Poésie

Emmanuel Godo, l’invité de Souffle inédit

Entretien avec Emmanuel Godo : « À la croisée des forces contraires »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Emmanuel Godo, l’invité de Souffle inédit

Né en 1965, Emmanuel Godo est universitaire, poète et essayiste. Aux éditions Gallimard, il a publié Je n’ai jamais voyagé (2018), Puisque la vie est rouge (2020) et Les égarées de Noël, paru le 9 mars 2023. 

Spécialiste de Maurice Barrès, il publie divers travaux et ouvrages sur Victor Hugo, Paul Claudel, Gérard de Nerval, Léon Bloy, Huysmans et Sartre. Il tient une chronique hebdomadaire dans le journal La Croix, intitulée « La dernière page ».

Rencontre 

Emmanuel Godo, l’invité de Souffle inédit

Nous voudrions commencer par votre dernier livre publié, Les égarées de Noël, et nous aimerions en connaître la genèse, les poèmes qui y sont regroupés ayant été écrits à partir de 2016, et certains ayant été publiés dans les revues Nunc et Le journal des poètes, avec, d’un poème à un autre, une nouvelle forme et jusqu’à une autre conception du poème et de la poésie. Qu’en est-il vraiment et profondément ? De même, qu’en est-il du titre ?

Emmanuel Godo. Ce qui caractérise mon écriture, sans doute, c’est une certaine instabilité. Au plan formel, tout d’abord. Avec des poèmes très brefs (les trois « gouttes de temps » font chacun trois vers), mais d’autres qui tentent une certaine amplitude (« Yves Bonnefoy ! » court sur près de quatre pages). Des poèmes qui tournent autour de formes classiques comme le sonnet (Prière), d’autres qui entrelacent vers et prose (« Le jour aboie »). Cette instabilité formelle est le reflet d’un monde en tension. Le poème liminaire du recueil l’affirme d’emblée : « J’habite une maison dévastée-merveilleuse ». J’avais besoin du trait d’union : comme si la dévastation et l’émerveillement étaient deux sentiments indissociables de notre condition humaine en ces années 2020 qui hésitent entre commencement d’une nouvelle ère et peur de mettre définitivement la clé de l’humanité sous la porte.

Le titre lui-même dit cette tension : un égarement, une perte, une désorientation d’un côté. Et de l’autre l’empreinte encore vive d’une naissance, d’une fête – de la vie et de l’esprit –, d’une espérance.

Le poète, pour moi, est à la croisée des forces contraires. À l’endroit à la fois le plus intenable et le plus vivant, car le plus contradictoire : là où se croisent la ligne du désenchantement, ombreuse, et la ligne de la persévérance la plus lumineuse. Chaque poème est un essai pour prendre en écharpe les raisons que nous avons de crier, de nous révolter, d’être pétrifié dans la terreur sans nom et cet instinct de joie, ce désir de danser sur les décombres, de croire, vaille que vaille, qu’un monde accueillant à l’humain est possible.

L’impression que l’on peut avoir que les poèmes entrent parfois en contradiction les uns avec les autres vient de ce positionnement du poète que je suis à l’endroit où les antagonismes se heurtent. L’endroit de la rencontre – et on sait que dans ce mot de rencontre, on entend, étymologiquement, l’encontre, le heurt, la friction.

De cette rencontre tumultueuse, dont le poème rejoue le drame dans l’ordre du langage, vient, je l’espère, l’impression de vie intense à l’œuvre dans ces textes. Impression dont le poète a l’espoir un peu fou qu’il allume ou rallume dans le lecteur des parties endormies, assoupies de son être : comme un appel au sursaut, à ce que les anciens appelaient le sursum corda, le réveil des cœurs. Comme un désir de vivre mieux accordé à la source de vie que chacun nous portons, parfois sans plus le savoir, les conditions actuelles de l’existence collective recouvrant sans cesse la voix en nous qui nous appelle à la vie juste, à la vie bonne – ce que j’appelle la promesse inscrite en tout être qui vient au monde.

Le titre est expliqué dans l’un des poèmes de la section centrale, « À quel feu allumeras-tu tes mots ce matin ? » Il renvoie à la quotidienneté, à ce qu’on appelle les lendemains de fête, après les repas de Noël : « Quand on retrouve les étoiles dorées dont on avait voulu honorer la table pour qu’elle reflète la brûlure du ciel, on les appelle les égarées de Noël. » J’y vois l’emblème d’un désir de poursuivre le chemin vers le Haut Sens, de ne pas se laisser emporter par l’esprit de défaite, une sorte de résistance, spontanée, viscérale, au nihilisme.

 

Justement, le titre de ce recueil, vos différents travaux d’essayiste et votre collaboration régulière au journal La Croix vous affilient à la religion chrétienne. Est-ce pourtant le cas ? Quelle rôle la religion chrétienne joue-t-elle dans votre œuvre-vie, vous qui avez écrit, en 2022, La Bible de ma mère (éditions du Corlevour) ?

Emmanuel Godo. Je suis un poète de culture chrétienne, ma poésie est résolument inscrite dans ce paysage symbolique. Ce ne sont pas pour autant des poèmes qui présupposent la foi et je ne suis pas sûr qu’on puisse m’identifier comme un poète chrétien, stricto sensu. L’écriture a ses lois propres, elle poursuit sa quête en s’affranchissant de tous les systèmes de croyance et même de tous les discours, d’où qu’ils viennent. La Bible de ma mère explore la manière dont le temps d’une vie familiale croise le grand temps sacré, comment le récit personnel croise les textes saints. En un sens, Les Égarées de Noël poursuivent cette interrogation. Mais je pense que la poésie exige une liberté absolue, y compris celle de refaire le chemin vers l’alliance première entre Dieu et les hommes. Ce n’est en aucun cas un assujettissement à des rites et à des dogmes : la poésie rencontre la religion dans son essence même qui est de dire la sacralité intrinsèque des vies humaines.

Dans mon cas propre, ma mère était catholique mais blessée par le catholicisme car divorcée, ce qui, dans les années 1950, était très mal vu par l’Église romaine. Mon père était de confession protestante, et même de culture calviniste pour être précis, et j’ai gardé vivant en moi son héritage. Cela relève-t-il, dans ma poésie, d’une affiliation ? Je ne pense pas que les choses puissent se dire en ces termes. En tant que poète du tournant des 20e et 21 e siècles, je suis obligé de refaire tout le chemin, de repartir de l’impossibilité d’écrire après Auschwitz, de la défiguration sans précédent et irréparable de la dignité humaine. Je ne peux pas faire comme si Hiroshima n’avait pas eu lieu, comme si nous ne vivions pas après le désastre. Ma poésie ne peut ignorer les destins d’Ossip Mandelstam ou de Paul Celan. Lorsqu’Yves Bonnefoy déclare que la poésie moderne vient « après les dieux », je dois l’entendre comme j’ai à affronter le « grand désert d’hommes » dont parlait Baudelaire. Cela ne peut pas être considéré comme des questions dépassées. Qui veut écrire, en vérité, doit se confronter au bloc de basalte noir et tenter une parole qui tienne devant l’évidence criante du désastre.

La religion telle que je l’envisage n’est pas une aide, plutôt une difficulté de plus, pas un remède mais un défi de plus, l’intranquillité maximale. Claudel disait de Dieu qu’il est « l’hôte qui ne vous laissera pas en repos ». L’avant-dernier poème du recueil est une prière, adressée à Dieu à qui je demande de ne surtout pas être « le baume qu’on met sur la blessure du vivre », « la borne qu’on place de part et d’autre de la folie du chemin » ou encore « le froid qu’on jette sur la liberté de la question ». Cette dimension métaphysique voire religieuse de ma poésie ne renvoie pas à un enfermement mais à une parole qui ose un enracinement : c’est parce que je sais d’où je viens – et que je l’assume – que je puis, sans démagogie, entrer en dialogue avec l’autre. Dans la France contemporaine, mettre en avant sa dette à l’égard du christianisme vous expose à un certain nombre de malentendus voire de rejets, surtout dans la communauté dite intellectuelle qui vous soupçonne immédiatement d’allégeance et invente mille manières de vous ostraciser : c’est un risque à courir. Et la poésie, chez moi, est l’imprudence par excellence qui ne refuse aucune piste pour agir, et œuvrer à reconstituer l’intégrité de l’homme. Je garde à l’esprit, intacte, la préoccupation de Saint-Exupéry : « Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. […] On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. » (Lettre au général X)

 

Beaucoup de noms propres jalonnent Les égarées de Noël. Mais ce sont tous des poètes et cela va des épigraphes aux dédicataires. Pouvez-vous nous parler de ce besoin de nommer ? Pouvons-nous dire que c’est en soi un remède contre l’égarement ?

Emmanuel Godo. La poésie est une amitié. Elle s’accomplit dans le dialogue avec les grandes voix qui nous habitent et qui nous ont révélé à nous-mêmes. J’ai besoin, en tant que poète, d’adresser un certain nombre de poèmes à des destinataires : soit des amis poètes comme Dominique Pagnier ou Richard Rognet, dont j’aime énormément la personne, l’œuvre et la voix. Soit une amie comme Marie-Claude Char qui porte le nom d’un soleil poétique qui a beaucoup compté dans mon parcours. En poésie il n’y a pas de frontière entre les morts et les vivants : l’épigraphe est d’Apollinaire et Dante fait une apparition dans le poème « Roman français contemporain » :

« Dans un coin de la pièce Dante ne dit rien

De l’autre côté du temps il regarde l’homme

S’inventer une âme sur le navire blessé »

Dante est omniprésent dans mon existence intérieure, c’est l’homme que je crois sur parole, le poète du chemin, de la quête de lumière qui nous dit que pour trouver celle-ci, il faut d’abord affronter les ténèbres, dans tous les recoins où elles se terrent.

Au détour d’un poème surgissent des noms d’acteurs mythiques : Emil Jannings, le professeur Unrat dans L’Ange bleu, Pierre Fresnay et Erich von Stroheim dans La Grande illusion. C’est l’occasion de méditer sur la beauté qui nous poigne l’âme. Et la nature exacte du pays qu’ils nous font entrevoir.

Et puis apparaît, dans un poème (« Il avait écrit un poème barbare »), la figure du commandant Kieffer, héros français de la 2e Guerre Mondiale, avec une parole qu’il a prononcée dans la nuit qui précède le Débarquement en Normandie le 6 juin 1944. Parole que je trouve bouleversante et qui me paraît emblématique du combat que nous avons aujourd’hui à mener pour sauvegarder l’espoir :

« Seigneur, je serai très pris ce jour, je peux vous oublier

Mais vous, ne m’oubliez pas »

Nommer, c’est jalonner un paysage intérieur et rappeler que dans sa solitude extrême le poète arpente des espaces où il n’est pas seul : il y retrouve des voix, des visages, des fraternités qui l’arment dans son labeur et dans sa quête. Je me sens souvent très loin de mes contemporains dans leur versant narcissique et blasé. Le frère humain disparaît si fréquemment dans le simulacre obscène. La société post-moderne produit des êtres mutilés, amoindris, moutonniers, soumis au règne pervers de la machine. Heureusement nous trouvons de magnifiques contre-exemples : il y a des héros du quotidien, des offrandes inimaginables surgissant sans se faire annoncer, des gestes qui redonnent confiance en nos semblables. Mais pour reprendre souffle et espérance, le poète a besoin de ces compagnonnages exigeants. René Char nommaient « les grands astreignants » ces figures qui nous exhaussent, qui nous délivrent des contingences et nous maintiennent authentiquement vivants dans et par l’Esprit.

 

Vous nommez Yves Bonnefoy en vous exclamant. C’est aussi beau que curieux. Pourtant, votre poème raconte une histoire. Pouvez-vous nous en parler davantage ?

Emmanuel Godo. Yves Bonnefoy a été déterminant dans mon acheminement poétique. Mon premier recueil, Je n’ai jamais voyagé, en 2018, était placé sous le patronage d’Yves Bonnefoy. J’avais placé en exergue sa très puissante invocation à la poésie, extraite des Planches courbes :

« Ô poésie,

Je ne puis m’empêcher de te nommer

Par ton nom que l’on n’aime plus parmi ceux qui errent

Aujourd’hui dans les ruines de la parole.

Je prends le risque de m’adresser à toi, directement,

Comme dans l’éloquence des époques

Où l’on plaçait, la veille des jours de fête,

Au plus haut des colonnes des grandes salles,

Des guirlandes de feuilles et de fruits »

Yves Bonnefoy, pour moi, c’est la volonté, la clairvoyance, le refus de réduire la poésie à un enfumage, à des enfantillages, un pouvoir au-dessus de ses moyens. Dans le poème « Yves Bonnefoy ! », je place une exclamation car l’œuvre de cet immense poète est souvent accaparée par des discours critiques qui l’étriquent, la rendent intimidante, la castrent de sa dimension sensorielle, profondément ancrée dans le corps du monde. La poésie d’Yves Bonnefoy est chaleureuse, hospitalière, sensuelle. Le point d’exclamation vient rappeler qu’elle n’appartient pas aux gardiens du temple, à ceux que j’appelle dans mon poème les « engoncés » qui intellectualisent à outrance sa posture, coupe sa parole du grain de sa voix.

Toujours, autour des grands poètes, se constituent des coteries, des clans, tout un réseau de captation d’héritage. Je raconte dans ce poème comment un énergumène, au Marché de la poésie, vient me faire reproche d’aimer Bonnefoy. S’ensuit une scène drolatique où je défends Bonnefoy. Voici cette partie du poème :

« Yves Bonnefoy !

Vous avez maintenu le Grand Devoir

L’ancre et l’huile à côté du vin

Quand le troupeau des ahuris faisait sonner ses croches dérisoires

Et je me souviendrai toujours de ce pisseur de bière –

C’était au Marché de la Poésie – me demandant pourquoi

J’avais placé à la proue de ma première barque

Votre Salut adressé à la Poésie comme un feu

Il m’avait demandé : « Pourquoi Bonnefoy ? »

Et j’avais répondu comme l’orphelin défend son maître

Dans le paysage au serpent

« Parce que c’est le plus grand ! »

Et l’autre m’avait regardé avec un œil de traître

Dans les mauvais films et était reparti son gobelet à la main

Lessiver ses chimères

Sous l’estrapade d’un ciel jaune »

Ce qui était essentiel pour moi, c’est de ne pas chercher à imiter Yves Bonnefoy. Son œuvre a beaucoup compté dans mon réveil poétique (poèmes et essais) mais je ne pouvais pas dire ma dette avec ses mots à lui : il fallait assumer ma voix et ma vision des choses. Les gardiens de l’œuvre se reconnaissent à leur manière de pasticher le maître : leur imitation leur paraît un gage de déférence. Je crois au contraire qu’il n’y a pas de plus bel hommage que de faire entendre, au sein même de l’éloge, la singularité et la différence : Bonnefoy ne répète pas Valéry ou Jouve. Je ne répète pas Bonnefoy. Je dis ma reconnaissance « sans emportement de musique », « d’une flamme grave et la voix résineuse ». Pourquoi exprimer ma gratitude à Bonnefoy ? Les derniers vers du poème le disent :

« Merci d’avoir jeté le sang noir de la douve

Sur nos peurs et sur nos refus

Comme un chemin au milieu des lierres et des leurres

Grâce à vous nous ne dirons jamais plus –

Poésie ! –

Sans réveiller l’âtre où dresser son visage ».

 

Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, justement Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?

Emmanuel Godo. Oui de grands noms sont partis mais leur œuvre demeure : le poème est un tombeau que le temps ne ferme pas. Il n’y a pas à craindre un assèchement de la création poétique. Les grands poètes sont toujours là. Ils cherchent. Ils sont attentifs. Ils travaillent. Luttent pour que la parole puisse exister dans la société des discours. Nous avons la chance d’avoir des éditeurs qui les soutiennent, dans des structures plus ou moins grandes. La poésie se nourrit de décence, de discipline, d’obstination. Je ne crois pas que la scène ou la tribune soit son lieu naturel. Ni le court terme. Ni l’action directe. La poésie est dans les chemins de traverse, les longues patiences, les écarts. Je comprends parfaitement que dans le monde tel qu’il est on puisse chercher de nouvelles formes, rêver à des franchissements de rampe, à des exhibitions plus notables. Mais je me méfie comme de la peste de la trop grande visibilité : on finit, dans la précipitation, par appeler poésie des succédanés de poésie – des joliesses ou des bizarreries qui en tiennent lieu mais qui ne sont pas capables d’aller nous rejoindre dans nos déserts intérieurs.

On décèle, dans notre société, un réel réveil de l’intérêt pour la poésie. C’est en soi une très bonne chose et j’essaie, autant que je le peux, dans mes chroniques hebdomadaires de La Croix par exemple, de mettre en valeur les œuvres des poètes, comme récemment les recueils de Jacques Réda (Leçons de l’arbre et du vent) ou de Guy Goffette (Paris à ma porte), ou de poètes plus confidentiels. Il est important de le faire pour que la poésie ne soit pas reléguée, perdue dans le flux culturel archi-dominé par le roman. L’hégémonie de la fiction finit par révéler, à mon sens, un certain malaise de nos sociétés de marché, la confusion croissante entre culture et divertissement ou culture et commentaire de l’actuel. La poésie ne se « consomme » pas de la même manière que l’information en continu. Elle implique un suspens du temps, un ralentissement, une écoute de ce que lé récit ne parvient pas à dire de ce que nous sommes. En cela, elle perturbe la machinerie économique, le story telling sur lequel elle repose, alors que celle-ci s’accommode parfaitement de la fiction comme aliment qu’on dévore : le roman est devenu le repos du guerrier, une musique d’accompagnement, qui ne dérange pas le déluge. Alors que la poésie veut que nous ayons les yeux grands ouverts sur l’existence humaine comme destin et sur ce que les modes de vie contemporains saccagent de cette promesse dont nous sommes le nom.

Je sais bien qu’il existe des romans qui empruntent à la poésie sa lenteur et ses détours vastes comme des siècles – Proust, Giono, tant d’autres encore aujourd’hui. Mais il y a, dans un poème réussi, de quoi nourrir un être toute une vie durant. Le lecteur de poèmes renoue avec le silence, il se retranche de la mascarade ambiante, se coupe du cirque contemporain, tourne le dos à ce que Mallarmé nommait «  l’universel reportage ». La poésie est le dernier ailleurs que nous ayons. Elle refait des îles ou des terriers au milieu des promiscuités obligatoires. Elle extirpe l’individu de la foule anonyme et lui redonne le désir de fraternités authentiques, là où rien ne s’achète ni se vend.

Je crois qu’il existe et qu’il existera toujours de grands poètes. Mais il est vrai que le conformisme est un danger qui va croissant dans les sociétés médiatiques, les sociétés du contrôle des imaginaires et des intériorités. La soumission au goût dominant, il faut avoir un grand courage et se livrer à de grandes luttes pour ne pas y céder. On voit tellement d’opportunismes profiter du regain d’attention pour la poésie : mais la poésie est une très longue histoire. Le moindre vers implique toute l’histoire de la poésie et tout poète, qu’il le veuille ou non, est contemporain de Guillaume de Machaut, de Hafiz, de Jodelle, d’Ovide ou de Senghor. On peut toujours se proclamer poète, encore faut-il que les textes qu’on présente au jour tiennent. Car, en la matière, nous disposons de points de comparaison qui ne laissent pas la place à l’approximation et à l’esbroufe. Mettez un texte écrit ce matin face à un poème de John Donne ou de Nerval et vous verrez s’il tient. Un grand poète se révèle à cela. Chez lui, les poèmes tiennent la comparaison.

 

Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Emmanuel Godo. Chaque poème est un essai pour tout recommencer. Même s’il est habité par la mémoire dont je viens de parler, mémoire vivante, pas muséale surtout, chaque poème est une première parole. Le poète écrit non pas à partir de ce qu’il connaît de la poésie mais en espérant éclaircir, un instant, ce qu’elle est à ses yeux. Un instant, seulement, car la poésie, elle, est toujours « en avant » comme l’aube d’été que l’enfant éternel tente de saisir chez Rimbaud.

La perspective de se réincarner ne fait pas partie de mon paysage mental. Si je devais tout recommencer, je voudrais naître dans la même maison, avec les mêmes parents, connaître les mêmes événements – les heureux et les malheureux – mais les vivre les yeux plus ouverts encore. Dans une attention accrue. La vie après la mort c’est peut-être cela : revivre ce que nous avons vécu mais avec plus d’attention, plus de gratitude pour la beauté de ce qui nous a été donné, pour l’amour reçu. Je crois que la mort est un long remerciement. Et surtout pas de place pour le regret. Et comme nous ne savons pas ce qu’est cette vie après la mort, si elle existe, nous nous donnons la possibilité de l’entrevoir : cela s’appelle écrire.

Mes poèmes, je l’espère, seront traduits. En arabe, ce serait pour moi une joie immense, car nos histoires, même si elles sont chaotiques, s’appellent mutuellement : nous avons tant à nous apporter, si nous savons nous montrer les uns aux autres nos véritables visages – pas les caricatures engendrées par nos peurs ou nos ressentiments. La poésie, tout en affirmant une appartenance à une langue, à sa musique, à son imaginaire, porte la preuve que nous sommes faits pour des fraternités et des dialogues qui dépassent tous les clivages. C’est ce paradoxe formidable qui éclate dans l’acte de traduction : la différence est une porte d’entrée dans un espace symbolique où l’hospitalité est un devoir sacré. Tous les poètes du monde cherchent à dire l’intraduisible de nos vies : les singularités absolues sont vouées à se croiser et à se rencontrer.

Alors, dans mes poèmes, celui que j’ « entends » en arabe, ce serait, je crois, l’antépénultième du recueil :

« Quand les mots feront sept fois le tour

Du tombeau et que la pierre roulera

Sur le blé de lumière

On appellera cela la parole

Quand la parole fera sept fois le tour

De ton cœur et te délivrera

De l’ombre qui mange ton pain

On appellera cela ton visage

Quand ton visage fera sept fois le tour

De ton frère pour lui faire boire

L’eau qui redonne vie à sa vie

On appellera cela le chemin

Quand le chemin fera sept fois le tour

Du silence où nous cachions

L’amour qui nous était donné

On appellera cela la maison »

 

Pour plus de compléments sur l’œuvre-vie d’Emmanuel Godo, nous invitons nos lecteurs à visiter le site officiel du poète 

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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