Essai

Jalaleddine Saïd invité de Souffle inédit

Rencontre avec Jalaleddine Saïd : « Les grands écrivains et poètes ont souvent été philosophes »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Philosophe de formation, le Professeur Jalaleddine Saïd est l’auteur d’une thèse intitulée Morale et éthique chez Spinoza. Ses travaux de recherches allient travaux de fond rédigés en arabe et en français, ainsi que des traductions de grands philosophes et écrivains dont Épicure, Baruch Spinoza et Michel de Montaigne.

Jalaleddine Saïd invité de Souffle inédit

Sa traduction des Essais de Montaigne a reçu fin avril 2023 le grand prix Sadok Mazigh de la 37ème Foire du livre de Tunis.

Jalaleddine Saïd invité de Souffle inédit

Rencontre.

 Entretien conduit par Aymen Hacen 

Nous voudrions commencer par le commencement. Quel a été le point de départ de votre œuvre de chercheur et de traducteur ?

Jalaleddine Saïd. Mes travaux de recherche ont commencé avec un Mémoire pour l’obtention du Certificat d’aptitude à la recherche (C.A.R.), qui a porté sur « Le désir et l’éthique chez Spinoza ». Soutenu en 1977, je l’ai enrichi, traduit en arabe et publié en 2016 chez Sud Éditions (Tunisie), sous le titre :الرغبة والأخلاق في فلسفة سبينوزا.

Mon D.R.A., diplôme de 3ème cycle portant sur « Morale et Éthique chez Spinoza », a été soutenu en 1983 et publié en 1991 par les soins de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Tunis.

Entretemps, j’ai publié dans les Cahiers de Tunisie (1984 – N° 127/128) un article sur Le MosGeometricus dans l’Éthique de Spinoza.

Mes enseignements à l’Université m’ont orienté vers la philosophie antique, et j’ai produit des travaux sur l’épicurisme et le stoïcisme.

Avec ces travaux a débuté ma carrière de traducteur, puisque mon ouvrage sur Épicure a été augmenté par une traduction de ses Lettres et Maximes, lesquelles ont été publiées pour la première fois en arabe en 1991 (par la Maison arabe du livre). De même, mon livre sur le stoïcisme (La philosophie du Portique, C.P.U., 1999, en arabe) a comporté une anthologie des textes stoïciens, traduits et ordonnés.

Puis vint Spinoza, qui a rempli ma carrière de chercheur et de traducteur. La traduction de l’ensemble de son œuvre, la première en langue arabe (j’ai expliqué dans l’introduction à ma traduction de l’Éthique quelles en étaient les raisons) s’est étalée sur plusieurs années, accompagnée par des articles de recherche sur le philosophe hollandais, ce qui a débouché sur un travail venant à point sur Spinoza et le Livre sacré (Rabat, 2017, en arabe).

Pour résumer, ma carrière de chercheur s’explique par l’attrait qu’a exercé sur moi la pensée de Spinoza, puis par ma découverte des Anciens, chez qui tout le monde a certainement puisé.

Quant à ma carrière de traducteur, ce qui pourrait en rendre compte c’est mon désir de traduire des textes qui n’ont jamais été auparavant traduits et qui, pour une raison ou pour une autre, ont été jetés dans les oubliettes de l’histoire.

Votre collègue et ami, le Professeur Salah Mosbah, écrit que votre thèse sur Spinoza « se situe dans le sillage du grand ouvrage de Gilles Deleuze de 1969 ». Pensez-vous que, pour être un bon traducteur, il faut être un éminent chercheur, c’est-à-dire que la traduction doit être précédée par un grand travail de recherche et d’analyse ?

Jalaleddine Saïd. J’ai toujours expliqué à mes étudiants que tout travail de traduction doit obéir aux conditions suivantes : ― que l’on soit d’abord un parfait bilingue ; – que l’on soit un fin connaisseur de la langue de départ, c’est-à-dire celle du texte à traduire (ses finesses, ses nuances, ses idiomes…) ; – qu’on soit spécialiste de la matière à traduire et qu’on ne se hasarde pas à traduire un texte de géographie par exemple alors qu’on est loin d’être géographe ; – qu’on soit spécialiste de l’auteur à traduire, et qu’on ait fait des recherches sur lui ; – qu’on veuille traduire, et surtout qu’on veuille bien apprendre à traduire : car la traduction, en plus d’être en quelque sorte un don, est un art qui se cultive et qui s’acquiert à force de labeur…

Vous venez de publier une sélection significative des Essais de Michel de Montaigne (2021), quelle limite voyez-vous entre la philosophie et la littérature, notamment la poésie ?

Jalaleddine Saïd. Hegel a pu dire que la différence entre l’art, la religion et la philosophie n’est que dans la forme, mais leur objet est le même…(Esthétique, tome 1, page 127.)

Il faudrait ajouter la poésie et la littérature, et dire : la différence entre l’art, la religion, la poésie, la littérature et la philosophie n’est que dans la forme, mais leur objet est le même : leur objet est l’humain.

On a pu dire aussi que le poète et le philosophe, mais les autres aussi, habitent sur les cimes de montagnes voisines : à la fois proches et lointains.

Ce qui est remarquable, c’est que les grands écrivains et poètes ont souvent été philosophes : Lucrèce, Heinrich Heine et Hölderlin pour les poètes, le grand Voltaire parmi les écrivains, sans omettre de grands poètes arabes et, bien entendu, le célébrissime Ettawhidi…

De même, si la mode ces dernières années consiste à passer allègrement de la philosophie au roman, à la poésie, ainsi qu’aux arts, il ne faut pas oublier que certains grands philosophes ont été de grands écrivains : on peut se contenter de citer Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir…

Votre traduction des Essais de Montaigne (Éditions Ettanwir, 2021), couvre le premier livre du volume entier, ainsi qu’un addenda regroupant 19 chapitres puisés dans les livres deux et trois. Pourquoi ce choix, pourquoi n’avez-vous pas embrassé l’œuvre dans son intégralité ?

Jalaleddine Saïd. Il faudra bien qu’un jour je traduise le reste de l’œuvre de Montaigne. Je me suis investi dans la traduction de la première partie, ce qui m’a demandé entre trois et quatre années de travail assidu, un peu pénible à cause de la langue de l’auteur, de son style d’écriture et des idiomes propres au français du XVIème siècle. J’ajouterai aussi la profusion inénarrable des faits et récits capables d’étourdir l’esprit le plus hardi, ainsi que les innombrables vers grecs et latins qui parsèment toute l’œuvre, témoins de la culture encyclopédique de notre écrivain et de sa mémoire prodigieuse.

Les textes choisis (de la 2ème et 3ème partie) ont pour but de mettre aux mains du lecteur les meilleurs textes des Essais, les plus beaux et les plus profonds.

Quel est le chapitre qui vous a le plus ému ? À vrai dire, nous sommes, dès le premier abord du volume, allés nous enquérir du superbe texte dédié à Étienne de La Boétie. Qu’avez-vous à nous dire à ce propos, notamment sur la relation entre l’homme des Essais et celui du Discours de la servitude volontaire ?

Jalaleddine Saïd. Il s’agit là, en effet, d’un des plus beaux textes sur l’amitié.

Aristote a abondamment traité ce sujet dans son Éthique à Nicomaque ; ainsi qu’Abou Hayène Ettawhidi dans son fabuleux ouvrage sur L’ami et l’amitié ; et d’autres encore…

La réflexion sur l’amitié renvoie à certains grands noms : des philosophes qui ont, non seulement médité sur l’amitié, son origine, sa nature et sa finalité, mais qui l’ont aussi vécue et pratiquée. Par-delà Aristote, il y avait Pythagore et sa célèbre école, mais aussi Empédocle et Héraclite ; après Aristote, plusieurs écoles, dont l’école du Portique, mais aussi et surtout l’école du Jardin ont fait l’éloge de l’amitié. N’oublions pas, chez nous, notre fameux Abou Hayène Ettawhidi.  Le point de départ commun de tous ces penseurs était le suivant : l’amitié qui régit le cosmos et qui s’exprime dans l’harmonie universelle doit prévaloir aussi parmi les hommes, à l’image de ce qui se passe chaque jour dans la communauté des disciples réunis par la sagesse philosophique.

Les questions qui se posaient alors étaient du genre : l’homme heureux a-t-il besoin d’amis ? Peut-on avoir un nombre indéfini d’amis ? Cette mystérieuse affinité entre les âmes, qui est le propre de l’amitié, peut-elle être partagée entre plusieurs personnes, ou bien l’amitié se doit-elle d’être sélective ? En augmentant le nombre de ses amis, ne perd-on pas en profondeur ce qu’on gagne en étendue.

L’amitié la plus profonde, la plus sincère, la plus durable n’est-elle pas l’amitié à deux ? En tout cas, il me semble que tel était le point de vue de Montaigne, qui ne savait « rien faire de mieux que de pratiquer l’amitié » (I, chapitre 9, paragraphe 3), une « amitié amoureuse » (I, chapitre 27 , paragraphe 4), disait-il, qui l’a lié, par un coup de fortune, à Étienne de La Boétie : une amitié sincère, vraie, platonique, semblable au sentiment « d’amitié amoureuse » que Socrate nourrissait envers le jeune Alcibiade. Amitié que Montaigne a pu résumer en une belle phrase, devenue célèbre : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » (I, chapitre 27, paragraphe 15)

Montaigne écrit, dans l’avis « Au lecteur » : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts. »

Comment lisez-vous ce texte ? Pouvons-nous le considérer comme du « marketing » avant l’heure ? Ou bien Montaigne est-il sincère et les Essais sont-ils finalement destinés aux siens ?

Jalaleddine Saïd. Il ne peut s’agir de « marketing » avant l’heure, car à l’époque peu de gens avaient accès aux livres, même écrits en français (l’écriture d’usage étant en latin).

Il me semble que Montaigne était sincère au départ, qu’il voulait réellement brosser son autoportrait ; non seulement pour les raisons invoquées dans le texte plus haut, mais surtout aussi par une sorte de narcissisme (humain, après tout), ou encore par égotisme stendhalien.

Par la suite, la verve humaniste de Montaigne l’a entrainé dans des considérations qui ne se limitent plus à sa petite famille ou à un cercle d’amis ; tout ce qu’il a écrit, en somme, se rapporte à l’homme en général, dans sa magnificence, sa grandeur, sa gloire et sa générosité autant que dans sa misère et sa déchéance.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Quelles sont les prochaines étapes dans votre quête de penseur et de traducteur ? Nous aimerions toutefois vous soumettre cette série de questions : si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes ou d’un auteur de votre choix devait être traduit dans d’autres langues, en arabe ou en français par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Jalaleddine Saïd. J’ai entamé la traduction d’un livre de Michel Onfray, philosophe anticonformiste contemporain. Pour ce qui est de la recherche, je ne veux pas ressasser ce qui a déjà été dit et fait par la communauté des chercheurs. Donc, j’observe une pause, mais elle ne sera pas de longue durée.

Si je devais tout recommencer, mon intérêt resterait le même pour la philosophie antique, et j’irais même plus loin vers les sagesses orientales (chinoise, hindoue, perse…), tout en m’orientant, avec plus d’ardeur, vers les penseurs qui ont été à la fois écrivains et philosophes, artistes et philosophes, savants et philosophes, etc.

Si je devais me réincarner, j’aimerais que ce soit en Substance, la Substance infiniment infinie que Spinoza nomme Deus sive Natura. D’ailleurs, nous en sommes déjà des parties(des modes, dirait Spinoza).

Un texte que je voudrais voir traduit dans plusieurs autres langues ? La poésie d’Al-Mutanabbî. Mais il y aurait plus à perdre qu’à gagner, car, sans nous étendre là-dessus, la poésie est la discipline la plus difficile à rendre dans une autre langue.

Aymen Hacen

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

One thought on “Jalaleddine Saïd invité de Souffle inédit

  • Jalel Said est un ami et un collègue de longue date. La crème des hommes. Un passionné et un bosseur. Ce n’est pas un hasard qu’il compte parmi ses fréquentations un Spinoza ou un Montaigne.

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