Dans un texte émouvant adressé à la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania à propos de son film La voix de Hind Rajeb, présenté à la Mostra de Venise 2025, le poète et écrivain palestinien Khaled Juma rend hommage à son geste artistique qui a permis de faire résonner la voix de l’enfant martyr partout dans le monde au-delà des frontières.
À Kaouther Ben Hania « …Tu as rendu à la blessure sa douleur première, et au chagrin sa première larme.
Je vois Hind sourire et t’envoyer un baiser dans l’air.
Chère Kaouther Ben Hania,
Je t’appelle par ton prénom sans formalités diplomatiques, parce que, soudain, tu es devenue familière, comme cette femme qui passe chaque jour dans notre rue en tenant un enfant par la main pour l’emmener à l’école.
J’ai vu Hind aujourd’hui, souriante traversant le passage piéton de la ville endeuillée.
— Hind ? Tu n’es pas morte ?
Elle a ri d’un rire enfantin, brisé, et a dit :
— « J’étais complètement morte, jusqu’à ce que tu viennes, Kaouther, et que tu me sortes de mon linceul. Tu as compté une à une les trois cents balles dans mon corps et tu les as mises devant la caméra. Tu m’as transformée en film. Alors j’ai eu le sentiment d’être plus vivante que jamais.
Je lui envoie un baiser dans l’air, convaincue qu’il lui parviendra où elle soit. Car celle qui a senti toute cette douleur dans mon âme sentira aussi mon baiser. J’ai même l’impression qu’elle possède un radar dans son cœur, qui m’a cherché jusqu’à me trouver. »
Chère Kaouther,
On a tous été bouleversés par l’horreur vécue par Hind, mais on se sentait impuissants. Que faire ? Se lamenter ? Ecrire un texte poignant qui déchirerait le cœur de celui qui le lit ? Peindre son visage avec les couleurs du sang ? On n’a rien trouvé de satisfaisant, et son souvenir a continué de nous hanter : ensanglantée, effrayée, croyant encore que son enfance la protégerait. Jusqu’à ce que tu arrives, Kaouther, avec la détermination d’une Tunisienne indignée et révoltée. Que Dieu ait pitié du monde quand une Tunisienne en colère choisit de s’exprimer avec force. Tu t’es emparée de son histoire étouffée, tu l’as libérée de l’oubli qui recouvrait des dizaines de milliers d’autres destins similaires, et tu l’as portée à la lumière, pour que le monde entier la voie, au nom de chaque enfant dont la voix n’a jamais pu se faire entendre comme celle de Hind.
Peut-être que des gouvernements et des peuples n’ont pas pu porter cette voix sur des haut-parleurs pour que le monde l’entende. Mais toi, tu l’as fait. Tu l’as élevée, et avec elle tu nous as tous élevés, jusqu’à ce que l’univers voie et entende ce petit cri : « Venez me prendre, je vous en prie. » Tu as rendu à la blessure sa douleur première, et au chagrin sa première larme.
Nul ne connaît l’ultime invocation qui est sortie de la bouche de la petite Hind avant que sa voix ne s’éteigne. Peut-être était-elle maladroite, pleine de fautes de langage. Mais je crois qu’elle espérait seulement que sa voix ne se perde pas dans le vide de la guerre, comme tant d’autres. Et je crois que Dieu a entendu et accueilli cette invocation, et qu’Il t’a envoyée pour en être la réponse ardente, la réponse qui a révélé aux yeux du monde la racine de l’arbre qui allait disparaître sous tout ce fracas de gravats.
Chère Kaouther,
Vingt-quatre minutes d’applaudissements disent tu as réussi à exaucer le dernier souhait de Hind. Et c’est sans doute pour ça qu’elle t’a envoyée un baiser dans l’air.

Lettre de Khaled Juma à Kaouther Ben Hania – Traduction de Monia Boulila
Photo de couverture @ Wikimédia