Figure emblématique du théâtre et de la télévision tunisienne, Atef Ben Hassine a su, au fil du temps, s’établir comme un artiste aux multiples facettes : comédien, metteur en scène et réalisateur.
Atef Ben Hassine : transmettre l’art comme un héritage vivant
Entretien conduit par Monia Boulila
Révélé au grand public par son rôle marquant dans la série Maktoub, il n’a cessé depuis d’explorer les multiples facettes de la création artistique, de la scène au petit écran. Aujourd’hui, il poursuit cette mission au sein du centre culturel Full Actor Space à Sfax – Tunisie – où il forme et accompagne une nouvelle génération d’acteurs et de créateurs.
Nous l’avons rencontré afin de revenir sur son parcours, ses influences et sa réflexion sur l’art en Tunisie.
M.B : Après un parcours aussi riche, vous avez choisi de vous installer à Sfax pour lancer le projet du centre culturel Full Actor Space. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette initiative, et pourquoi Sfax ?
Atef Ben Hassine : Full Actor Space est un centre culturel qui se concentre sur des ateliers de formation pour les acteurs, que ce soit pour le cinéma ou le théâtre, et propose également d’autres activités culturelles variées. Notre objectif est de développer un véritable « incubateur de talents » pour les acteurs. C’est aussi un endroit convivial pour se rencontrer et partager des idées, notamment grâce à son café culturel.
Pourquoi Sfax ? Cette décision est motivée en premier lieu par la riche histoire artistique de la ville : elle a vu naître de nombreux réalisateurs et artistes de renom, tels que Nouri Bouzid, Moncef Dhouib, Mohamed Ali Kamoun, et d’autres cinéastes, plasticiens et créateurs qui ont marqué la scène culturelle tunisienne. Lors des ateliers que j’ai animés à Tunis, j’ai remarqué qu’une grande partie des participants, environ 60 %, venaient de Sfax. Beaucoup d’entre eux faisaient même le voyage régulièrement, animés par une véritable passion pour le métier d’acteur.
De plus, je suis persuadé qu’il est important de ne pas concentrer les activités culturelles uniquement dans la capitale. Je suis contre cette centralisation : chaque ville mérite d’avoir ses propres lieux de création et de diffusion culturelle, qui mettent en valeur et respectent son identité propre.
M.B : Qu’est-ce qui, selon vous, a façonné votre vocation artistique : un choix déterminé, des opportunités inattendues, ou peut être un mélange des deux ?
Atef Ben Hassine : C’est arrivé par pur hasard ! À l’époque, dans les écoles en Tunisie, y compris à Chebba où j’ai grandi, il existait des clubs d’activités culturelles : théâtre, chant, dessin, musique… Élève, j’ai rejoint un club de théâtre et c’est là que j’ai commencé à rêver de devenir acteur. Par la suite, j’ai fréquenté assidûment les clubs de théâtre. Après mon baccalauréat en 1994, le choix était évident : je me suis dirigé vers l’Institut supérieur d’art dramatique de Tunis. Dès ma deuxième année, en 1995, j’ai eu l’opportunité de jouer dans la pièce Temps perdu de Nejib Abdelmoula. À partir de là, jusqu’en 2007, je n’ai cessé de monter sur scène et d’enchaîner les pièces de théâtre.
M.B : Le grand public vous a découvert dans Maktoub avec le rôle marquant de Choukri Ben Nfisa (CHOKO). Ce personnage vous a-t-il autant marqué personnellement qu’il a marqué les spectateurs ?
Atef Ben Hassine : Dans Maktoub, j’étais initialement directeur d’acteurs. Il faut noter qu’au départ, dans le scénario écrit par Tahar El Fazaa, le personnage de Choko n’existait pas. C’est Tahar Ben Khedhifa qui a créé toute cette partie, imaginant ce dealer de drogue. J’ai aimé ce rôle, je l’ai peaufiné avec Ben Khedhifa. Ce rôle original m’a offert une véritable marge de liberté pour donner vie à Choko.
Le choix du nom, par exemple, n’était pas anodin : ce personnage porte le prénom de sa mère, Nfisa, et reste marqué par l’absence d’un père inconnu. J’ai abordé ce rôle avec attention, chaque détail a été pensé pour nourrir Choko, Mon objectif était de créer un personnage authentique et riche en subtilités, ce qui explique sans doute pourquoi il a marqué les spectateurs.
M.B : Avec Lemnara (Le Phare) en 2017, vous avez franchi une étape importante en écrivant et réalisant votre propre feuilleton. Comment évaluez-vous aujourd’hui cette expérience?
Atef Ben Hassine : Je considère « Lemnara » comme une expérience pleinement réussie.
Mais au-delà de mon propre parcours, c’est avant tout l’esprit d’équipe qui a donné toute sa valeur à cette aventure. Nous formions un groupe uni, rempli d’énergie positive, de passion et d’une envie sincère de proposer quelque chose d’authentique. Chacun a contribué avec son talent et sa créativité, ce qui nous a aidés à surmonter les difficultés et à mener ce projet à bien. « Lemnara » restera pour moi un moment clé, une étape qui a prouvé qu’il est possible de créer d’une manière différente, avec conviction et sincérité.
M.B : Vous avez exploré aussi bien le théâtre que la télévision et le cinéma. Si vous deviez choisir, lequel de ces univers vous semble le plus proche de votre sensibilité artistique, et pourquoi ?
Atef Ben Hassine : J’aime profondément les deux univers, car chacun m’apporte une richesse particulière. Le théâtre reste ma première école et la base de ma formation artistique. C’est sur scène que j’ai appris la rigueur, la présence et l’exigence du travail en équipe. Mais si je devais choisir, je me tournerais vers la réalisation pour le cinéma.
Le cinéma offre un champ de création et d’imagination beaucoup plus vaste. Il permet d’explorer des univers inédits, de travailler la mise en scène avec une précision infinie et de donner vie à des personnages ou des situations d’une complexité rare. J’aime cette possibilité de pousser plus loin l’exploration artistique, d’oser aborder des zones sensibles ou inattendues, et de construire des récits qui touchent autant par leur esthétique que par leur profondeur humaine.
M.B : Avec votre expérience au Full Actor Space, vous êtes en contact direct avec une nouvelle génération d’acteurs. Comment vos propres débuts et vos rôles emblématiques influencent-ils aujourd’hui votre manière de guider les jeunes talents ?
Atef Ben Hassine : À travers le Full Actor Space, j’ai la chance d’être au contact permanent d’une nouvelle génération d’acteurs. Pour moi, transmettre, c’est partager sans retenue tout ce que j’ai pu apprendre au fil de mon parcours, que ce soit sur scène, devant la caméra ou en tant que directeur d’acteurs. Je ne cherche pas l’aspect commercial de ce travail, je veux donner le meilleur de moi-même, avec sincérité et beaucoup d’amour.
Ce qui m’importe avant tout, c’est d’aider ces jeunes à retrouver ce que j’appelle “l’enfant intérieur”. Car ne dit-on pas que l’on joue un rôle ? Le théâtre, avant tout, est un jeu sérieux, une manière de réinventer et de reconstituer le monde. C’est d’ailleurs le seul art qui se manipule par lui-même : il est vivant, mouvant, il exige de l’acteur une authenticité et une présence totale.
Je montre aux jeunes talents que chaque détail compte, que chaque personnage doit être construit avec soin et sincérité. Mon objectif n’est pas de leur imposer une méthode, mais de les guider pour qu’ils trouvent leur propre voix, leur propre liberté dans l’acting
M.B : Comment les initiatives locales comme celles menées à Sfax peuvent-elles transformer durablement le paysage culturel tunisien ?
Atef Ben Hassine : La culture joue un rôle fondamental dans le développement personnel : elle forge les sensibilités, ouvre l’esprit et donne aux jeunes les moyens de se projeter différemment dans leur avenir. Multiplier les espaces culturels, c’est offrir aux jeunes l’opportunité de découvrir l’art, d’apprendre et de s’exprimer à travers lui.
Ces initiatives locales ont donc un rôle déterminant : elles rapprochent la culture du public, elles démocratisent l’accès à la création et elles participent à bâtir une identité culturelle plus riche et plus diverse.
Pour ma part, je lance un véritable appel aux Sfaxiens : il est temps de se mobiliser pour créer un grand studio de tournage à Sfax. Une telle infrastructure serait une opportunité incroyable non seulement pour la ville, mais pour tout le pays. Elle permettrait d’attirer des productions, de former de nouvelles compétences et de donner à la jeunesse tunisienne un espace où cinéma, télévision et théâtre pourraient vraiment s’exprimer. C’est un projet ambitieux qu’on peut porter ensemble et qui pourrait changer la donne pour la culture en Tunisie.
M.B : Au-delà de vos projets immédiats, quel rêve artistique aimeriez-vous encore accomplir ?
Atef Ben Hassine : Mon plus grand rêve serait de fonder une académie internationale de formation d’acteurs. Un lieu ouvert à des jeunes venus de toutes parts de Tunisie, du monde arabe, d’Afrique et d’ailleurs, afin de leur offrir une formation complète, rigoureuse et profondément humaine.
Cette académie ne se limiterait pas à l’enseignement technique du jeu, mais proposerait un véritable parcours artistique et culturel. On y apprendrait le théâtre, le cinéma, le travail de la voix et du corps, mais aussi l’histoire des arts, la philosophie et la culture universelle.
Je rêve d’un espace où les générations se croisent, où des maîtres reconnus viennent transmettre leur savoir, et où l’on redonne toute sa noblesse au métier d’acteur. Ce projet, je l’imagine comme une passerelle entre les cultures et un laboratoire de création à la hauteur des ambitions artistiques de la Tunisie et de la Méditerranée.
M.B : Vous avez occupé un poste de conseiller auprès du ministère de la Culture. Si l’on vous confiait aujourd’hui un rôle au ministère de la Culture, quelles mesures prioritaires mettriez-vous en place pour soutenir et former la jeune génération d’artistes en Tunisie ?
Atef Ben Hassine : La première nécessité serait d’intégrer les études théâtrales dans les écoles, dès le plus jeune âge. Le théâtre est un espace unique pour développer l’expression, la créativité et la sensibilité des enfants et des adolescents. Apprendre à jouer, à incarner des personnages, à comprendre des textes et des émotions, cela forge non seulement l’acteur, mais surtout la personne.
Au-delà de la technique, il s’agit d’ouvrir les jeunes à l’art et à la culture comme des éléments essentiels de leur éducation et de leur citoyenneté. J’insisterais aussi beaucoup sur la mise en place de lieux de culture à proximité, dans toutes les villes, pour que l’accès à la culture ne soit pas réservé à la capitale. Et puis, il me semble essentiel de tisser des liens avec ceux qui travaillent dans le théâtre, le cinéma ou la télé, pour que la formation soit vraiment complète, proche du terrain et motivante. L’idée, c’est de donner aux jeunes artistes tout ce dont ils ont besoin pour s’exprimer librement, et ainsi faire en sorte que la culture tunisienne évolue et brille.
M.B : Quand vous pensez à l’avenir, que souhaitez-vous laisser en héritage aux jeunes générations d’artistes ?
Atef Ben Hassine : Quand je pense à l’avenir, je voudrais transmettre aux jeunes générations une philosophie de l’art et du métier d’acteur. J’aime citer cette phrase de Denis Diderot dans son essai Le Paradoxe sur le comédien : « L’acteur n’est rien, il est tout ». Pour moi, cela résume parfaitement la vocation de l’artiste : savoir s’effacer pour incarner d’autres vies, d’autres vérités, d’autres émotions, tout en restant profondément sincère. L’acteur n’existe pas seulement pour lui-même, mais pour ce qu’il transmet, ce qu’il donne à voir et à ressentir. Si je peux laisser un héritage, ce serait cette conviction : l’art est un acte de don, un chemin de dépassement de soi et de partage. Je souhaite que les jeunes artistes saisissent que leur force réside dans cette capacité à être disponibles, réceptifs, à se métamorphose en une multitude de personnages sans jamais perdre leur propre identité.
M.B : Que souhaitez-vous que l’on retienne de votre parcours, non seulement comme acteur et metteur en scène, mais aussi comme passeur d’art, de savoir et de passion ?
Atef Ben Hassine : Ce que je souhaite que l’on retienne de mon parcours, c’est avant tout la sincérité. J’ai toujours cherché à approcher l’art avec une authenticité totale, sans artifices ni compromis. L’amour de l’art a guidé chacun de mes choix, que ce soit sur scène, à l’écran ou dans la transmission auprès des jeunes.
Je voudrais que l’on se souvienne de mon travail comme une quête de vérité : offrir au spectateur une émotion brute et révéler l’humain dans toute sa complexité et sa fragilité.
J’aimerais laisser l’image d’un créateur dévoué, qui a consacré son énergie à honorer l’art, à partager son savoir avec altruisme, et à souligner que le théâtre et le cinéma sont bien plus que de simples passe-temps, mais des outils considérables pour analyser et réinterpréter la réalité.
Monia Boulila déléguée de la Société des Poètes Français