Essai

Roberto Saviano

Le manifeste pour la liberté de Roberto Saviano

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Retrouver le chemin

Il est des livres qu’on ne lit pas impunément tant ils nous torturent, tournent, retournent et, pareils à des coups de poing, frappent pour réveiller. C’est le sentiment dont nous sommes sortis à la lecture de Crie-le ! 30 portraits pour un monde engagé, de Roberto Saviano, qui, nous en sommes sûrs, sera dans les plus brefs délais considéré comme un classique universel.

Le manifeste pour la liberté de Roberto Saviano

De la philosophe grecque alexandrine Hypatie à George Floyd, en passant par Carl Schmitt, Anna Politkovskaïa, Jamal Khashoggi, Edward Snowden, Giordano Bruno, Robert Capa, Anna Akhmatova, Émile Zola, Les frères Grimm, George Soros, Martin Luther King, DaphneCaruanaGalizia, George Orwell,Terry Bollea alias Hulk Hogan, Karina Bolaños, Jean Seberg, Pier Paolo Pasolini, KantanoHabimana, SettimiaSpizzichino, Xu Lizhi, Francesca SaverioCabrini, Gloria Trevisan, Marco Gottardi, ou encore Joseph Goebbels, Roberto Saviano excelle dans l’art du cri,substantif ou verbe qu’il décline de la plus belle des manières, et ce dès la dédicace : « À G., perdu dans la nuit : son cri m’a aidé à retrouver mon chemin. »

Car c’est de cela qu’il s’agit : retrouver le chemin, le sien d’abord, afin d’être capable de guider les autres. À ce titre, le travail de lecture et, osons le dire, d’érudition de Roberto Saviano est des plus exemplaires, si bien que nous oublions que nous sommes en présence d’un écrivain né en 1979, soit quatre ans après l’assassinat de son compatriote, Pier Paolo Pasolini.

Pasolini, encore et toujours

Les pages que Roberto Saviano a dédiées à l’auteur des Cendres de Gramsci et de Mamma Roma sont des plus passionnantes. Si elles le sont ainsi, c’est qu’elles sont l’œuvre d’une vraie passion : « Ni la simplicité ni la baisse du niveau culturel n’étaient à l’origine des accusations les plus improbables et les plus ignobles portées contre Pasolini. Le vrai responsable était le climat de haine qui s’était créé autour de lui. Un climat qui, d’ailleurs, ne s’est pas contenté de le dénoncer, de le juger et de le calomnier, mais qui est allé jusqu’à le tuer. » (p. 297)

Cette analyse, qui finalement tombe comme un couperet, repose sur une radioscopie à la fois objective et sévère de la société italienne. À ces deux qualités, il faut ajouter le courage dont Roberto Saviano ne cesse de faire preuve depuis la parution de Gomorra en 2006, et jusqu’aux démêlés de l’écrivain avec les nouveaux porte-flambeau du fascisme italien, à l’instar de Matteo Salvini, qui menace de lui suspendre la protection policière.

Ce qui est passionnant et en même temps terrifiant dans Crie-le, c’est l’extrême lucidité de Roberto Saviano : nous sommes tenus par un « système déficient » : « Oui, écrit-il, le monde dans lequel tu vis est un système déficient, même aux yeux de Dieu. Dieu a créé le monde, il a dicté ses lois, mais cela ne suffit pas. Il doit constamment intervenir pour le rafistoler, réparer les failles qui s’ouvrent sans prévenir. Pour Schmitt, c’est ce que nous appelons un “miracle” : une intervention exceptionnelle et non planifiée de Dieu dans le monde. En raisonnant par analogie, Schmitt nous dit que les États dysfonctionnent eux aussi parfois, pour la même raison : ils se dotent de constitutions et se donnent des lois dans l’illusion de pouvoir tout contrôler, mais le filet a des mailles trop lâches et trop de trous. Il suffit d’un tremblement de terre, d’une tempête, d’une guerre, d’une crise financière ou d’une pandémie, et le système prend l’eau. État d’exception. Rupture momentanée de l’équilibre. C’est cette faille qui rend indispensable l’intervention d’un “chef” qui, sans suivre la voie ordinaire imposée par les lois, prend la situation en main et assume les décisions. Ce n’est qu’à ce moment-là, nous dit Schmitt, que les gens commencent à considérer le “chef” comme une étoile montante, une lumière brutale et aveuglante qui leur fait oublier des siècles de droits acquis et garder les yeux fixés dans cette direction, sur son visage radieux. » (p. 38-39)

Voilà qui est dit et de la plus éloquente des manières. Les derniers tremblements de terre en Syrie et Turquie ont de nouveau révélé cette déficience qui a été illustrée par la crise mondiale du coronavirus et par la guerre en Ukraine.

« Crie-le, lorsqu’on prétend défier un dragon alors que ce ­n’est ­qu’un lézard. »

À l’instar d’Indignez-vous de feu Stéphane Hessel ou Une colère noire (Between the World and Me) de Ta-NehisiCoates, Crie-le de Roberto Saviano est sûrement un manuel de résistance et d’amour. D’ailleurs, il ne peut y avoir de résistance sans amour. Ainsi, d’une page à l’autre, d’un portrait à un autre, d’une citation à l’autre, Roberto Saviano — comme Érasme, Rabelais et Montaigne au XVIe siècle, Voltaire et les Lumières au XVIIIe siècle, ou encore Zola dont le portrait dans Crie-le, sert de pierre de touche de l’engagement et du combat pour la Justice —, plaide en faveur d’un nouvel humanisme.

Apprécions ce paragraphe qui vient clôturer le chapitre dix-huit, intitulé « Hulk n’est pas Hulk », qui est introduit par cette magnifique citation extraite de L’Ecclésiaste : « Une bonne réputation vaut mieux que le bon parfum » : « Le procès de Hulk Hogan est pour moi l’un des procès les plus significatifs de l’Histoire. Il devrait figurer dans les manuels scolaires et être étudié dans les universités, car il montre, une fois pour toutes, l’hypocrisie de ceux qui tentent de faire passer pour de l’information ce qui n’est que commérages, mise au pilori, intimidation et, en définitive, la forme la plus dangereuse et la plus sournoise de censure. C’est même le visage qu’a pris la censure dans le millénaire qui vient de commencer. » (p. 257)

Oui, Roberto Saviano nous apprend à séparer le bon grain de l’ivraie, et ce en nous proposant des exemples divers qui vont de la philosophie à la presse people en passant par l’histoire, et jusqu’à la démagogie (d’où la présence de Joseph Goebbels). C’est en cela que Crie-le doit lui-même « figurer dans les manuels scolaires et être étudié dans les universités », non seulement pour rendre au dragon sa taille de lézard, mais encore pour les yeux enfin grand ouverts.

Roberto Saviano Crie-le ! 30 portraits pour un monde engagé, trad. de l’italien par Vincent Raynaud, 31 illustrations d’Alessandro Baronciani, « Hors série Connaissance », Gallimard, paru le 5 janvier 2023, 582 pages, 24 euros.

Crédit photo de couverture @LA REGLE DU JEU

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