Essai

« Éclats de rire » de Régis Debray – Hyacinthe

Une nouvelle gêne technique à l’égard des fragments : Éclats de rire de Régis Debray

Les jeudis d’Hyacinthe

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Régis Debray se place sous le haut patronage du poète Guillaume Apollinaire pour nous livrer ce livre de fragments, intitulé Éclats de rire, paru en décembre dernier chez Gallimard, dans un format inédit, hors collection. Autant commencer par dire qu’il s’agit d’un livre d’exception pour un auteur cher à la maison d’édition.

Le nouveau Debray

À l’origine de ce livre, écrit Debray en guise d’avertissement aussi lucide que narquois, « un accident vasculaire cérébral, et voilà une joyeuse pagaille. Le lien ne se fait plus, la cocasserie s’installe. »

C’est en effet dramatique pour un écrivain qui a su, depuis la parution de Révolution dans la révolution(Maspero, 1967), alors qu’il quittait à peine sur les bancs de son alma mater, l’ENS de la rue d’Ulm, garder la tête froide, en dépit des nombreuses aventures qu’il a vécues en Amérique latine et qu’on peut notamment lire, justement, dans Journal d’un petit bourgeois entre deux feux et quatre murs (Seuil, 1976, rééd. La Petite vermillon, avec un avant-propos de Denis Tillinac, 2004).

Mais Régis Debray a raison de d’écrire ce qui suit, car la question sanitaire semble, surtout avec l’âge, prendre le dessus sur tout le reste, à commencer par le politique et l’intellectuel : « Et comme un homme se déconstruit en moins de temps qu’il lui en a fallu pour se construire, on peut profiter de sa mise en pièces pour prendre en notes l’intempestif. C’est l’heure espiègle du décousu main – remembrances, épigrammes, pirouettes, brèves de comptoir. Sans logique ni protocole, au petit bonheur la chance. Et pour cause : les mots vous tombent dessus, en toute inconvenance, sans queue ni tête – comme la vie, en quelque sorte. D’où ces incipit en vrac pour faire sourire ou réfléchir, ou les deux. À chacun de rebondir, ou de s’enfuir. »

Problème de lecture

Non, l’AVC n’a pas eu raison de l’auteur de Bilan de faillite qui, lors de sa réédition en poche chez « Folio », devient Conseils d’un père à son fils. Pas de faillite, donc, chez les Debray, alors que les conseils fusent, avec ce sens de la formule qui caractérise son écriture, sa manière de voir le monde et de vivre. Mais, malheureusement, nous ne comprenons pas tout, et c’est loin d’être de la mauvaise foi. C’est un problème que certains attribuent à ce genre fragmentaire, mais nous n’avons jamais rencontré cela ni chez La Rochefoucauld ni chez Nietzche ni chez Cioran, pour ne citer que ces célèbres auteurs de fragments, qu’ils relèvent de la maxime, de l’aphorisme ou du fragment.

Par exemple, commençons par examiner le premier extrait d’Éclats de rire : « “La chouette de Minerve s’envole à la tombée du jour.” Traduction : la lumière se fait en nous au crépuscule. On se sent donc un peu bêta quand arrive le soir. On est devenu un peu plus malin mais ça ne sert plus à rien. »

Nous connaissons certes tous, ou presque, la fameuse citation de Hegel qui, à la fin de la préface aux Principes de la philosophie de droit (1821), écrit précisément : « Pour dire encore un mot sur la prétention d’enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu’en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. Ce que le concept enseigne, l’histoire le montre avec la même nécessité : c’est dans la maturité des êtres que l’idéal apparaît en face du réel et après avoir saisi le même monde dans sa substance, le reconstruit dans la forme d’un empire d’idées. Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son vol. » (Trad. Jean Hyppolite, Gallimard, 1940, p. 45).

Lire Debray puis relire Hegel

Lire Debray puis relire Hegel, prendre le temps de confronter les propos, le fragmentaire déluré d’un côté et le systématique conceptuel de l’autre, nous permet de nous poser des questions sur l’intérêt de cette pratique. Bien sûr, c’est avant tout une question de goût et de liberté, et ceux-là, s’ils ne se discutent pas, comme on a tendance à le rappeler, nous semblent néanmoins impertinents. Cette impertinence n’est pourtant pas due au fragment comme genre, mais à l’usage que certains en font. C’est que ça ne marche pas à tous les coups, non, et c’est malheureusement le cas dans Éclats de rire de Régis Debray, tant tout est cousu de fil blanc, en ce sens que ce n’est pas un vrai texte fragmentaire, génétiquement, délibérément et scripturalement fragmentaire.

Une autre gêne technique…

Quignard avait parlé de « gêne technique à l’égard des fragments », tout en étant lui-même, dans une bonne douzaine de volumes, la somme Dernier Royaume, un auteur fragmentaire. Cette gêne technique provient du fait, et on le constate chez Régis Debray, de la fausseté du projet lui-même : le fragmentaire se définit par lui-même, c’est-à-dire qu’il naît fragment, mais ici, dans Éclats de rire, il n’en est rien : ce sont des bouts de réflexions, d’anecdotes, de morceaux que l’auteur, volontairement ou involontairement, n’a pas voulu cheviller. L’eût-il fait, le texte aurait été complètement différent au point de pouvoir ressembler à D’un siècle l’autre, paru en novembre 2020, soit un an avant Éclats de rire.

À ce titre, certaines pages sont exquises comme celle-ci où il évoque parallèlement Georges Pérec et Fidel Castro :

On ne témoigne pas assez notre reconnaissance de dettes envers ceux qui, jadis, auraient pu nous mettre d’emblée sur la pente ascendante, en nous empêchant de dévaler la nôtre vers le bas – en l’occurrence, les grandes visions panoramiques, la généralité molle, la synthèse bon marché qui épate l’économie.

Deux officiers du détail, dans ma jeunesse, m’ont mis le pied à l’étrier, au petit rien décisif qui bannit l’à-peu-près. Georges Perec d’abord, qui m’a laissé, quand il est parti enseigner à Sfax, en Tunisie, son appartement du 5, rue Quatrefages, Paris 5e. Je lui réglais avec désinvolture, grosso modo, à la va-vite, les frais généraux de la location (électricité, chauffage, téléphone, etc.) et il me renvoyait chaque trimestre un rectificatif méticuleux, sur chaque rubrique, écrit posément à la main, au centime près. Et Fidel Castro, peu après, qui m’enseigna, quand il me rejoignait dans mes séances d’entraînement à Punto Cero, à bannir la rafale en automatique, qui arrose la cible (en l’occurrence, une vieille jeep en mouvement à une centaine de mètres) en vidant le chargeur, pour un coup par coup plus ajusté, méticuleux, posé, qui n’en fout pas plein la vue ni les oreilles mais économise les balles. De minimis curat praetor. N’était la méfiance instinctive que m’inspirent les lâches et trompeurs traits d’union du jargon politicien (rouge-brun, hitléro-trotskiste, islamo-gauchiste, gaullo-mitterrandiste, social-fasciste, etc.), j’accepterais bien volontiers d’être qualifié – mais ce serait prétentieux – de « castro-perecquiste ». Sur « l’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation » ou, pour un trublion périphérique, de tenir tête à la plus grande puissance du monde, rien ne doit être tenu pour accessoire. Quand on joue le tout pour le tout, pas d’esbroufe : un rien peut faire tomber. La broutille fait perdre ou gagner. (pp. 15-17).

Agréable à lire 

C’est agréable à lire, on y découvre beaucoup de choses, on apprend même, cependant que c’est Paulette Petras épouse Perec qui a été enseignante à Sfax, en Tunisie, entre 1960 et 1961, et non Georges qui ne faisait que l’accompagner et qui, à l’époque, écrivait Les Choses.

Régis Debray, Éclats de rire, Paris, Gallimard, 64 pages, paru le 2 décembre 2021, 8,50 €.

Livre

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