L’Affamé : Les dits de Shams de Tabriz
L’Affamé : Les dits de Shams de Tabriz – Nahal Tajadod
Preface Jean-Claude Carrière Editions Les Belles Lettres.
Par Djalila Dechache
Grâce au magnifique travail de recherche et de traduction du persan en français de l’œuvre du soufi Rûmi et son œuvre maîtresse Le Mathnâwi par Eva de Vitray-Meyerovitch, nous connaissons ce grand personnage qui s’est illustré en Turquie actuelle. C’est grâce à elle que Rûmi est connu en France et en Europe d’une part , et de l’autre, elle a apporté un éclairage sur l’islam.
La rencontre de Rûmi avec Shams de Tabriz (1185-1248) soufi qui s’est refusé à toute forme d’engagement social, a été une véritable révolution dans la Voie mystique.
A tel point que Rûmi, Mowlânâ, notre Maître (1207-1273) de son nom complet Djalâl-od-din Mohammad Balkhi, connaitra une métamorphose et un impact sans précédent.
Cette traduction est basée sur un texte qui n‘est pas nouveau, Nahal Tajadod propose son ouvrage de trois parties en utilisant la première personne du singulier pour donner la parole à Shams de Tabriz, le rendant accessible géographiquement et temporellement. Ce qui en fait un récit vivant et clair. L’essentiel du travail de l ‘autrice prend appui sur l‘édition critique de Maqâlât-e Shams-e Tabrizi de Mohammed Ali Movahed, traduite par Charles-Henri de Fouchécour sous le titre « La quête du joyau », éditions du Cerf, 540 p, 2017.
Qui est Shams de Tabriz ?
Il a été longtemps une ombre errante, un homme mystérieux, inconnu, sans existence propre, alors qu’il était le maître de Rûmi. Dans la mystique arabe , pour cheminer dans la Voie, il est nécessaire d’avoir un maître qui veille et aide à l’évolution et l’élévation que comptent les étapes et les états pour atteindre un niveau recherché.
Né en Azerbaïdjan, Shams de Tabriz, dès son seul âge, avait la conscience d’un autre monde, différent de celui de ses parents, de son père en particulier, il pratiquait le jeûne, fit une rencontre qui décida du chemin à prendre, étudia dans une madrasa, quitte Tabriz, s‘élança sur les vastes routes, voyait les anges et « le monde du dehors et du dedans ».
A cette époque, au XIIIème siècle, dans cette vaste région du monde, régnait une atmosphère générale de piété, de croyances et de pratiques soufis. Plus tard il rencontra Ibn Arabi (1145-1240) à Damas « pour moi il représentait une montagne, une haute montagne ». Le père, d’Ibn Arabi était un grand poète, à quatorze ans il envoya son fils auprès d’Averroès le philosophe qui faisait autorité en Andalousie. Sa mère, d’origine princière fut sa première initiatrice dans la mystique.
Avec Ibn Arabi, Shams philosophait notamment sur la connaissance acquise et la connaissance innée. Ibn Arabi deviendra plus tard Mohhieddine, le Vivificateur de la religion , puis dans la hiérarchie des saints, il sera l ‘un des quatre pôles.
Celui qui a choisi de n ‘avoir ni attaches ni servitudes, allait de ville en ville jusqu’en Syrie. Sur la grande place de Damas, Shams de Tabriz rencontre une première fois celui qui deviendra Mowlana « il avait plus de vingt ans et la nonchalance de son âge, Il prit sa main dans la sienne et dit : « Ô changeur du monde, révèle-moi ! ». Rûmi avait conscience qu’il ne progressait plus , trop absorbé par des d’autres tâches quotidiennes.
Shams évoque ensuite et bien plus tard à Konya, la nouvelle rencontre avec Mowlana .Dès lors, ils ne se quitterons plus ou du moins resteront ensemble le temps de l‘enseignement dans la Voie et celui du Sama’ ( danse cosmique qui deviendra celle des derviches tourneurs jusque’à nos jours).
Shams de Tabriz jouant aux échecs, illustration dans le « Madjâlis al-ushshâq » d’Husayn Gazurgâhî. Iran, Shîrâz, XVIe siècle. BNF, Manuscrits © Gallica/BnF
C’est une rencontre fascinante, unique qui mêle disciple et maitre , chacun apprenant tour à tour de l ‘autre, grandissant, s‘élevant pour atteindre l ‘Absolu, étape finale de l ‘extinction de l’égo. Cela, on en conviendra, n‘est accessible qu’aux élus.
L’expérience entre les deux soufis a connu de belles avancées dans l’union selon l ‘autrice et le mot de Shams avec Rûmi, terme qui peut prêter à interprétations, dont celle de l‘homosexualité masculine, familière à cette époque, mais également des hauts et des bas, compte tenu de la position sociale de Rûmi et de celle de Shams qui était considéré comme non-orthodoxe.
Des inimitiés, des commérages, des stratégies parallèles contre ce dernier ont été fomentées pour l ‘évincer, sans compter que les fils de Rûmi, l‘un en particulier, ont eu du mal a accepter cet étranger qui venait s’immiscer dans les affaires de leur père.
Cette quête spirituelle qui polit l’âme et l’égo, qui va au fond de soi afin de rendre meilleur et de s ‘élever au delà des contingences matérielles, peut paraître dérisoire face au choix de vie imposé que nous vivons soumis que nous sommes à la technologie destructrice. Pourtant, elle est plus que jamais nécessaire face aux troubles incessants qui mettent à mal les valeurs humanistes héritées depuis des siècles.
Un livre à lire pour accéder à la vie de deux maîtres incontestés, Shams de Tabriz. et Rûmi.