Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits
Nietzsche célèbre les noces de la lumière avec la nuit
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Jamais deux sans trois…
Après Œuvres, tome I : La Naissance de la tragédie ― Considérations inactuelles et Œuvres, tome II : Humain, trop humain ― Aurore ― Le Gai Savoir, le troisième volume des Œuvres de Nietzsche s’intitule singulièrement Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits.
Le présent volume, paru le 12 octobre 2023 sous la direction de Marc de Launay dans la « Bibliothèque de La Pléiade » aux éditions Gallimard, avec la collaboration de Dorian Astor, contient précisément : Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne, Par-delà bien et mal. Prélude à une philosophie de l’avenir, Pour la généalogie de la morale. Un écrit polémique, Le Cas Wagner. Un problème pour musicrates, Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de marteau, L’Antéchrist. Imprécations contre le christianisme, Nietzsche contre Wagner. Dossier d’un psychologue, Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est, ainsi qu’une préface, une chronologie (1882-1900), des notices et notes, sans oublier l’index des trois volumes par Fabrice de Salies.
Nietzsche pour tous
Dans sa préface, Marc de Launay ne mâche pas ses mots et se lance dès la première phrase dans le vif du sujet : « Ainsi parlai Zarathoustra inaugure la dernière période de l’évolution philosophique de Nietzsche, et entend être l’amorce d’un nouveau style où l’exposé théorique ne rechigne pas à s’acquitter d’une dette enfin reconnue à l’égard de l’élément poétique qui fait la substance même du langage. »
La clarté de ce propos se conjugue à l’aspect érudit de cette édition. Sans doute d’aucuns diront-ils qu’il s’agit d’une édition savante pour un cercle restreint de spécialistes, mais Nietzsche est, du moins à nos yeux, un philosophe et, disons-le, un poète pour tous. Il est cette œuvre-vie dont le parcours, particulièrement vertigineux, oscillant entre gaîté et désespoir, entre le solaire apollonien et le tragique dithyrambique dionysiaque, est capable de servir de viatique à notre humanité souffrante.
À ce titre, il n’y a qu’à relire, de préférence à voix haute, le postlude de Par-delà bien et mal, intitulé Du haut des cimes, dont voici la dernière strophe :
Ce chant s’est tu ; le doux cri du désir
Expira sur mes lèvres :
Un enchanteur parut, l’ami de l’heure juste,
L’ami de midi — non ! ne me demandez pas son nom…
Il était midi, et il n’y eut plus Un mais Deux…
Maintenant nous célébrons, unis, certains de la victoire,
La fête des fêtes :
Zarathoustra est venu, l’ami, l’hôte des hôtes !
Maintenant le monde rit, le morne rideau s’est déchiré,
La lumière a fêté ses noces avec la nuit…
Le secret que Zarathoustra avait glissé à l’oreille de la vie
Nous apprenons que ce « postlude » est « composé à l’automne de 1884, juste avant le début de la rédaction de la Quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra », ce qui rend centrale la figure de Zarathoustra dans cette phase de l’œuvre-vie de Nietzche, d’où le titre du présent volume des Œuvres, Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits.
Marc de Launay, dans sa préface, nous explique bien ce qui se passe dans ce « postlude » : « Nietzsche parle d’une attente à laquelle Zarathoustra, “l’enchanteur”, met un terme : Un se fait Deux. La solitude prend fin parce que surgit un moi libéré de lui-même. Cette célébration des noces de la lumière “avec la nuit” résout la contradiction qui rendait nécessaire, aux yeux de Nietzche, le paradoxe stylistique : il peut dire explicitement qu’il ne s’exprime pas ouvertement tant que ne sont pas encore venus ses “nouveaux amis”, ceux qui comprendront que “Seul qui sait changer ne [lui] devient pas étranger”. »
N’est-ce pas roboratif ? Cela l’est d’autant plus que le traducteur-éditeur de ce volume nous rappelle ce passage du troisième volume de la biographie de Nietzsche par Curt Paul Janz (en l’occurrence traduit par Pierre Rusch et Michel Vallois, et non par lui qui a réalisé les deux premiers tomes) : « À la demande de ce dernier [Nietzsche lui-même], Resa von Schirnhofer lui lit à haute voix quelques passages d’Ainsi parlait Zarathoustra, et c’est à propos du chapitre “Le Convalescent” qu’elle rapporte l’étrange attitude du philosophe : “Les traits figés, jetant autour de lui des coups d’œil furtifs, comme s’il y avait un terrible danger à ce qu’on surprît ses paroles, la main sur la bouche pour en étouffer les sons, il me révéla dans un murmure le “secret” que Zarathoustra avait glissé à l’oreille de la vie […]. Il y avait quelque chose de bizarre, d’inquiétant même, dans la manière dont Nietzsche m’annonça “l’éternel retour du même” et l’immense portée de cette idée. Bien plus que son contenu, ce fut la manière dont elle fut annoncée qui me frappa. »
Ce qui peut sembler annoncer ici la maladie et la démence à venir, c’est également et surtout peut-être l’ivresse des hauteurs qui va annoncer la chute, physique, du « philosophe-artiste », d’après la belle trouvaille du nietzschéen Jean-Noël Vuarnet. Or, cette chute n’est qu’un éternel retour, une réelle résurrection, comme le montrent les derniers instants d’Ecce homo, livre qui vient clore ce troisième volume des Œuvres de Nietzsche : d’une part, l’impératif voltairien « Écrasez l’infâme ! » et, d’autre part, « Dionysos contre le Crucifié ».
Voilà qui emplit nos esprits et nos corps d’une énergie et par là même d’une joie infinies.
Nous y reviendrons certes plus longuement, mais pensons à signaler la parution de Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique, de Dorian Astor — le biographe de Nietzsche chez Gallimard (2011) et son traducteur aux côtés de Marc de Launay —, dans la collection « Les grands mots », dirigée par Alexandre Lacroix, aux Éditions Autrement, un département des Éditions Flammarion, le 13 septembre 2023.
Nous lisons l’ami Dorian Astor et prolongeons le plaisir de lire, relire et relire encore Friedrich Nietzsche : « C’est à la pointe de notre ignorance qu’émerge notre meilleure sagesse. Comme la proue d’un brise-glace avançant à travers la banquise. Ou comme cette main que nous tendons devant nous lorsque nous avançons dans le noir : ce n’est plus notre main, c’est une main devenue impersonnelle que nous suivons comme un tiers qui en serait plus que nous, elle a sa propre sagesse, sa propre curiosité, son propre courage qui deviendront les nôtres au fur et à mesure qu’elle établira des relations et éclairera peu à peu l’espace. Cet œil au bout du doigt, c’est ce qu’on pourrait appeler intuition. À qui appartient cette main voyante ? Mais Zarathoustra l’a déjà dit : “Derrière tes pensées et sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu — il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse.” » (p. 150).