiration » (Cioran) qui se révèlent des « exercices spirituels » (Ignace de Loyola). Ces pages sont à la fois limpides, intelligentes, justes et poignantes. Des figures comme celles de Saint-John Perse, Charles Baudelaire, Pierre Jean Jouve, Gabriel Bounoure, André Pieyre de Mandiargues, Julien Gracq, Fernando Pessoa, Lokenath Bhattacharya, Aimé Césaire, André du Bouchet et tant d’autres reprennent vie sous nos yeux au point de nous émouvoir et de nous arracher des larmes, à l’instar de ces paroles prononcées en souvenir de Gabriel Bounoure (1886-1969), professeur de Salah Stétié à l’École supérieure des lettres de Beyrouth : « C’est cet homme-là que M. Robert Schumann, ministre des Affaires étrangères de la France, “cassera” en 1952, pour sa plus grande honte, et parce que Bounoure avait dit, à propos du bombardement français de Bizerte en Tunisie, que là n’était pas l’honneur de son pays. Bounoure quittera donc l’administration française qu’il avait tant servie. Il reprendra son itinéraire, il affrontera de nouvelles traversées. » (p. 946)

Si l’admiration que nous vouons à l’auteur révèle aussi de l’amour, il ne nous semble cependant pas déplacé de relever une défaillance manifeste au niveau de cette immense publication. En effet, les notes de présentation qui introduisent chacun des textes réunis dans ce volume ne nous paraissent pas pertinentes, pis encore elles témoignent d’une fâcheuse maladresse. Signées par Maxime Del Fiol, ces présentations accablent le texte et l’alourdissent non seulement parce qu’ils ne lui ajoutent rien, mais encore parce qu’ils le paraphrasent. Ce qui rend ces présentations d’autant plus hasardeuses, c’est qu’elles ne relèvent ni d’un exercice de documentation tout à fait académique, ni d’une écriture plus libre de la monographie. Or l’édition des œuvres d’un auteur doit répondre à un souci d’amour et de rigueur, d’érudition et d’équilibre, de fermeté et d’ouverture. Autant de qualités qui, ici, font défaut.

En un lieu de brûlure n’en demeure pas moins un volume réussi, un volume qu’il faut s’octroyer et offrir, donc partager, parce que Salah Stétié est en un mot poète, essayiste et écrivain de haut vol.

Hyacinthe

Essai 

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Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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