Essai

Patrick Née invité de Souffle inédit

Patrick Née

« La critique sœur de la poésie »

Entretien 

Aymen Hacen

Les jeudis littéraires

Né à Tours, agrégé de lettres modernes, titulaire d’une thèse sur René Char, professeur émérite des Universités, Patrick Née est l’auteur de nombreux essais sur André Breton, Philippe Jaccottet, Lorand Gaspar, et en particulier sur Yves Bonnefoy dont il est l’un des plus éminents spécialistes.

Le 13 avril 2023 a paru, dans la« Bibliothèque de La Pléiade », le volume des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy, dont il a été co-éditeur avec Daniel Lançon, Jérôme Thélot, Patrick Labarthe et Odile Bombarde.

Patrick Née invité de Souffle inédit

Rencontre.

Aymen Hacen. Nous voudrions commencer par ce volume de « La Pléiade ». Pouvez-vous nous en raconter la genèse, la méthode de travail adoptée et les attentes que vous nourrissez désormais après plusieurs années de travail ?

Patrick Née.C’est en mars 2015 qu’Hugues Pradier, directeur de la « Bibliothèque de la Pléiade », contacte Yves Bonnefoy pour lui proposer d’éditer ses Œuvres poétiques ; celui-ci lui propose une combinaison éditoriale rare dans les usages de la maison Gallimard : cinq co-éditeurs sans directeur qui les surplombe, ce qui est accepté par Hugues Pradier ; la première réunion de travail réunissant ces cinq co-éditeurs autour du poète dans le bureau d’Hugues Pradier a lieu le 20 mars 2015.

Il s’agit tout d’abord d’un volume décidé du vivant de l’auteur, et selon ses désirs –mode opératoire distinct de celui consacré aux auteurs morts, structuré par l’éditeuren accord avec le responsable qu’il a lui-même choisi (éventuellement entouré d’une équipe). Nul ne pouvait savoir, en mars 2015, qu’Yves Bonnefoy achèverait son existence le 1er juillet 2016 – ni que ses Œuvres poétiques ne seraient publiées qu’en avril 2023, huit ans plus tard. Toutefois, c’est bien le protocole réservé aux Pléiades décidés du vivant de l’auteur qui a continué de s’appliquer, une fois Yves Bonnefoy décédé ; ainsi, les personnes que le poète avait choisies ont-elles été gardées jusqu’au bout, avec l’ensemble des décisions initialement prises.

Yves Bonnefoy avait fait des choix originaux en ce qui concerne la composition du volume. Tout d’abord, il avait décidé qu’outre les poèmes (en prose ou en vers) et les proses poétiques rassemblées sous l’appellation générique (qu’il avait forgée) de « récits en rêve », seraient intégrés six de ses essais de métapoétique explicitant, tout au long de l’œuvre, ses principes critiques en poésie. « Sur le concept de lierre » en 1951, et « Les Tombeaux de Ravenne » en 1951-53, mettent en évidence, au sortir du surréalisme des premières années, la poétique de la présence obtenue contre l’empire de « l’idée » ou du « concept »; « L’Acte et le Lieu de la poésie » en 1957-59, et « La Poésie française et le Principe d’identité » en 1965,affirment que la poésie est essentiellement un « espoir », ce qui l’oppose au poème comme forme close et satisfaite de soi, et l’engage dans une quête jamais aboutie ; La Présence et l’Image, Leçon inaugurale au Collège de France en 1981, expose sans doute le sommet de sa réflexion critique : à l’opposition de ces deux notions – l’image constituant par la médiation de sa représentation (verbale ou visuelle) une liquidation de la présence immédiate des êtres et des choses – succède dialectiquement l’affirmation de leurs nécessaires rapports, puisqu’il ne saurait y avoir de poésie sans les mots, ni d’art sans les images ; enfin, « L’Enjeu occidental de la poésie » de 2001 et, tout dernier en date, « La Poésie et la Gnose » de 2015,tirent un double bilan – sur la situation faite à la poésie au sein de notre actuel état de culture, alors même qu’elle alerte sur la nécessaire déconstruction de tout dualisme métaphysique, en nous mettant en garde contre le mortel danger de l’idéologie.

Deuxième principe original : Yves Bonnefoy a tenu à ce qu’une section quantitativement substantielle, et symboliquement exemplaire, soit dévolue à son activité de traducteur ; il considérait que ses traductions faisaient aussi partie de son œuvre propre – chose tout à fait sans exemple encore dans les précédents volumes de poésie publiés en « Bibliothèque de la Pléiade » (il suffit de comparer avec le Pléiade de Philippe Jaccottet, pourtant grand traducteur, où rien de cette activité-là n’a paru). Voilà qui engage toute la pensée de la traduction de l’auteur (qui l’a en particulier réfléchie dans La Communauté des traducteurs en 2000), laquelle permet selon lui de revivre, avec l’autre poète, l’expérience de la poésieen un élan qui excède la seule sympathie et s’apparente bien plutôt à l’Einfühlung, l’empathie. L’exhaustivité en la matière étant exclue, il s’agissait de composer une sacra conversazione : si Shakespeare, qui occupa une place si décisive par la masse de ses pièces traduites (et des essais qui les accompagnèrent) n’y est représenté que par un poème-symbole (« Phénix et Colombe », comme en écho du phénix de Douve et d’Hier régnant désert), en revanche Yeats voit sesQuarante-cinq poèmes intégralement reproduits ; Keats, Leopardi, Pétrarque, même John Donne, ont été représentés de manière significative ; et pour fermer la marche, l’on verra dans le choix d’un poème d’Emily Dickinson une sorte de manifeste : en intitulant sa traduction « Beauté et vérité » pour son insertion en Pléiade, le poète opère une entière réhabilitation de la valeur de vérité qu’assure la « beauté »telle que la poésie souhaite l’attester en dépit de l’horreur de l’histoire ; il donne aussi la parole à une femme, comme il n’a cessé d’en promouvoir la voix (si souvent trahie ou étouffée) dans ses préfaces aux pièces de Shakespeare, tout particulièrement.

Enfin, Yves Bonnefoy a décidé d’un ordre rigoureusement chronologique pour présenter ses écrits, ce qui l’engageait à au moins deux décisions d’importance.

La première, c’était de débuter ouvertement par les textes de la période surréaliste, acceptés du même coup comme commencement de l’œuvre. Cela supposait de revenir sur le choix antérieur de la première édition anthologique, celle de Poèmes en 1978, qui s’ouvrait sur un Anti-Platon expurgé de ses dernières sections lisibles lors de sa parution dans la petite revue surréaliste La Révolution la nuit en 1947 (c’est-à-dire sa proclamation finale d’allégeance : « J’appelle surréalisme l’art d’incendier cette maison, de se reconnaître à ses flammes », ici reproduite p. 37) ; c’était réintégrer le premier recueil publié, Le Cœur-espace de 1945, puis le Traité du pianiste de 1946 à l’origine d’un parcours qui ne reniait plus aucune étape, alors même que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, dans les Entretiens sur la poésie, une sévère remise en cause du surréalisme, du fait du caractère déclaré non critique de son imaginaire, avait bien eu lieu. Mais au moment du centenaire de la naissance d’André Breton, Yves Bonnefoy avait commencé de reconsidérer au positif l’héritage du surréalisme bretonien (textes qui ont été réunis dans Breton à l’avant de soi, en 2001), avant de faire de même pour sa propre production (dans Traité du pianiste et autres écrits anciens en 2008, republication des textes de la période surréaliste, accompagnés de trois essais qui en réévaluaient l’importance à l’aune du déchiffrement de l’inconscient créateur).

La seconde conséquence exigeait qu’explosent certaines publications composites, soit du fait deleur mélange générique, soit du fait de leur principe de regroupement de textes aux dates de composition trop éloignées les unes des autres. C’est ainsi que L’Improbable (dans sa première publication en 1959, comme dans sa seconde très augmentée d’Un rêve fait à Mantoue en 1980), en tant que recueil d’essais, ne pouvait paraître en entier ; mais d’une part, certains de ses essais, comme on l’a vu, se sont trouvés retenus du fait du caractère fondateur de leur poétique (c’est le cas des « Tombeaux de Ravenne », de « L’Acte et le Lieu de la poésie », de « La Poésie française et le principe d’identité ») ; et d’autre part, devaient évidemment paraître en Pléiade les poèmes en prose de « Dévotion », ainsi que les proses poétiques du « Voyage de Grèce » de 1963 (plus tard renommé « Un rêve fait à Mantoue »), et de « Sept feux » en 1967 : lesquelles constituent – en fait après L’Ordalie de 1949-1952 – les archéo-récits en rêve annonciateurs de ce genre d’un type nouveau qui va prendre, dans la suite de l’œuvre, un développement considérable. D’où la création d’une section de regroupement de ces productions, « Textes 1951-1967 », située entre Pierre écrite et L’Arrière-pays.

L’autre exemple en est donné par la disparition du recueil intitulé Récits en rêve en 1987, qui associait sous ce titre rhématique quatre ou cinq ensembles : une reprise – mais sans ses illustrations – de L’Arrière-pays paru en 1972, une autre de Rue Traversière paru en 1977, celle aussi de la fin de L’Ordalie retrouvée en 1975, ainsi que le rassemblement d’un grand nombre de récits, prépubliés de 1977 à 1985, sous le double intitulé de « Remarques sur la couleur » et de « L’Origine de la parole », que viennent compléter une fiction (« Le Peintre dont l’ombre est le voyageur ») et un essai, précurseur des théologies en rêve (« Sur de grands cercles de pierre »). Si le regroupement de 1987 ne pouvait que disparaître, en revanche l’intitulé générique de Récits en rêve, qui y apparaissait pour la première fois, devenait utilisable à trois reprises dans la table des matières : Récits en rêve, 1 pour sous-titrer Rue Traversière (1977) ; Récits en rêve, 2 (1987) pour titrer « Remarques sur la couleur », « L’Origine de la parole » et les deux autres textes associés ; Récits en rêve, 3 pour sous-titrer La Vie errante, en 1993. Ainsi la chronologie s’appuie-t-elle sur la mise en évidence du genre, et réciproquement.

On pourrait prendre un troisième exemple : celui du retour aux dates de publications originales. Tel est le cas de Là où retombe la flèche, bien paru en 1988 avant d’être repris en finale de Début et fin de la neige trois ans plus tard, ou d’Une autre époque de l’écriture, paru la même année avant sa reprise courante en fin de Vie errante cinq ans plus tard : les deux s’inscrivent à leur vraie place sur l’axe du temps.

Il faut également signaler l’insertion de deux types de textes complémentaires. D’une part, treize rubriques « En marge » accompagnent un grand nombre d’œuvres, de Douve à L’Heure présente, en rassemblant notes publiées ou inédites de présentation ou d’évaluation critique, extraits de lettres, fragments ou plans manuscrits inédits, proses ou vers non repris en versions définitives, quatrième de couverture, prières d’insérer ou préface à traduction étrangère : tous documents susceptibles de mieux définir le sens pour le lecteur. D’autre part et enfin, la section finale « Appendices », regroupant des publications de dates pour cette fois très diverses (allant de 1947 à 1975), et considérées par l’auteur ou bien comme secondaires (ainsi « Théâtre de Douve » en 1949, jugé dépassé par Douve sans en avoir été pour autant l’état précurseur), ou bien comme purement documentaires (ainsi la « Déclaration d’intention pour la revue L’Éphémère en 1967). À cela, une exception – et jouant à plusieurs points de vue. Les « Notes en marge de l’Arrière-pays » – une dizaine de pages d’un manuscrit inédit de l’été 1971 retrouvé par Mathilde Bonnefoy – achèvent en fait le volume ; seul texte qui n’aura pas été choisi par l’auteur mais par sa fille, et intégré au volume du fait de sa bouleversante beauté, qui rayonne bien au-delà de la seule précession du chapitre IV de L’Arrière-pays : l’épisode de la visite de « la maison Darles », à Toirac, joue pour l’enfant Yves le rôle d’une révélation du néant contre lequel il lui faudra ne pas cesser de lutter, au nom de la défense et illustration de l’être.

Dernière décision à rapporter, d’une grande importance, prise par l’auteur : celle de confier à chacun des co-éditeurs les manuscrits des œuvres dont il aurait la responsabilité dans l’ensemble retenu – trois mille feuillets, par exemple, pour Dans le leurre du seuil

J’évoquais la première réunion de travail chez Gallimard ; elle fut suivie de bien d’autres, autour d’Yves Bonnefoy, pour déterminer en particulier la répartition des textes entre les cinq co-éditeurs, ainsi que le choix d’un préfacier. Pour ma part, j’ai choisi d’éditer les dernières œuvres dans leur presque totalité (avec toutefois quelques incursions rétrospectives), dans la mesure où j’avais déjà travaillé sur un grand nombre des précédentes pour mes livres et articles, alors que ces dernières restaient encore quasiment vierges de tout commentaire.

Par ailleurs, il a été jugé utile par Hugues Pradier – avec accord de Mathilde Bonnefoy – qu’un « Avant-propos » complète (sur un plan d’histoire de l’œuvre et de son auteur, avec définitions des principales notions de sa poétique)le point de vue d’une nature plus personnelle exposé en préface. Là encore en collaboration entre Daniel Lançon et moi, une importante chronologie a été établie à partir de celle, inédite et extrêmement complète, écrite par Yves Bonnefoy jusqu’en 2007 en préparation de la publication italienne de son Operapoetica chez Mondadori ; Daniel Lançon a également mené à bien une précieuse bibliographie critique, exhaustive en ce qui concerne les travaux menés sur la poétique et la poésie d’Yves Bonnefoy (à l’exclusion, donc, de ceux portant sur sa critique d’art, ou plus généralement sur son rapport à l’art), ainsi qu’un précieux index nominum permettant de s’orienter autrement dans l’ensemble du volume. Cet appareil critique de quelques trois cents pages (sur les mille huit cents que compte le livre)comprend enfin les « notices » ou « notules » introductives pour chaque œuvre, les « notes sur le texte » rendant compte de l’histoire souvent complexe des publications, et les « annotations » élucidant les diverses questions d’intertextualité, d’intratextualité ou de situations référentielles propres à éclairer la lecture ;le tout se trouve enrichi des éléments les plus significatifs provenus de la consultation des manuscrits.

Quelles attentes peut-on nourrir une fois cet énorme travail accompli ? Tout d’abord, pour tout amateur de poésie,un accès rendu plus aisé à la lecture d’une très grande œuvre : que tous les textes poétiques soient là rassemblés facilite leur confrontation, à la fois dans leurs multiples renouvellements formels et thématiques, et néanmoinsdans leur lumineuse et profonde unité, pour paraphraser Baudelaire. Mais cette édition de référence constitue aussi, incontestablement,une irremplaçable basede travail pour toute la recherche future.

 

Aymen Hacen. Auteur de plusieurs livres sur Yves Bonnefoy, qu’est-ce qui justifie la pluralité de vos travaux le concernant ? Son œuvre peut-elle à ce point être considérée comme riche, multiple, inépuisable ? Qu’est-ce qui la caractérise par rapport à ses contemporaines ?

 

Patrick Née. Je commencerai par répondre à vos deux dernières questions, qui sous deux angles différents abordent le même phénomène. Il est de fait que l’œuvre d’Yves Bonnefoy présente des caractères uniques par rapport à d’autres, de son siècle, parmi celles qu’on peut dire majeures.

Cela tient d’abord à la longue période de formation d’une quinzaine d’années qui a décidé de sa culture ; non que ce soit cette culture qui l’aurait fait écrire – puisque, on va le voir, le moteur de l’écriture est situé par lui tout à fait en-deçà, dans les émotions pré-langagières de la petite enfance, ou sous la poussée de l’inconscient de l’adulte où tout se conserve au présent – l’un et l’autre garants du resurgissement possible de la présence avec laquelle le petit enfant, l’infans, communiquait de plein pied, et sans le savoir. Mais ici tout s’accomplit selon les lois de la dialectique ; et cette « présence » n’a chance d’être retrouvée que de l’intérieur d’une représentation par et dans le langage (qu’il soit verbal pour la poésie, plastique pour les beaux-arts, spatial pour l’architecture, acoustique pour la musique) ; de sorte que l’improvisation inspirée, venue dans une large mesure des strates de l’inconscient, doit traverser le langage acquis, où s’est sédimentée une vaste culture dans plusieurs domaines ; ces sédiments à leur tour, portés par ce flux, déposent sur les rives du poème.

Là se situe la singularité du cas Bonnefoy. Qu’il ait été tôt fasciné par les grands poètes du passé en se promettant de suivre leurs traces ne le distingue nullement : c’est le cas de tous. Dès l’école primaire il s’est enthousiasmé pour une anthologie de Hugo, il a ensuite découvert Chénier, et Vigny qu’il a beaucoup chéri, mais aussi Racine grâce aux petits classiques de sa sœur aînée, jusqu’à écrire une tragédie dont nous ne connaîtrons que le titre, Don Carlos ; à l’adolescence il découvre Nerval et Baudelaire en lisant René Lalou, et Virgile en classe de troisième lui ouvre la question du lieu (« EoRomam », qui en réalité est un exemple de grammaire latine, mais peu importe) ; plus tard ce sera… Valéry, du fait de sa maîtrise de la forme –contre laquelle il ne tardera pas à s’insurger, du fait de sa découverte du surréalisme – un coup de foudre due à la Petite Anthologie poétique du surréalisme de Georges Hugnet, que lui prête son professeur de philosophie.

C’est un bouleversement. Il a, depuis l’enfance, écrit des vers, dès huit on neuf ans sa tante et marraine peut lui dédicacer une anthologie de poésie en ces termes : « À mon neveu, futur poète » ; mais il déclarera en 2000, dans un important entretien avec Maria Silva da Re, que jusqu’à Ruptures d’univers (recueil d’adolescence écrit de dix-sept à vingt ans, resté volontairement inédit), il s’agissait de « vers sans véritable nécessité », en dépit de l’ambition de ce dernier titre ; la véritable rupture ayant eu lieu, ajoute-t-il alors, avec Le Cœur-espace composé en 1945 et dont un seul et bref fragment a confidentiellement paru l’année suivante dans le n°1 de la petite revue fondée par le jeune poète, La Révolution la nuit . Ce poème aux versets soulevés d’un souffle litanique obsédant devra attendre 2001 pour une publication intégrale, mais il a dorénavant l’honneur d’ouvrir, dans la Pléiade, aux Œuvres poétiques tout entières. Et de quelle rupture s’agissait-il ? celle, précise-t-il, « du discours », qui « s’effaçait dans des mots, des phrases dont la signification m’était pour une grande part inconnue » : « précisément la parole de l’inconscient », ici portée par « l’écriture automatique » que prônait Breton comme le genre surréaliste par excellence. Telle est donc la grande leçon reçue de ce mouvement : une pratique de l’image surprenante tout droit venue d’une dictée de l’inconscient ; contrairement à une partie de la critique qui n’a pas bien compris la vraie nature des reproches ensuite faits au surréalisme (et largement exposés en 1976 dans l’entretien accordé à John E. Jackson, puis en 1980 dans la Lettre adressée au même), il ne s’agit pas d’une critique de l’image comme telle – à laquelle Yves Bonnefoy est toujours resté fidèle –, mais de l’absence consécutive d’analyse des enjeux inconscients qu’elle induit : l’image comme une bouteille à la mer échouée sur le rivage, sans que le promeneur qui la ramasse cherche à en déchiffrer le message. L’objection sera clairement formulée à l’encontre de Breton, quant au relatif échec de son rapport à Freud. Autrement dit, la vocation auto-analytique du poète commence là, à partir et au-delà du surréalisme (plus que contre lui). Telle est la première des originalités d’Yves Bonnefoy : à la différence de bien d’autres poètes ses contemporains (Jouve mis à part) – qu’on pense à Char, à Jaccottet, à Ponge –, il n’a pas craint d’aborder la part inconsciente de son inspiration, et d’accueillir avec le plus grand intérêt les propositions critiques qui lui ont été faites à ce sujet.

Mais il faut aussi compter avec la triple formation intellectuelle du jeune homme qu’il fut, débarqué à Paris à vingt ans, à l’automne 1943.

D’une part, son intérêt pour les mathématiques ; s’il n’a pas passé les grands concours scientifiques à l’issue des deux années de mathématiques supérieures puis spéciales qu’il vient de traverser, c’est parce qu’il souhaite devenir poète et non pas ingénieur ; mais il obtient en Sorbonne des certificats de mathématiques et de logique, et encore en 1948 il suit les cours que donne Bachelard (dont il a lu avec passion La Philosophie du non dès 1943) à l’Institut d’Histoire des Sciences, où il obtiendra un certificat d’Histoire et Philosophie des sciences. Même si cette passion pour les mathématiques ne pourra se maintenir, faute de temps et d’études à lui consacrer, il lui en restera le goût pour les nombres premiers(hommage leur est rendu dans les dix-neuf points de suspension scandant les laisses de Dans le leurre du seuil), sur fond de cette conviction profonde : en mathématique, il n’y a aucune dissociation entre signe et sens, absolument comme le souhaite de son côté – mais cette fois en un élan utopique – la poésie.

D’autre part, sa formation philosophique. Jean Wahl, l’introducteur de Kierkegaard en France avec ses Études kierkegaardiennes(son jeune lecteur y voit « une œuvre de poésie ») – c’est-à-dire du premier et historique existentialisme, qui n’est donc pas celui de Sartre –,Jean Wahl, donc, est son « maître en philosophie », comme le célèbre en 2015 « Ensemble encore », le dernier grand poème testamentaire. L’étudiant en suit les cours en Sorbonne (sur Heidegger et Jaspers) ;c’est sous sa direction qu’il soutient en 1950 son mémoire de Diplôme d’études supérieures (qui sera honoré d’un « 16 », mais ultérieurement détruit) sur Baudelaire et Kierkegaard ; dès 1948, il assiste aux séances du Collège de philosophie fondé par Jean Wahl, et là seront prononcés deux de ses principales conférences reprises dans L’Improbable de 1959 : « L’acte et le lieu de la poésie » en 1957, « Le temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento » en 1958. Cette culture philosophique s’alimente également aux cours en Sorbonne de Jean Hippolyte sur Hegel, de Maurice de Gandillac, ou au Collège de France d’Henri-Charles Puech sur la gnose, système d’un dualisme radical qui va marquer en profondeur (mais pour la réprouver) la pensée du poète. Elle ne se nourrit pas moins de lectures décisives : d’un côté l’existentialisme de Chestov (Le Pouvoir des clefs), ou dès 1943 Bataille le grand désidéalisateur (L’Expérience intérieure, la revue Documents), de l’autre L’Être et l’essence d’Étienne Gilson pour la compréhension de la pensée chrétienne, ou Éros et agapè d’Anders Nygren pour le fondement théologique de l’amour. En juin 1951 (il a vingt-huit ans), un sujet de thèse est déposé auprès de Jean Wahl sur Le Signe et la signification ; il faudra cependant attendre quatre ans plus tard pour que le travail soit réellement entrepris, à la condition donnée par Wahl d’une étude préliminaire traitant de la réflexion anglo-saxonne sur le sujet – ce sera l’important article d’abord paru en anglais en 1958, Critics, English and French, and the DifferencesbetweenThem, puis en français l’année suivante.

Enfin, sa formation en histoire de l’art. C’est un autre maître qu’il se donne dès 1950 en la personne d’André Chastel, qui vient de soutenir sa thèse sur Art et humanisme à Florence, et qui l’invite pour de longues années à son séminaire de l’École des Hautes Études. C’est à ce spécialiste de la Renaissance italienne qu’il demande de diriger en histoire de l’art sa « thèse complémentaire » de celle enregistrée en philosophie, sur La Signification des formes chez Piero della Francesca (la thèse ne sera jamais écrite, mais la pensée de Piero hantera toute l’œuvre jusqu’à La Stratégie de l’énigme en 2006). Au séminaire de Chastel, il découvre l’importance d’une dialectique essentielle, qui structure la discipline, entre deux courants d’apparence contradictoire : d’une part, la sainteté du fait historique, tel que l’a établi la grande école positiviste française du début du siècle (Émile Mâle, Émile Bertaux, les spécialistes de Byzance comme Charles Diehl ou Louis Bréhier) ; et d’autre part, la recherche de la subjectivité créatrice aux prises avec ces données objectives de l’histoire, telle que vient de la développer le grand mouvement de l’iconologie fondée par Erwin Panofsky ou Aby Warburg. La découverte de l’Italie dès le printemps de 1950, qui entraîne neuf voyages décisifs de 1950 à 1969 où sont en particulier découverts sur les lieux de leurs créations les chefs-d’œuvre du Quattrocento d’un côté, et ceux du baroque de l’autre, vont constituer une expérience poétique fondamentale, qui animera décisivement l’écriture de L’Arrière-pays en 1971, après celle, savante, de Rome, 1630, l’horizon du premier baroque publié l’année précédente : Masaccio découvert à la chapelle Brancacci de Florence, Michel-Ange à la chapelle médicéenne de San Lorenzo, Piero della Francesca à San Francesco d’Arezzo, le Baldaquin du Bernin à Saint-Pierre de Rome… Là encore, d’importantes lectures des meilleurs historiens de la Renaissance ou du Baroque ont constitué une culture aussi profonde qu’étendue en deux langues couramment pratiquées : l’italien (Roberto Longhi, Lionello Venturi, Giulio Carlo Argan, Alessandro Parronchi) et l’anglais (Bernard Berenson vite critiqué, John Pope-Hennessy, Kenneth Clark, Rudolf Wittkover, etc.).

Or, il faut ici préciser deux choses, concernant le retentissement de cette double formation en philosophie et en histoire de l’art sur l’œuvre aussi bien poétique qu’essayiste. Je ne connais pas de poète qui ait, autant que Bonnefoy, intégré jusque dans leurs poèmes un certain nombre de référents philosophiques décidés structurels, comme la guerre faite à « l’Idée » platonicienne depuis Anti-Platon, ou l’allégeance inverse faite à « l’Un » plotinien, ainsi que l’élection de la certitude sensible en opposition à Hegel tout en en adoptant le moteur dialectique, en liaison avec la reprise kierkegaardienne – seul René Char, se fondant sur la conception du temps d’Héraclite, l’Éternel retour nietzschéen ou l’historial heideggérien, pourrait sur ce point lui être comparé.

Et la chose est encore plus nette en ce qui concerne l’histoire de l’art : si, depuis Diderot, il est une tradition française qui associe la critique d’art à l’écriture littéraire, et qui spécialement depuis Baudelaire lie cette critique d’art à la poésie (comme le prouveront Apollinaire, Éluard et Breton, Mandiargues et Limbour, Ponge ou Dupin) – il s’est toujours agi de critique d’art, envisageant la production des artistes contemporains, frères des poètes, par hommages interposés, préfaces d’exposition, manifestes, etc. Mais il ne s’est jamais agi, pour aucun, d’enquêter en historien sur les arts du passé ; Breton lui-même n’a revendiqué d’établir une archéologie du surréalisme, en remontant allégrement le cours des siècles, qu’en dehors de toute discipline historienne. Or, c’est en quoi le cas Bonnefoy est exceptionnel : car lui a intégré, de par sa formation au séminaire d’André Chastel, les codes de l’histoire de l’art – attributionnisme, connaissance du milieu (intellectuel, politique, idéologique, religieux), commandes et mécènes, voyages et influences, déchiffrements iconiques ; et cela, sans perdre pour autant son intuition propre de poète quant à la création même, avec dans ses écrits des sauts interprétatifs fondés sur son entrevision du phénomène créateur, qui en font autant de micro-récits en rêve déplacés au sein de pages tout à fait savantes (ainsi la page sur l’autoportrait de Goya avec le docteur Arrieta son médecin, comme trouée de l’art par la compassion, dans le Goya, les peintures noires). De ce point de vue, deux ouvrages atteignent à la qualité de chefs-d’œuvre d’une histoire de l’art sœur du poétique : le Rome, 1630 de 1970, augmenté en 1994, à la bibliographie exemplaire montrant que tout sur la question a été lu (et en plusieurs langues) pour la production de cet ouvrage ; et le Giacometti. Biographie d’une œuvre, de 1991, qui dresse un panorama exhaustif des arts et des systèmes de pensée de toute une époque, en interaction avec l’évolution d’une des œuvres-phares du siècle.

Voilà qui me permet de remonter à la première de vos questions, concernant la justification d’avoir consacré tant de mes travaux à un univers de création aussi complexe – même si, bien entendu, l’accès au cœur de cette poésie ne se fait pas moins intuitivement, par l’ouverture du cœur et de l’esprit, et par l’émotion des sens : en accédant directement à la table du Simple – une expression qu’aima le poète, dans mon propre travail.

Le premier essai, Poétique du lieu dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, ou Moïse sauvé (paru aux Presses Universitaires de France en 1999), abordait l’une des dialectiques fondamentales mise en évidence par le premier grand essai réflexif du poète, L’Arrière-pays publié en 1972 : celle de l’Ici et de l’Ailleurs, ces deux spatialisations du lieu réunies en un carrefour qui fournit la matière du célèbre incipit (« J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours »). – Inquiétude, mais de quoi ? Du fait que le chemin qui a été pris, au sein du territoire balisé de l’Ici auquel il conduit ou dont il ne permet pas de sortir, fait aussitôt choisi l’objet d’un secret regret : n’aurait-on pas dû prendre l’autrechemin, celui qui paraissait mener alors à un Ailleurs doté de qualités d’autant plus merveilleuses (« un pays d’essence plus haute ») qu’elles se trouvaient du même coup perdues ? L’essentiel ici, pour moi, c’était de montrer la puissance de séduction d’une telle fantasmatique, et la nécessité pour le poète d’y couper court : c’est-à-dire à quel point L’Arrière-pays retournait dialectiquement l’attrait occidental nostalgique pour l’Ailleurs (depuis, en fait, le romantisme) en sa critique exemplaire, d’ordre aussi bien métaphysique que métapsychologique. Un autre de mes essais, L’Ailleurs en question. Essais sur la littérature française des XIXe et XXe siècles (Hermann, 2009), envisage justement ce tournant romantique de l’Ailleurs non plus comme « grandes découvertes » exploratoires concrètes, mais comme retour nostalgique à un état d’avant la chute métaphysique ou, sur le plan psychologique, d’avant la séparation avec la mère des origines. Il était dès lors légitime qu’il fût officiellement dédicacé à Yves Bonnefoy, qui m’en avait décisivement donné l’intuition.

À la question du lieu (non plus haut lieu de « l’imaginaire métaphysique », ni vrai lieu de la nostalgie psychologique, mais lieu où vivre et mourir selon notre finitude) s’est aussitôt greffée celle de l’image ; car si la poésie garde mémoire de la « présence » au tout du monde qu’éprouve spontanément l’enfant (pour qui il ne saurait y avoir d’Ailleurs puisqu’il vit dans un Ici qui le comble), elle ne peut l’exprimer qu’avec ces représentations que sont les images, verbales ou plastiques aussi bien – l’art faisant alors partie intégrante de la poésie. Images faites de mots pour le poète, de lignes et de couleurs pour le peintre, et qui, en ce qui concerne l’expression de l’ici de la présence, risquent fort d’en trahir l’expression, du fait d’un détournement par l’ailleurs de l’imagination. Pour Yves Bonnefoy en effet, l’imagination est maîtresse d’erreur et de fausseté, du point de vue de la restitution de l’expérience sensible seule attendue, qui doit aller jusqu’à la « rugueuse réalité à étreindre » telle que l’a revendiquée Rimbaud.

Aussi le plus ambitieux de mes essais, Yves Bonnefoy penseur de l’image(Gallimard, 2006), s’est-il affronté à la question de la représentation, avec pour sous-titre Les Travaux de Zeuxis, pris en l’honneur de ce peintre du siècle de Périclès dont toutes les œuvres ont été perdues, mais non pas les légendes attachées à son génie, qui l’ont rendu mythique ; d’où le cycle des Raisins de Zeuxis rassemblés dans La Vie errante en 1993, comme une suite de travaux dignes de ceux d’Hercule, consacrés au triomphe de l’art garanti par la perfection de la mimésis. J’y rendais compte de ce double refus exprimé dans La Présence et l’Image, la capitale Leçon inaugurale du Collège de France, n’être ni iconophile ni iconoclaste : c’est-à-dire rester critique de l’image dans l’image même en évitant d’en devenir idolâtre, c’est-à-dire de la substituer à la présence de l’être ou de la chose dont elle n’est qu’une trace ; et pour autant, ne pas brûler les images sur l’autel de l’absolu, en une dérive sectaire et vite totalitaire substituant cette fois l’Idée abstraite à toute présence inscrite dans le sensible. Du fait de l’intérêt d’Yves Bonnefoy pour la pensée de l’art de Georges Duthuit (l’auteur du Feu des signes, publié chez Skira en 1962 sur l’art de Byzance), dont il a tôt édité en 1974, dans sa prestigieuse collection « Idées et recherches » qu’il avait ouverte chez Flammarion l’année précédente, un ensemble d’inédits significativement rassemblés sous le titre de Représentation et Présence, j’ai pu mener l’enquête à partir de la Querelle des images byzantine, puis à partir des retrouvailles de la mimésis antique dans l’art italien de la Renaissance, ayant donné lieu à trois siècles d’Ut picturapoesis faisant de la poésie et de la peinture les sister arts. La question centrale étant, pour moi, la position dialectique du poète penseur vis-à-vis d’une mimésis à la fois critiquée et sauvée.

Je dois dire que je suis loin d’avoir épuisé la question de son rapport aux arts – la peinture n’étant sans doute pas à ses yeux l’art princeps, qui est bien plutôt l’architecture, d’une part ; et d’autre part se pose la question de la reconnaissance de cette œuvre dans le champ de l’histoire de l’art, qui n’est pas établie comme elle le devrait. Aussi ai-je en préparation un grand projet qui souhaite y répondre, intitulé D’art et d’essai chez Yves Bonnefoy. Voilà un exemple de la nécessité de continuer les recherches entreprises sur cette œuvre !

Le troisième grand chantier a logiquement découlé des deux précédents : il s’agissait du rapport de l’écriture à l’inconscient, qui détermine à la fois la « névrose » de l’Ailleurs (l’expression est de l’auteur), et la part d’« imaginaire métaphysique » qui lui est liée dans l’Image. D’où mes trois essais à ce sujet : Zeuxis auto-analyste. Inconscient et création chez Yves Bonnefoy (Bruxelles, La Lettre volée, 2006), Pensées sur la « scène primitive ». Yves Bonnefoy lecteur de Jarry et de Lely (Hermann, 2009), et leur suite actuelle, à paraître aux « Classiques Garnier » en octobre 2023 : Yves Bonnefoy, l’inconscient à l’œuvre, ou Zeuxis auto-analyste II, qui envisage les dernières années de production de l’auteur particulièrement riches en ce domaine, comme cela a été précisé plus haut.

Un quatrième axe ne devait pas moins être pris en compte : celui de la conception du signe lui-même, et de l’usage des figures de style (symbole contre allégorie, métonymie « poétique » liée à l’ancrage référentiel hors langage, plutôt que métaphore ne faisant que redoubler l’imaginaire de (et dans) la langue). Cet axe s’est vu développé dans deux essais : Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy (Hermann, 2004) et, cette année, accompagnant la parution du Pléiade, Yves Bonnefoy, critique et poésie (Hermann, mars 2023), qui fait le point sur toutes les notions de poétique articulant à la fois la pratique par l’auteur de sa propre poésie, et sa compréhension de celle des autres.

Aymen Hacen. Comme Yves Bonnefoy, vous êtes né à Tours. Quel rôle réel ou symbolique la ville de Tours joue-t-elle dans l’imaginaire et l’œuvre poétiques d’Yves Bonnefoy ? S’agit-il d’un pôle attractif ou répulsif ?

Patrick Née. C’est le quatrième chapitre de L’Arrière-pays qui répond à votre question : il est fondé sur une opposition structurelle, celle de Tours la ville natale et de Toirac, au cœur du territoire des ancêtres bergers et paysans des Causses, où le grand-père maternel, Auguste Maury l’instituteur, avait élu domicile lors de sa retraite, au premier étage d’une vaste demeure ceinte de terrasses donnant sur un grand parc dominant le Lot. L’enfant y passait ses grandes vacances – un temps suspendu dans l’été comme un retour au paradis terrestre ; et par contraste, inévitablement, le décor, la population, l’emploi du temps de Tours pendant le reste de l’année ne pouvaient que lui apparaître comme un ici contraignant face au premier des ailleurs vécus. Cependant Tours aussi réservait à l’enfant son lot d’émotions, qui parcourent l’œuvre. Ainsi le « jardin des bêtes et des essences », c’est-à-dire le Jardin Botanique(à l’origine créé pour alimenter en simples et plantes médicinales l’hôpital Bretonneau de la ville) apparaissait-il au petit enfant qu’on y promenait comme un autre monde, « en somme, un peu le jardin d’Éden » (selon « Rue Traversière », en 1977) ; et au square des Prébendes, beaucoup plus proche du premier domicile familial de la rue Galpin Thiou située à l’arrière de la gare, c’était la statue du buste de Racan, le poète des Bergeries, qui éveillait le goût pour la poésie pastorale – jusqu’à son plein accomplissement beaucoup plus tard, lors de la classe de troisième, à la lecture des Bucoliques de Virgile. Il y avait aussi la rue Traversière justement, qui a donné son nom au premier recueil de récits en rêve : une rue insituable sur le plan mental de la ville gardé en mémoire (sans doute, en fait, la rue Victor Hugo), qui menait à l’ouest jusqu’au Jardin Botanique – et non pas vers le parc de l’archevêché et la cathédrale, en plein quartier riche « où tâtonnait une gamme » de piano bourgeois dans le lointain, ce qui donnait à l’enfant qui passait par là pour aller au lycée l’envie de « pousser un cri » qui en dissiperait d’un coup l’étouffante atmosphère – à la manière de Rimbaud voulant fuir l’enfermement de Charleville… Certes, l’église Saint-Étienne toute proche, d’un lourd néo-gothique sans âme, et où le petit Yves de sept ans avait refusé de se rendre, ayant décidé une fois pour toutes qu’il n’irait pas au catéchisme, se trouvera fantastiquement métamorphosé en chef-d’œuvre palladien, plaqué sur ses murs de tables de marbre rose, dans Sept feux : car c’est aussi dans ce quartier du centre qu’eut lieu l’initiation à l’art, via l’architecture de la gare de Tours – une des réalisations de Victor Laloux, l’auteur de celle d’Orsay à Paris – aux piles monumentales coiffées des statues allégoriques des villes desservies par le Paris-Orléans (le PO), la grande ligne de chemins de fer menant de Paris à Bordeaux : Limoges et Nantes, Bordeaux et Toulouse, grandes femmes coiffées de diadèmes, aux bras chargés de vases ou d’ancres de marine, avec des cornes d’abondance débordantes de fruits ornant leurs piédestaux.

Or, c’est cette activité ferroviaire qui est à l’origine du choix d’Élie Bonnefoy, le père du poète, de s’exiler à Tours pour y exercer son métier de fondeur aux ateliers de montage de la ville ; et c’est tardivement qu’Yves Bonnefoy en témoigne dans une préface accordée à un livre de photographies, Atelier des silences, en 1997 (reprise dans Un débris de miroir en 2006), qui a fixé sur la pellicule non le lieu de travail du père, disparu sous les bombes de la Seconde Guerre mondiale, mais son équivalent, reconstitué en banlieue proche, à Saint-Pierre-des-Corps ; avouant à cette occasion de bouleversante façon n’avoir écrit que pour donner la parole à son père, qui n’avait pas les mots.

Cependant L’Arrière-pays signale clairement le point de rupture d’avec le paradis d’enfance : après la mort des grands-parents Maury cessèrent les retours à Toirac ; il y eut conversion de l’énergie désirante du côté des études menées au Lycée Descartes (le grand lycée classique du centre-ville) – ainsi la passion pour le latin et ses quatre modes d’expression du lieu (où l’on est, d’où l’on vient, où l’on va et par où l’on passe), ainsi que la découverte de nouveaux univers littéraires chez le marchand d’invendus situé dans la gare même par où l’adolescent transitait sans cesse (une fois son père mort et sa mère établie institutrice dans un village des environs, à Saint-Martin-le-Beau, relié à Tours par une petite ligne) : en particulier Bachelard pour les sciences et Valéry pour la poésie. Jusqu’au choc du prêt, par son professeur de philosophie de terminale, de la Petite Anthologie poétique du surréalisme, qui le décidera, deux ans plus tard, à quitter Tours pour Paris.

Il faut pourtant ajouter ceci : le poète vieillissant a eu plaisir à retourner dans sa ville natale, à l’occasion de trois expositions : en 1978, à l’occasion de la création du « Fonds Yves Bonnefoy » à la Bibliothèque de Tours (à laquelle vient d’être léguée par la fille du poète sa bibliothèque de travail du 63 rue Lepic à Paris) ;  en 1993, pour l’exposition des écrits sur l’art et livres avec des artistes,  au Château de Tours ; en 2005, avec la double exposition organisée au Château (à nouveau ses livres d’artistes) et au Musée des Beaux-Arts (Assentiments et partages, réunissant un florilège de peintures et gravures aimées ou commentées dans l’œuvre). J’ajoute qu’entre 2007 et 2014, il a répondu à l’invitation que lui faisait la ville d’organiser six cartes blanches où furent invités artistes et universitaires autour de grands sujets, deux d’entre elles ayant été éditées par mes soins (Poésie, arts, pensée. Carte blanche donnée à Yves Bonnefoy [2007-2008], textes rassemblés par Yves Bonnefoy et Patrick Née, Paris, Hermann, 2010).

Aymen Hacen. À l’édition de quelles autres œuvres, complètes ou inédites, les lecteurs d’Yves Bonnefoy doivent-ils s’attendre dans les prochaines années ?

Patrick Née. Yves Bonnefoy a exprimé très clairement son désir à sa fille, Mathilde, qu’il a désignée comme son ayant-droit : pas de publication indiscrète d’inédits. Ce qu’il avait lui-même estimé digne d’être édité l’avait été par ses soins de son vivant : qu’on songe au Traité du pianiste et autres écrits anciens, en 2008, où l’intégralité du Cœur-espace de 1945 est révélée au public, et des textes tout à fait inaccessibles remis à disposition des lecteurs ; même chose dans l’édition de la Pléiade. Il n’y aura donc nulle surenchère éditoriale sur ce plan.

Aymen Hacen. Le poète et universitaire Emmanuel Godo rend un fervent hommage à Yves Bonnefoy dans son dernier recueil de poèmes, Les Égarées de Noël (Gallimard, 2023). Dans l’entretien que nous avons eu avec lui, il déclare : « Yves Bonnefoy, pour moi, c’est la volonté, la clairvoyance, le refus de réduire la poésie à un enfumage, à des enfantillages, un pouvoir au-dessus de ses moyens. Dans le poème “Yves Bonnefoy !”, je place une exclamation car l’œuvre de cet immense poète est souvent accaparée par des discours critiques qui l’étriquent, la rendent intimidante, la castrent de sa dimension sensorielle, profondément ancrée dans le corps du monde. La poésie d’Yves Bonnefoy est chaleureuse, hospitalière, sensuelle. Le point d’exclamation vient rappeler qu’elle n’appartient pas aux gardiens du temple, à ceux que j’appelle dans mon poème les “engoncés” qui intellectualisent à outrance sa posture, coupe sa parole du grain de sa voix. Toujours, autour des grands poètes, se constituent des coteries, des clans, tout un réseau de captation d’héritage. Je raconte dans ce poème comment un énergumène, au Marché de la poésie, vient me faire reproche d’aimer Bonnefoy. S’ensuit une scène drolatique où je défends Bonnefoy. » (Cf. Souffle inédit du 23 mars 2023)

Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Est-ce que c’est la poésie d’Yves Bonnefoy ou l’homme devenu institution qui pouvait ainsi susciter des critiques, des jalousies ou des querelles de chapelle ?

Patrick Née. J’ignore qui Emmanuel Godo entend stigmatiser sous l’appellation de « gardiens du temple », ensuite aimablement qualifiés d’« engoncés » (de quel « temple » veut-il parler ? cette édition de la Pléiade est-elle pour lui ce « temple » où l’on s’« engonce » ?) ; et l’on ne peut qu’être surpris de le voir réduire le « discours critique » tenu sur l’œuvre d’un très grand poète à une véritable caricature : comme si tout acte critique à l’égard de cette œuvre ne pouvait que « l’étriqu[er] », et jusqu’à la « castr[er] » !

Il est tout particulièrement malvenu d’appliquer ce jugement à une œuvre qui n’a cessé d’affirmer sa filiation baudelairienne : Baudelaire a proclamé la critique sœur de la poésie, de par la nature critique de toute poésie authentique, et par sa pratique personnelle(sur Wagner ou sur Poe, pour ne prendre que ces deux exemples). Il a été suivi en cela par Yves Bonnefoy, qui fut professeur au Collège de France et l’auteur d’une œuvre essayiste immense consacrée aux poètes du « quadrangle » (Baudelaire, Rimbaud, Nerval et Mallarmé), à Shakespeare, à Breton, à Louis-René des Forêts (qu’il a arraché, dans « Une écriture de notre temps », aux hypothèses de Blanchot sur Le Bavard comme pur épuisement de la littérature), voire même à Borges (détourné de la doxa l’enfermant dans la bibliothèque de Babel, sans plus aucun contact prétendu avec la réalité extérieure) – autant qu’à un grand nombre d’artistes, de Mantegna à Piero, du Bernin à Poussin, de Goya à Giacometti. Mais il y a mieux : Yves Bonnefoy était particulièrement attentif aux essais critiques qui lui étaient consacrés (ceux de Michèle Finck, Jérôme Thélot, John E. Jackson, François Lallier, Daniel Lançon, Patrick Werly ou moi-même), et entretenait avec leurs auteurs des rapports de bienveillance puis d’amitié ;enfin son choix d’une équipe de critiques amis pour l’édition de ses Œuvres poétiques en est une marque évidente.

De sorte que je répondrai en ces termes au dernier volet de votre question : cette déclaration de guerre gratuite envoyée aux commentateurs d’une œuvre que, par ailleurs, on prétend célébrer, relève bien elle-même de ces « jalousies ou querelles de chapelle » que peuvent susciter les grandes œuvres ; et il est clair que c’est la mort du grand homme qui rend possible ce genre de comportements, auparavant tenus en respect (ou refoulés) de peur précisément de susciter les réactions négatives du dit grand homme, qui aimait voir régner au contraire l’harmonie autour de lui.

Aymen Hacen. Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Édouard Glissant en 2011, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?

Patrick Née. Tous ces poètes ne sont pas, à mes yeux, aussi « grands » les uns que les autres, mais là n’est sans doute pas la question. Il est de fait qu’une grande génération poétique est arrivée à son terme ; parmi celle qui prend la relève, où d’importantes voix se sont fait entendre selon moi, l’avenir, comme toujours, sera seul juge ; et l’oubli où se trouve aujourd’hui la poésie jusque dans les médias dits culturels, ainsi que dans les références des intellectuels médiatiques ou non, n’y change rien : la poésie, expression vitale, ne saurait être jamais étouffée.

En ce qui concerne « performances » ou « installations », en fait l’argument d’avant-gardisme auto-promotionnel tombe vite si l’on songe – pour en revenir à Yves Bonnefoy – que la Leçon inaugurale qu’il a prononcée au Collège de France, le 4 décembre 1981, s’est d’abord vue perturbée par des zélateurs du lettriste Isidore Isou,criant à l’élection d’un nouveau « Déroulède » ! Ainsi la performance prétendait-elle déjà occuper le terrain. De la même façon qu’on est aujourd’hui revenu de l’idée que le livre numérique allait éradiquer le livre tout court, on ne voit pas pourquoi la poésie écrite disparaîtrait au profit de manifestations strictement conceptuelles – l’art dit « conceptuel » présentant lui-même aujourd’hui des signes d’essoufflement quant à sa valorisation exclusive sur le marché de l’art … N’oublions jamais que toute poésie authentique ne peux qu’être l’ennemie du concept.

Aymen Hacen. Vous avez consacré un grand essai à Lorand Gaspar, intitulé Poétique du vivant (Hermann, coll. « Savoir lettres », 2020). Vous étiez liés et vous êtes même venu le voir en Tunisie, son pays d’adoption. Quels souvenirs avez-vous de cet homme à la fois généreux, voire affable et mystérieux ? Peut-on espérer le voir un jour entrer en Pléiade ?

Patrick Née. De Lorand Gaspar, le souvenir ému qui me revient aussitôt est celui de son noble visage qu’éclairait un très bienveillant sourire. Immédiatement après me revient le sentiment d’une grande intelligence, qui embrassait les deux grands domaines du savoir, celui des sciences comme celui des arts, sous la tutelle d’une profonde humanité : ce sens de l’humain s’était évidemment forgé au contact de la souffrance et de la mort, quotidiennement côtoyées dans l’exercice de son métier de chirurgien voué à la réparation des corps et non moins soucieux du soulagement des âmes. Cette vision d’un tout liant l’esprit à la matière lui faisait aussi bien inclure l’humain dans l’ensemble du vivant – minéral, végétal et animal –, avec une prescience remarquable de ce qu’on appelle couramment aujourd’hui l’anthropocène, et de ses dangers potentiellement irréversibles, la nature n’ayant plus du tout à être mise en coupe réglée par un homme qui en est partie prenante, et qui en dépend entièrement pour sa propre survie.

Quant à savoir si son œuvre, d’autant plus importante qu’elle est parfaitement en phase avec la prise de conscience écologique d’aujourd’hui, entrera ou non un jour dans la « Bibliothèque de la Pléiade », ce Panthéon des Lettres françaises et étrangères,je ne saurais vous répondre sur ce point, qui dépend de multiples facteurs hétérogènes (de reconnaissance aussi bien économique que culturelle fondée sur l’importance acquise du lectorat, les choix de la critique et de l’Université, les filiations revendiquées par les nouvelles générations de poètes).

Aymen Hacen. Il s’agit d’une question récurrente par laquelle nous souhaitons déplacer les lignes afin de mieux voir les choses : si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ? Il en va de même pour un texte écrit par l’un de vos auteurs de prédilection.

Patrick Née. En ce qui concerne le premier point soulevé, j’ai trop lu Nietzsche (dans le but de mieux comprendre René Char, qui l’a beaucoup pratiqué dès sa jeunesse) pour ne pas savoir que ce qui distingue celui qu’il valorise du nom de « surhomme », c’est de ne jamais rien désirer qui ne soit désirable à chaque reprise, selon la loi de l’Éternel retour : voilà qui exclut de désirer faire d’autres choix que ceux déjà faits au cas où « tout [serait à] recommencer ». Tout nietzschéisme mis de côté, bien entendu on pourrait penser que les principales erreurs commises au cours d’une vie, et d’autant mieux identifiées qu’elles ont été chèrement payées, devraient être évitées à tout prix ; mais on se rend vite compte qu’elles ont été inextricablement mêlées à des causes, ou à des conséquences, elles-mêmes tout à fait précieuses ou essentielles, auxquelles il est exclu de vouloir renoncer ; de sorte qu’à tout prendre, et cette fois sans l’ombre de posture héroïque, la leçon donnée par Nietzsche est peut-être la plus sage.

Pour le second point, je ne suis partisan d’aucune des réincarnations imaginées par telle ou telle théologie : ni la platonicienne, ni l’exotique hindouiste – ne souscrivant même pas à l’immortalité de l’âme ni à une quelconque vie éternelle : je ne saurai donc y répondre.

Voyons maintenant cette autre sorte d’avatar : dans lequel de mes textes souhaiterai-je être traduit, dans votre langue par exemple ?Je choisirai le plus simple de ceux que j’ai écrits, pour l’Adpf en 2004 (Association pour la Défense de la Pensée Française, le bras éditorial du Ministère des Affaire Étrangères), seulement intitulé Yves Bonnefoy ; écrit en quelques jours, et sans notes savantes, dans l’élan de faire comprendre au plus simple lecteur les composantes essentielles d’une poésie qui est aussi bien, vous l’aurez compris, une grande œuvre de penseur.

Car je n’oublie pas que j’ai aussi beaucoup aimé enseigner : et lorsque Les Planches courbes ont été au programme des classes de terminale, c’est avec bonheur que j’ai multiplié les conférences auprès des enseignants de France pour leur rendre aisée la compréhension de ce livre qui compte tant d’émouvantes beautés – qu’on songe en particulier aux retours à l’enfance, dans La Maison natale ; à cette occasion j’avais aussi invité Yves Bonnefoy à Poitiers, dans mon Université, où il avait fait merveille dans l’art de se saisir de toutes les questions, jusqu’aux plus divergentes, pour aboutir à une recomposition parfaite de tous les principaux éléments de son livre. Et quand Douve, en 2014-2015, a été mis au programme de l’agrégation de Lettres, quel plaisir ce fut, pour ma femme (Marie-Annick Gervais-Zaninger) et pour moi, de mettre à la disposition des candidats et des collègues une somme d’informations sur le texte et ses contextes, avec le souci de la plus grande clarté dans les analyses proposées (Éditions Atlande, 2015).

Quant au texte d’Yves Bonnefoy que je désirerais voir traduit ?À défaut du dernier livre qu’il a composé – ces Œuvres poétiques qui constituent véritablement son ultime opus, mais c’est inenvisageable –, il me faut donc choisir parmi ce qui n’a pas encore été traduit en arabe. Il n’est peut-être pas inutile que je rappelle ici la liste des traductions déjà faites.

Tout d’abord, le rassemblement des quatre premiers livres de poésie, de Douve à Pierre écrite, réunis en 1978 sousl’intituléPoèmesQasayid – traduits par Adonis à Damas en 1986 ; puis Le Théâtre des enfantsMarahou Al Aftal – par Mohamed Ben Salah à Tunis en 2008 ; du même, à Tunis également, une vaste anthologie d’essais et poèmes sous le titre d’Assahab Al-AhmarLe Nuage rouge – en 2011 (titre qui ne coïncide pas avec le volume d’essais sur l’art de ce nom, paru au Mercure de France en 1992) ; toujours par Mohamed Ben Salah à Tunis, L’Arrière-paysDhahrou Al Balad – en 2013 ;une anthologie réunissant des extraits de L’Heure présente, de Raturer outre, d’Ensemble encore, sous l’intitulé emprunté aux Planches courbes de 2001, Que ce monde demeure !par Rachid Khaless et Asmae Khalla, parue au Maroc en 2014 ; et de nouveau par Mohamed Ben Salah, trois volumes parus en 2014 aussiaux Éditions Raslane, à Tunis :Deux scènes – Chorfatane –, Raturer outreMahawtou Ma Katakou– et L’Heure présenteAlwaktou Arrahinou.

Il est donc frappant qu’entre l’éclatant début de l’œuvre qu’Adonis a parfaitement eu raison de choisir, et les livres récents (de Raturer outre repris dans L’Heure présente à des prépublications aujourd’hui recueillies dans Ensemble encore), en dépit du souci qu’a eu Mohamed Ben Salah d’intervenir au centre de la création du poète, avec L’Arrière-pays et sa riche anthologie de 400 pages en 2011, il manque le cœur de toute l’œuvre : Dans le leurre du seuil(1975), l’un des poèmes majeurs du XXe siècle, et dix ans plus tard sa mise en écho dans Ce qui fut sans lumière (1986).

Mais je pourrai aussi plaider pour l’écrit ultime, achevé sur épreuves quatre mois avant la mort, L’Écharpe rouge, dont on peut penser qu’il est une autre porte d’entrée introduisant, rétrospectivement, au sens de l’ensemble de l’existence, en une magistrale auto-analyse qu’avait ouverte L’Arrière-pays en 1972. Car contrairement à l’effet que cet entretien risque de produire sur une partie de vos lecteurs – à savoir qu’il s’agit là d’une poésie trop cultivée, qui pourrait sembler d’accès trop difficile–, il faut, pour finir, affirmer qu’on peut lire Yves Bonnefoy sans avoir à mobiliser toute cette culture ! L’Écharpe rouge est bien là pour nous le dire : l’essentiel se joue dans le rapport à l’autre, et les premiers de ces rapports s’adressent à ces objets d’amour de l’enfance que sont mère et père, déterminants pour toute vie et pour toute inspiration créatrice. Le fil rouge du poétique, c’est bien l’amour humain selon toutes ses expressions, filiale, érotique, altruiste et compassionnelle ; telle est la véritable définition ontologique de l’être, sur quoi tout fonder, même au milieu du pire.

Aymen Hacen

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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