Le cinéaste norvégien Joachim Trier fait son retour sous les projecteurs cannois avec Sentimental Value, un drame familial délicat et émouvant.
Joachim Trier se distingue à Cannes avec « Sentimental Value », un drame familial poignant accueilli par une ovation de 15 minutes

Quatre ans après le succès critique et populaire de La Pire Personne du Monde, le cinéaste norvégien Joachim Trier fait son retour sous les projecteurs cannois avec Sentimental Value, un drame familial délicat et émouvant, qui a ému la Croisette lors de sa projection en Compétition officielle. Ovationné pendant plus de quinze minutes au Grand Théâtre Lumière, ce film atteint un sommet dans l’art de Trier de combiner le personnel et l’universel, en explorant les failles silencieuses qui dégradent les liens familiaux.
Le poids du passé et l’ombre des absents
Avec une mise en scène d’une finesse exceptionnelle, Trier examine ici le lent processus de réconciliation — ou son impossibilité — entre un père vieillissant et ses deux filles. Gustav (joué avec une mélancolie gracieuse par Stellan Skarsgård), un réalisateur en déclin, essaie de renouer avec Nora (Renate Reinsve), une actrice talentueuse mais rancunière, en lui offrant le rôle principal de son prochain film. L’histoire ? Celle d’une jeune mère dépressive, inspirée par le suicide de la propre mère de Gustav. Un geste de paix mal interprété, qui ravive au contraire les anciens tourments. Lorsque Nora refuse, le rôle va à Rachel Kemp, une étoile hollywoodienne incarnée avec justesse par Elle Fanning. Commence alors, dans la maison familiale, un huis clos hanté par les silences, les reproches et une mémoire fragmentée.
Une direction d’acteurs remarquable
Renate Reinsve confirme ici l’étendue de son talent. Moins explosive que dans Julie (en 12 chapitres), elle incarne Nora, débordant d’une colère silencieuse, dont l’intériorité rappelle celle des grandes héroïnes de Tchekhov. En face d’elle, Stellan Skarsgård impressionne par sa précision, entre cabotinage attendrissant et pudeur déconcertante. Quant à Inga Ibsdotter Lilleaas, encore peu connue, elle livre une prestation remarquable dans le rôle d’Agnes, la plus jeune, déchirée entre loyauté et lucidité. Elle pourrait bien, à l’instar de Reinsve il y a quatre ans, voir sa carrière s’envoler à l’international.
Une œuvre sur le cinéma et la mémoire
Sentimental Value est également une réflexion sur le cinéma. En filmant un film qui se construit sous nos yeux, Trier interroge le pouvoir de l’art à recréer — ou à trahir — les souvenirs familiaux. Cette mise en abyme, habile sans jamais être ostentatoire, permet au réalisateur de poser un regard critique sur le cinéma actuel : festivals, plateformes de streaming, agents omniprésents… Trier y insère quelques traits d’humour noir bien placés, tout en conservant son objectif principal : sonder l’humain.
Entre Bergman et Ibsen, une modernité intacte
La grandeur de Sentimental Value réside dans sa capacité à faire dialoguer la tradition du drame scandinave (de Bergman à Ibsen) avec les préoccupations contemporaines. Le film embrasse la complexité des sentiments sans succomber au pathétique, et traite la famille non pas comme une unité figée, mais comme un théâtre mouvant de conflits intimes. Chaque personnage détient sa propre version du passé, et Trier filme avec une pudeur bouleversante ce chassé-croisé de vérités partielles.
Un favori pour la Palme ?
Distribué par Neon aux États-Unis et récemment acquis par Mubi dans plusieurs territoires, Sentimental Value s’impose déjà comme l’un des moments forts de cette édition cannoise. Sa réception critique et l’émotion palpable lors de sa présentation en font un sérieux candidat au palmarès. Joachim Trier, fidèle à lui-même, signe un film où la douceur n’exclut pas la cruauté, et où l’élégance formelle sert toujours une vérité émotionnelle profonde.
Sentimental Value est une œuvre rare, qui touche le cœur par sa précision et sa retenue. Sans jamais forcer l’émotion, Joachim Trier confirme qu’il est aujourd’hui l’un des cinéastes européens les plus sensibles et lucides sur les blessures familiales. Un film de douleur, de pardon et, surtout, d’amour, comme seuls les grands cinéastes savent en réaliser.