Notre vie dans l’Art, Ariane Mnouchkine invite Richard Nelson au Théâtre du Soleil Paris.
Par Djalila Dechache
Notre vie dans l’Art, conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923, texte et mise en scène de Richard Nelson, traduction Ariane Mnouchkine. Dans le cadre du Festival d’Automne Paris.
« Pour cette nouvelle création du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine invite Richard Nelson, auteur et metteur en scène américain dont elle découvre le travail en 2009 pendant la tournée de la troupe à New York avec le spectacle « Les Éphémères ». Imaginée en 2021, la pièce est une fiction fondée sur des faits de la vraie tournée du Théâtre d’Art de Moscou à Chicago, tournée historique qui a eu un impact décisif aux États-Unis sur la formation de l’acteur, le théâtre et le cinéma ». (extrait du dossier de presse).
Dès l’entrée dans la salle, le ton est donné : une installation scénique bi-frontale sur peu de place, des meubles modestes et de petits tapis enroulés, sont empilés au centre sur de simples tables, ils sont installés par les comédiens du théâtre d’Art, formés à la polyvalence, des gradins difficiles aux couleurs grises et brunes donnent une tonalité d’usure, au style constructiviste ressemblent à un tribunal populaire, l‘assise devient vite pénible, même si des couvertures sont proposées, elles sont prises d‘assaut par des spectateurs ayant peur de manquer ! on est bien loin du théâtre bourgeois, cette critique qui a été faite à la troupe à Moscou.
Ce sont pour la plupart des comédiens-compagnons de la première heure de la compagnie d’Ariane Mnouchkine, ils sont tous et toutes magnifiques, convaincants.
Constantin Stanislavski, le célèbre acteur et dramaturge, est là, majestueux, il dirige les comédiens jouant les pièces de Tchékhov, Olga, la veuve de ce dernier est présente, et tous les autres, soit un total de onze comédiens qui vivent pour cet Art résolument russe.
En effet, le théâtre d’Art est, dès le départ à Moscou, inscrit dans une exigence artistique, professionnelle et humaine. A telle enseigne que beaucoup de tendresse, d‘attentions, de prévenance, circulent entre les comédiens et nous le public, nous le ressentons très fort.
« Le monde semble toujours meilleur le matin »
On pourrait dire qu‘il y a deux parties dans cet opus écrit et mis en scène par Richard Nelson, traduit par Ariane Mnouchkine, même s’il n‘y a pas vraiment deux parties distinctes, il y a néanmoins deux rythmes différents avec des tableaux se succédant sur des fondu-enchainés.
La première partie est consacrée aux souvenirs, aux anecdotes de cette compagnie à la vie communautaire venue en Amérique il y a dix mois où elle devait jouer neuf fois par semaine. Chacun vit sa vie avec peu de moyens, deux d ‘entre eux vont à l‘église rencontrer le pope et sa femme ainsi que d‘autres russes installés depuis plus longtemps. Une lettre de Constantin Stanislavski est lue, elle donne la teneur de la relation des russes à leur chef Staline.
Ils lisent la critique russe à leur sujet et ce n ‘est pas glorieux, jusqu’à ce journaliste espion russe qui dit qu’il n’est pas russe, joue les infiltrés afin de leur soutirer des informations qui pourraient être contre le parti ! Les critiquent fusent de toutes parts c’est à qui sera le plus virulent. Stupéfaction du groupe !
C’est le 25e anniversaire de la troupe fondée par Stanislavski en 1898, et il faut le fêter, porter un toast, boire, manger, chanter.
Ce qu’il faut souligner est la sociologie de cette époque au sein de cette troupe prête à tout sacrifier pour que vivent les auteurs, Tchékhov, Pouchkine et d’autres. Ils sont tellement imprégnés de cet Art, de leur pays, de leur solidarité quasi familiale à toutes épreuves : ils partagent tout, les coups bas, les bonnes nouvelles, les accidents de parcours, les infidélités…
« Tout est pire là où il n’y a pas de théâtre » Ariane Mnouchkine
Arrive la seconde partie, qui est désastreuse en termes de nouvelles à communiquer, c’est Richard qui se charge d’annoncer la catastrophe !
En fait, ni la troupe ni Sergueï, l’administrateur de la troupe, n’ont pas soupçonné un seul instant qu’elle était livrée au capitalisme sauvage touchant aussi les activités artistiques en Amérique. Le déficit n‘existe pas, la subvention non plus, il doit être pris en charge sur les rémunérations des comédiens. De ce fait, la troupe travaille dur …. Pour rien !
« Nous payons Maurice Guest (le producteur) pour jouer ce spectacle que nous jouons gratuitement » !
D’autant que, d’après le contrat signé avec le producteur, la troupe doit jouer en plus 10 représentations solidaires et le coût le théâtre en ordre de marche comme on dit aujourd’hui, reste à sa charge !
Et comme tout est imbriqué, il n’y a plus de publicité sur la troupe, le producteur n’a plus acheté d’espaces dans la presse.
Entre le théâtre d’Art et le théâtre à Chicago, il y a un hiatus énorme, deux visions du monde, deux systèmes économique diamétralement opposés. Pour la communauté russe d’Amérique, c’est la misère totale ! Et là aussi comme pour tout migrant, si on fait le choix de rester, ceux au pays fantasment sur l’enrichissement de ceux qui sont partis !
La fin est joyeuse, la troupe du théâtre d’Art est rentrée à Moscou, le court monologue de Stanislavski sur sa vision du théâtre est magnifique à chaque geste ou expression des comédiens, il dit : « il y a du sens là-dedans, il y a de la vie ».
Les sketches de fin sont fameux, drôles, en chansons, des improvisations qui impliquent toutes les comédiennes mises en valeur en chantant, en jouant notamment « Les trois sœurs », le public rit, les comédiens rient aussi, c’est plus joyeux avec des amis, autour d’une tablée avec du vin et de la vodka…
Stanislavski a influence un bon nombre de metteurs en scène français dont Jean Vilar et Antoine Vitez.
La méthode Stanislavski a été largement reprise par le fameux Actor’s Studio de Lee Strasberg aux États-Unis.
La place du théâtre dans notre société doit rester prépondérante et vivante, a fortiori aujourd’hui parce que « nous les acteurs nous cherchons à nous trouver dans les autres » dit Constantin Stanislavski, on pourrait ajouter, ici davantage qu’ailleurs, ancré dans l‘humanité entière depuis des siècles.
Notre vie dans l’art, Théâtre du Soleil Cartoucherie de Vincennes 75012,
Distribution
Écriture et mise en scène Richard Nelson
Traduction Ariane Mnouchkine
Avec les comédiens du Théâtre du Soleil : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan.
– Notre vie dans l’art de Richard Nelson traduit par Ariane Mnouchkine texte paru à l’Avant scène théâtre,
– Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski traduit du russe par Denise Yoccoz éditions l’Age d’homme.
Crédits photos @Wahid Amanpour
Théâtre