Roman

Corinne Atlan invitée de Souffle inédit

Entretien avec Corinne Atlan 

« Instaurer un dialogue dénué de malentendus ou de contresens »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

 

Corinne Atlan invitée de Souffle inédit

Née en Algérie en 1956, Corinne Atlan a fait des études de japonais. Elle a vécu plus de vingt ans au Népal et au Japon, pays où elle a enseigné le français, et a traduit une soixantaine de romans japonais (entre autres de Haruki Murakami, Minako Oba, Ryû Murakami, Yasushi Inoue et Hitonari Tsuji). Également romancière et essayiste, elle a reçu plusieurs prix dont le dernier en date est le Grand Prix Littéraire de l’Asie 2022 pour un essai intitulé Le Pont flottant des rêves (éditions La contre-allée).

Elle a publié, avec Zéno Bianu, Haiku. Anthologie du poème court japonais et Haiku du XX siècle. Le poème court japonais d’aujourd’hui (Poésie/ Gallimard, 2012), et vient d’éditer et de préfacer, en novembre 2023, dans la collection « Folio Sagesse », Légendes bouddhiques et autres contes surprenants.

Corinne Atlan invitée de Souffle inédit   Corinne Atlan invitée de Souffle inédit

Nous voudrions commencer par votre dernier-né, Légendes bouddhiques et autres contes surprenants. Votre préface est particulièrement savante et vous semblez allier le plaisir du texte de Barthes à son empire des signes. Pouvez-vous nous raconter votre passion du Japon ?

Corinne Atlan. Pour ce petit volume de Légendes bouddhiques en folio Sagesses, j’ai sélectionné des extraits d’une traduction déjà existante, que j’ai accompagnés d’une préface et de notes, comme je l’avais déjà fait pour les Notes de chevet de Sei Shônagon (Choses qui rendent heureux et autres notes de chevet, Folio Sagesse, 2021). C’est un grand plaisir de pouvoir ainsi rendre hommage à mes textes japonais préférés dans cette belle collection. J’aime profondément la littérature de l’époque Heian (8e-12e siècles). Je n’en ai jamais traduit moi-même, étant une traductrice de textes contemporains, mais ce sont vraiment des textes fondateurs où l’on trouve déjà tous les éléments d’une sensibilité particulière, basée sur le lien avec la nature, avec les croyances bouddhistes et l’animisme shintô à l’arrière-plan.

Ma passion pour le Japon est avant tout une passion pour la littérature de ce pays, ainsi que pour son cinéma, deux découvertes qui datent de mes études aux « Langues’ O » à Paris. C’est pourquoi j’aime établir des liens, comme dans cette préface, entre littérature et cinéma, ou entre littérature ancienne et moderne, ou encore entre Japon et Occident. J’aime montrer les liens entre les cultures, établir des rapprochements à travers l’espace et le temps. Ce n’est pas tant le « mystère » du Japon qui me fascine qu’une « universalité », perceptible au-delà des différences culturelles.  Même quand j’écris moi-même, j’ai conscience de mon rôle de traductrice : j’ai envie de guider le lecteur vers un autre lieu, une autre langue, une autre culture, pour lui montrer qu’elles ne sont au fond pas si différentes des siennes qu’il l’imagine. Cet aller et retour permanent entre l’ « ici » et « l’ailleurs » est, je crois, une part fondamentale de ma personnalité. C’est sans doute ce besoin d’ailleurs qui m’a attiré en premier lieu vers le Japon, comme vers des antipodes symboliques.

Nous avons été subjugués par l’hommage que vous rendez à Bernard Frank, le traducteur d’Histoires qui sont maintenant du passé (Gallimard, « Connaissance de l’Orient, 1968), dont est tiré le présent volume, puisque vous écrivez : « Le lecteur ne se trouve donc pas ici face à une traduction “datée” mais au contraire face à la démarche mûrement réfléchie de l’un des plus grands japonologues du XXe siècle. »

Qu’est-ce qui retient votre intérêt chez Bernard Frank?

Corinne Atlan. Il m’a semblé nécessaire de dire un mot de la langue de cette traduction dans la préface, parce qu’elle peut parfois surprendre. En lisant attentivement ces textes, la délicatesse de la démarche de Bernard Frank et son extrême respect pour le texte original me sont apparus comme une évidence. Il s’efforce de préserver le ton, mais aussi les sonorités et le rythme du japonais du 11ème siècle. Tous les traducteurs connaissent ce dilemme : rester fidèle au texte original, au risque de le rendre incompréhensible, ou bien le transformer pour le rendre accessible aux lecteurs de la langue d’arrivée, et le danger est alors le risque de gommer toute aspérité linguistique ou culturelle, et donc de dénaturer le texte. Ce dilemme est d’autant plus difficile à résoudre dans une langue comme le japonais, si différente des langues occidentales. Or la traduction de Frank ne tombe dans aucun de ces deux écueils. Le texte français interpelle le lecteur, mais c’est le cas aussi du texte d’origine.

Vous semblez pouvoir traduire à quatre mains comme avec le poète Zéno Bianu. Comment cela se passe-t-il en particulier et comment travaillez-vous en général ?

Corinne Atlan. D’habitude, je traduis seule. Je considère la traduction comme un exercice solitaire par essence mais où deux personnes, pourtant, sont présentes : celle qui s’exprime dans sa langue maternelle et celle qui s’est appropriée la langue de l’Autre ― un autre qui fait désormais partie d’elle. J’écoute avec attention ce que me dit cette langue qui ne m’est plus « étrangère », je cherche à en saisir les moindres nuances, pour instaurer avec elle un dialogue dénué de malentendus ou de contresens. C’est une conversation à plusieurs voix ― trois si on ajoute l’auteur ―, où l’on ne s’ennuie jamais !

La traduction à quatre mains avec Zéno est vraiment une exception pour moi. J’ai traduit ces recueils de haïku avec lui parce que c’est un ami de très longue date et que nous nous complétons parfaitement : il ne parle pas japonais mais il est poète, je maîtrise le japonais mais je ne suis pas poète. Ce travail m’a rapprochée de la poésie, tout comme il a rapproché Zéno de la sensibilité japonaise. Nous avons collaboré de manière intensément poétique, en commençant toujours nos séances de travail par une promenade dans un jardin, pour nous mettre dans un état réceptif, sentir le moment de la saison, observer la nature, comme on le fait lorsqu’on écrit des haïku. Je décortiquais chaque élément du japonais, le réécrivais phonétiquement, le lisais tout haut pour lui donner à entendre les sons, les allitérations, le souffle. Ensuite, venaient les discussions, les suggestions, les intuitions, les accords et désaccords… Un travail passionnant, que j’aimerais recommencer un jour – toujours avec Zéno.

Vous avez publié en septembre 2019 un Petit éloge des brumes. Certes, nous lisons dans la même collection des œuvres aussi exigeantes que belles, mais le vôtre est particulièrement lumineux. Comment avez-vous écrit ce livre et comment écrivez-vous quand il s’agit de votre propre œuvre ?

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes

Corinne Atlan. J’aime avant tout le soleil, mais j’ai aussi une sorte de passion romantique pour les paysages brumeux. Cela vient peut-être de la myopie qui m’accompagne depuis l’enfance et me donne une vision impressionniste du monde ! Les angles trop aigus, la réalité crue ― et de plus en plus cruelle ― de notre temps m’agressent. Je revendique le droit de regarder le monde à travers un filtre protecteur, de le voir comme je le rêve. « La réalité est un rêve » : telle est d’ailleurs la conception extrême-orientale du monde. C’est-à-dire que nous avons une vision faussée : nous voyons uniquement notre réalité, et pas celle de l’autre – ni celle des autres peuples, ni celle des autres créatures vivantes qui nous entourent. Selon le bouddhisme, la réalité est une projection de notre esprit, de notre égo, et la réalité des animaux ou des plantes n’est pas moins « vraie » que la nôtre. La brume est pour moi la métaphore d’une vision du monde plus globale, plus poétique et moins centrée sur soi.

J’ai tiré ce fil et me suis laissée happer par tout ce que la brume m’évoquait, depuis le phénomène naturel (les métamorphoses de l’eau en nuages, pluie, neige, givre, brouillard, métaphore du changement et du caractère éphémère et fugace de tout ce qui vit) jusqu’à la présence de la brume dans l’art et la littérature. Une référence en appelle une autre, une phrase, un tableau, en rappelle un autre. Sans le vouloir, j’ai écrit ce texte à la manière que les japonais appellent zuihitsu ou «  au fil du pinceau » : il ne s’agit pas de développer une pensée intellectuelle ou logique, mais de s’ouvrir à un monde de sensations, d’impressions, qui se juxtaposent et finissent par former un ensemble. C’est souvent le cas aussi pour certains romans japonais, qui ne développent par efflorescence plutôt qu’en suivant une intrique. J’aime cette manière « orientale » de suivre sa pensée, loin de la logique cartésienne.

Sylvie Doizelet, dans L’ami invisible, écrit ceci : « Dans toute autre vie, le lieu de naissance agit comme un pôle, attractif ou répulsif. Paradis perdu ou mauvais souvenir, il est un repère, à partir de lui la vie sera fuite ou enracinement, exil ou retour, voyage ou cercle : l’imaginaire du proche et du lointain naît du lieu de naissance. »

Quels liens entretenez-vous avec votre pays natal, l’Algérie ?

Corinne Atlan. À vrai dire, j’en ignore tout car j’ai quitté l’Algérie quand j’avais six mois et je n’y suis jamais retournée. Cependant l’Algérie existe en moi, sinon, comme un paradis perdu, du moins comme des impressions premières, des lumières, des voix, des parfums qui se sont déposés au fond de mon être dans les premiers mois de ma vie, et que j’ai cru retrouver parfois lors de mes voyages : ainsi, au Népal ou en Inde, j’ai souvent eu des impressions de « déjà-vu » en humant des odeurs d’épices, en me promenant dans un bazar animé et coloré, en entendant certaines musiques. Je suis sûre que les impressions algériennes de ma toute petite enfance y sont pour quelque chose, ou peut-être que cela vient des récits de ma grand-mère, ou de plus loin encore, qui sait ?

Quoi qu’il en soit, je suis fière d’être née en Algérie, cela représente la présence de « l’ailleurs » en moi. Et bien sûr le déracinement aussi : même si je n’en ai aucun souvenir, quitter l’Algérie a dû être un arrachement car j’ai quitté aussi mes parents et passé ensuite les deux premières années de ma vie en France, sans eux, comme je le raconte dans Le Pont flottant des rêves, livre où je reviens sur les origines de ma vocation de traductrice et sur mon attrait pour les cultures lointaines. Ne dit-on pas qu’être traducteur, c’est vivre entre deux langues, « entre deux rives » ? Même si j’ai choisi des rivages plus lointains, je porte toujours en moi les deux rives de la Méditerranée.

Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez vous incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois et pourquoi ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ? Il en va de même pour un texte écrit par l’un de vos auteurs de prédilection.

Corinne Atlan. Je crois que la vie est un cycle, et non pas une ligne avec un point de départ et un point d’arrivée. J’ai le sentiment que les choix de vie que j’ai fait très jeune – me tourner vers l’Extrême-Orient, apprendre une langue comme le japonais à laquelle rien ne me prédestinait –  venaient déjà de très loin, comme si on revenait toujours sur des chemins que l’on a déjà parcouru, même s’il ne nous en reste aucun souvenir conscient. Je ne ferais donc pas d’autres choix que ceux qui ont été les miens, et j’irais vers cet Extrême-Orient que je sens si proche de moi. Si j’étais un mot, ce serait omokage, un mot japonais qui désigne à la fois le souvenir, l’empreinte, la trace du passé en nous, l’ombre d’un visage dont nous avons la nostalgie. Je pense que nous sommes profondément façonnés par un passé qui n’existe plus, sinon sous forme de vagues images ou de rêve, mais qui détermine profondément ce que nous sommes aujourd’hui. Un arbre ? Les jacarandas, ces grands arbres aux fleurs bleu violet qui fleurissent en mai au Népal et dont la vue me ravissait quand je vivais là-bas. Si un seul de mes livres devait être traduit en arabe, je choisirais Le pont flottant des rêves. Non, seulement, parce que j’y fais allusion à ma toute petite enfance en Algérie, mais aussi parce qu’il y est question de traduction, du fait d’avoir deux langues, de vivre avec deux langues, et il me semble que les habitants du Maghreb, si souvent bilingues, seraient particulièrement sensibles à ce thème.

Et pour le texte écrit par un de mes auteurs préférés, ce serait L’intendant Sanshô de Mori Ôgai, qui a été ma première traduction du japonais en français. C’est une histoire d’exil et de déracinement qui me touche beaucoup. Mizoguchi en a tiré un film sublime en 1954. Mais peut-être ce livre est-il déjà traduit en arabe ?

Photo de couverture @Didier Atlani

L’écrivaine

Aymen Hacen

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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