Dans Clapotille (Fables Fertiles, 2024), Laurent Pépin signe un conte poétique et bouleversant, entre rêve et réalité, où l’amour et l’imaginaire affrontent la douleur et l’ombre.
Laurent Pépin, Clapotille, Fables fertiles, 2024.
Par Irène Dubœuf
« Ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû exister, ce que la loi ou le destin n’ont pas donné, je l’ai jeté dans l’âme de l’homme et elle s’est troublée de sentir la vie vivante de ce qui n’existe pas. » Ces mots de Pessoa[1] me sont apparus comme un parfait écho à l’histoire que nous raconte Laurent Pépin dans son conte féérique autant que fantastique intitulé Clapotille, du nom d’une enfant morte avant même d’être née, qui « naît » 17 ans[2] après son décès des mains de celui qu’elle appelle son père, l’un des deux narrateurs, le livre nous donnant alternativement le récit du père (une paternité non pas biologique mais spirituelle) et celui de la fille (Clapotille).
Ce n’est peut-être pas ma fille à proprement parler… Mais je l’ai dessiné moi-même… ça compte… (p. 114)
Réenfanté par le rêve, Clapotille prend vie dans le sable glacé des mers boréales. Une métaphore qui nous renvoie autant à la poésie – « Les rêves sont cette partie de nous où nous sommes nés » écrivait Pessoa – qu’à la psychologie analytique (on peut y voir une allusion au Jeu de sable, méthode de thérapie créative qui utilise l’imaginaire [3]).
Nous sommes, dès les premières pages, littéralement emportés dans un éblouissant vertige entre rêve et folie, poésie et délire, sans plus savoir où se trouvent les limites si limites il y a. Car celles-ci sont confuses et vont jusqu’à s’effacer. Mais si Laurent Pépin nous immerge dans un texte onirique, c’est pour mieux nous parler de la réalité, brutale et sombre : le deuil, la dépression, le suicide, l’inceste, la psychose… Il peint avec brio le quotidien d’un homme aux multiples visages, accablé par ses désirs, ses pulsions, son amour, son angoisse, sa mélancolie, ses peurs…
Quand elle me regarde, Clapotille voit encore le rêveur que je fus autrefois, l’inventeur de mondes qui lançait des histoires au ciel comme des oiseaux bariolés. Elle se dit qu’elle doit continuer à me soigner. Mais combien de temps encore pourrais-je la sauver de moi-même ? Combien de soirs, en proie à l’une ou l’autre de mes mutations, serai-je capable de m’enchaîner, de crainte de l’assassiner dans son sommeil ? (p.40)
Clapotille – dont nous suivons le développement de la naissance à l’adolescence et sa découverte du sentiment amoureux avec le jeune Antonin – est la lumière même, une enfant aimante qui tente, par le rêve, de sauver de l’ombre qui le dévore ce père brisé enchaîné à ses démons.
Avant, papa était juste triste et errait seulement un peu dans le salon la nuit. Mais maintenant, ses rêves et ses souvenirs cassés se mélangent et je sais qu’il a peur. Moi, je voudrais qu’il puisse continuer à rêver. Papa était un Rêveur autrefois. Un inventeur de mondes qui construisait ses histoires pour les regarder voler. Et puis ces rêves ont commencé à se transformer en cauchemars. À cause de ces souvenirs cassés, je crois. Il pense qu’il se transforme en Monstre. Je ne sais pas si c’est la mort de ma maman qui l’a rendu comme ça ou si c’était pareil avant. Je n’ai pas peur de lui, seulement je dois lui souffler des rêves au visage la nuit pour l’aider à endiguer ses cauchemars. (p.53)
Et c’est en revisitant les grands mythes de l’antiquité dont il emprunte les allégories que l’auteur nous fait assister à la mort du père métamorphosé en arbre :
De ci de là, les bourgeons, sur ses bras et ses jambes, commençaient même à s’ouvrir en laissant apparaître des fleurs multicolores tandis qu’une brise légère dans ses cheveux balayait les feuilles roussies et les quelques flocons qui s’y étaient posés.
« Chaque rêveur, même brisé, a le pouvoir de troubler le sens formel des mots. » (p.42) Troubler le sens formel des mots, c’est ce que fait Laurent Pépin qui, dans une mise en abîme, a placé cette phrase dans la bouche du père de Clapotille. Freud tout comme Jung ne sont jamais loin, des portes s’entrouvrent sur l’Inconscient :
Un souvenir cassé, ce n’est pas un souvenir qui manque ou un souvenir à trou ou un souvenir dont le trou a été rebouché à la va-vite avec une idée de passage, ces idées migratoires qui font parfois leur nid dans les failles de notre mémoire et finalement s’y installent, faute de mieux. Les souvenirs cassés, ce sont les souvenirs que l’on rejette et qui se changent en trous noirs. (p.23)
Mais l’auteur parvient à métamorphoser le langage analytique en une prose poétique fulgurante et intense dont les images, féeriques, insolites, violentes voire monstrueuses, voisinent avec la beauté, la délicatesse, la tendresse, la spontanéité enfantine et peuvent être lue à différents niveaux ; des images à forte teneur symbolique qui offrent au lecteur la possibilité de vivre de l’intérieur l’état mental du narrateur. C’est peut-être aussi ce qui fait la force de ce livre. Mieux vaut le lire deux fois : la première pour se fondre dans l’effroyable beauté du texte qui, entre ombre et lumière, vous laisse étourdi et fasciné ; la seconde, pour se détacher de l’envoûtement des phrases et décoder les clins d’œil aux autres contes et les divers symboles dont la clé est peut-être celui qui apparaît le plus souvent :
La clé s’incrustait dans ma chair et j’aurais voulu la jeter au loin. Plus je tirais pour l’arracher, plus la petite clé s’imbibait de mon sang. Et je ne pouvais pas la ramener en bas et montrer que j’avais ouvert la porte défendue. (p.81-82)
Cette clé qui, si elle rappelle la terrifiante histoire de Barbe Bleue, apparaît également comme la Clé des songes[4] conduisant tout autant à l’interprétation des rêves qu’à l’accès au mystère et à l’Illumination.
Beaucoup de choses sont dites dans ce conte qui pose entre autres la question de la définition de la vie, de la liberté… et jette au passage un regard ironique et désenchanté tant sur l’hôpital psychiatrique : « L’hôpital psychiatrique était devenu un établissement sérieux et il n’était plus fait pour accueillir les fous » que sur la politique d’uniformisation de notre société :
Ce qu’on appelait déjà les Briseurs de Rêves s’infiltraient dans tous les débats. Les réunions publiques donnaient lieu à de vifs règlements de comptes. Le rêve, la littérature, la musique, les arts, les phénomènes météorologiques susceptibles d’éveiller l’émerveillement étaient considérés comme des délits qui mettaient en danger la santé publique. (p. 26)
Mais Clapotille est avant tout un hymne à l’amour et au pouvoir créateur du rêve. C’est un livre qui se lit comme un livre de poésie car la poésie en est l’âme, l’esprit et le cœur.
Irène Dubœuf, 29 juillet 2025.
Laurent Pépin est né le 15 novembre 1980 à Paris. Il a grandi à Cachan, dans le Val de Marne, qu’il a quitté à 22 ans pour la Charente Maritime où il réside toujours, plus particulièrement à Chaniers, un village de pierre et d’eau entre Saintes et Cognac. Il vit avec sa fille Margaux, de 19 ans. Il exerce le métier de psychologue clinicien depuis l’âge de 30 ans, ayant fait ses études tardivement, en distanciel les trois premières années, travail et paternité obligent. Clapotille (2024) est son troisième livre publié, lequel clôt un triptyque entamé avec Monstrueuse Féérie (2022) et poursuivi avec L’angélus des ogres (2023). Ces trois livres sont publiés aux éditions Fables Fertiles.
[1] Fernando Pessoa, L’heure du diable.
[2] Est-ce un hasard ou bien faut-il y voir la symbolique du nombre 17 : création de tous les possibles, mutation, renaissance ? (Arcane XVII du Jeu de Tarot).
[3] Méthode mise en place par Dora Kalff qui fut patiente de Carl Gustav Jung.
[4] L’Onirocriticon d’Artémidore d’Éphèse (-IIe siècle) est un recueil de plus de trois mille rêves et leur interprétation, selon les plus anciennes traditions recueillies par l’auteur auprès de mages et de devins. Cet ouvrage fascina tout le Moyen-Âge sous le titre de Clé des songes. C’est, depuis, le titre de nombreux ouvrages prétendant expliquer le sens des rêves.