Le panthéon de Régis Debray
Les lundis mensuels d’Hyacinthe
Une nouvelle sorte d’autobiographie
Chaque nouvelle publication de Régis Debray est une fête. Somme de vie, d’écriture et d’érudition, chaque œuvre nous interpelle intellectuellement et nous émeut humainement. Ainsi, d’un ouvrage à l’autre, d’une expérience d’écriture, de vie et de pensée à toutes les autres, Régis Debray œuvre comme s’il s’agissait d’une araignée qui, fil après l’autre, tisse sa toile, toujours dans la patience et la nécessité qui porte celle-ci, car rien n’est futile ou, disons-le, de trop dans cette écriture dont le premier impératif est l’exigence.
La métaphore de la toile et de l’araignée n’est pourtant pas frivole, le dernier volume publié par Régis Debray fin mai dernier, intitulé Où de vivants piliers, n’en est pas étranger, dans la mesure où, fils et pierres, toiles et piliers, constituent cette vie à l’œuvre ou cette œuvre-vie à laquelle aspirait Régis Debray depuis sa jeunesse. À ce titre, le présent volume peut être lu comme une sorte d’autobiographie où « l’écrivain-philosophe », qui fêtera son 83ème anniversaire le 2 septembre prochain, revit son parcours, raconte sa vie, se raconte à travers les poètes, les écrivains et certains mots qui ont été décisifs pour lui.
Je nomme, donc nous sommes
Placé sous l’égide de Baudelaire et de ses immortelles « Correspondances », sonnet où le poète sublime des Fleurs du Mal a révolutionné le langage poétique à travers ses synesthésies, Où de vivants piliers va de A à Y, d’Aragon à Yourcenar, avec ces noms qui s’égrènent comme un chapelet : Aveux, Barthes, bibliothèque, Céline, Char, Contrôleurs, Cordier, « Écrivain-philosophe », Famille, Frances, Gary, Genevoix, Giono, Gracq, Livre, Maisons, Mauriac, Mixité, Morand, Nourissier, Obsolescence, Orphée, Perec, Protocole, Proust, Rives, Saint-John Perse, Sartre, Trinité, Vitesse et Voyages.
Sacré périple, n’est-ce pas, d’autant plus que Régis Debray écrit d’une façon singulière, c’est-à-dire différente, avec une sorte de maestria dont il est seul à avoir le secret puisque sa langue, mélange de mots et d’expressions érudits et de formules familières voire argotiques, donne à sa prose une profondeur vertigineuse. Peut-être est-ce le mariage heureux entre certains de ses écrivains de prédilection ― Céline et Proust, Mauriac et Sartre, Gracq et Perec, noms antinomiques, noms improbables sauf dans une immense « bibliothèque », même si, pour Debray « ranger, c’est vexer, car c’est d’abord hiérarchiser » (p. 30).
Le Verbe peut transformer…
Mais ne soyons pas dupes : Régis Debray hiérarchise d’une façon ou d’une autre. Le regard qu’il porte sur la France et les Français est des plus intransigeants, comme dans le texte sur Céline : « Il ne faut jamais désespérer de la méchanceté humaine. Ce qu’il faut, c’est darle tiempo al tiempo. Au passage des ans qui efface les brouillons d’une existence avant sa mise au propre par la légende. Soyez patients, chers compatriotes, et un peu ficelle. Faites décanter. Le paria que vous avez un jour chassé du territoire national pour mauvaise conduite vous reviendra, le surlendemain, duc et pair. À la une des ventes, et des magazines. Enfoncez-vous bien cela dans la tête, mes amis : on ne grimpe au firmament qu’après un stage au purgatoire. […] Il est réconfortant qu’au moment où débarque d’outre-Atlantique un vétilleux puritanisme, où un regard trop appuyé sur un décolleté, une plaisanterie déplacée, où “nègre” et “pédé” exposent au pilori, un croisé sexiste, homophobe et raciste ait pu devenir la coqueluche, d’abord d’une exquise avant-garde, enfin du gros de la troupe. Il est singulier que dans un pays où le moindre propos antisémite relève du Code pénal (y compris l’antisionisme d’ordre politique), un auteur pour qui “douze Hitler valent mieux qu’un Léon Blum”, et qui voit un pogrom comme « un grand succès dans son genre », puisse se trouver investi d’une quasi-sacralité. Sans doute est-elle là, la dernière exception française ; dans une société par ailleurs à genoux devant la Mecque nord-américaine, ravagée par l’envie de pénal et les ligues de vertu, il y a place, presque la première, pour un troubadour des rafles, un lyncheur monomaniaque qui ne reprochait à Hitler qu’une chose : s’y être mal pris et “avoir fait le con”. Pourquoi ? Parce que le Verbe peut transformer l’indéfendable d’hier en un incontournable d’aujourd’hui. Miracle surnaturel des transsubstantiations de la matière par la manière, ou comment un atrabilaire sur le retour mais toujours soigneusement furibard se relève de l’opprobre pour mettre le feu aux étalages. Cette désarmante inconséquence annonce un tournant insolite : la victoire aux points de la musique sur la morale, conférant au ring littéraire un privilège d’extraterritorialité, telle une ambassade étrangère dans son propre pays. Voyage au bout de la nuit ouvrait ainsi une nouvelle aube. » (pp. 39-40)
Nous pouvons citer plus car, comme d’aucuns peuvent le constater, l’écriture de Régis Debray est passionnante. Elle l’est d’autant plus qu’elle est passionnée. En témoignent les très belles pages dédiées à Daniel Cordier ou à ces « Frances » qu’il met au pluriel. Les critiques de Debray ne sont pourtant pas celles d’un « engorgé vieux jeu qui a raté la transition numérique » (p. 31), mais ceux d’un « écrivain-philosophe » pour qui « le style, c’est comme la course à pied, difficile de faire semblant. On ne s’en tire pas à coups de néologismes » (p. 59)
Éveiller, libérer
Ce qui est sûr, c’est que la lecture de ce volume, Où de vivants piliers, ne peut pas laisser indemne. C’est peut-être déjà un classique-né, oui ainsi, d’emblée, car beaucoup de pages méritent d’être étudiées, car elles sont les enfants de leur temps, comme celle-ci dans « Vitesse » : « L’art du roman recule à chaque heure gagnée sur la ligne. Comme celui de la bafouille avec Internet. Le courriel a réexpédié l’épistolaire chez Mme de Sévigné. Et ne parlons pas du théâtre de texte, en souffrance dans les vieux agendas et nos tiroirs. Voyant de loin venir le clic-clac Kodak, Flaubert avait senti le danger. Si on ajoute au snapshot les antibiotiques, la fermeture des sanatoriums en altitude, les euphorisants et les analgésiques, on comprend les difficultés où se débat l’antique métier de lire. On scanne, on télécharge, on turnover, et la nouveauté en librairie n’ayant plus en moyenne qu’une ou deux semaines de vie, on ne perd plus grand-chose à garder ses idées par-devers soi, bien au chaud. Ce qui est censé nous faciliter l’existence, et la lecture (l’abstract, le résumé, etc.), nous les rend insipides, en tuant l’appétence. La tablette infographique, avec cartes, visuels et dessins, s’offre à plat sur les étals, dès l’entrée, même plus le temps de fouiner, et en fouinant de tomber sur autre chose que le titre recherché, et souvent plus topique. Qu’en sera-t-il avec le pop-up store, quand le libraire s’appellera un manager d’unité marchande spécialité librairie, et l’auteur un data designer ? Pour l’heure, dans les trois départements qui, hors Nobel ou Goncourt, ont encore une clientèle, Développement personnel, Écologie et Femmes, les volumes ont intérêt à se faire appétissants, avec titres dorés ou en relief. Aux contraintes du just on time, s’ajoute l’obligation faite aux auteurs les plus ombrageux d’exhiber leur bobine en couverture, sans vergogne, puis de nous sortir leurs tripes à la télé. Venise ne fabrique plus de gondoles mais vend du gondolier : la librairie également. (pp. 176-177)
Voilà de quoi nous faire baver en nous projetant dans un véritable commentaire de texte. À l’ancienne. Pas de QCM ni de résumés de culture générale. Lire, donner à lire et à penser, c’est éveiller, c’est libérer. À travers les superbes pages de ce livre, Régis Debray l’est et pas des moindres.
Régis Debray, Où de vivants piliers, Paris, Éditions Gallimard, coll. « La part des autres », 192 pages, 18 euros.
Photo de couverture : Debray par Francesca Montovani, Éditions Gallimard 2022