Sartre et l’Algérie de Kamal Guerroua

Essai
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Sartre et l’Algérie de Kamal Guerroua, ou la mémoire oubliée

Par Samir Messaoudi

Sartre et l'Algérie de Kamal Guerroua

Si la révolution algérienne contre le colonialisme revêt un cachet universel c’est parce qu’elle a réussi à gagner la sympathie et le soutien de grandes figures intellectuelles du XX ème siècle. Le philosophe français Jean Paul Sartre en fait partie. Or force est de constater que l’Algérie indépendante  l’a jeté aux oubliettes. Tel est le constat qui saute directement aux yeux dès la lecture des premières pages de l’ouvrage Sartre et l’Algérie de Kamal Guerroua, publié le 15 juillet 2023, aux éditions Tafat.

Préfacé par l’essayiste et romancier Salah Guemriche, l’essai ne laisse, d’après ce dernier, rien au hasard de la vie et de l’œuvre de l’un des plus grands philosophes du XXe siècle. Le préfacier, par ailleurs, connaisseur du couple Sartre et Simone de Beauvoir qui avaient publié ses écrits dans Les Temps Modernes à la fin des années 1960, n’a pas hésité à intituler sa préface : « Sartre, une dette algérienne ». Il écrit, dans ce sens, ce qui suit en page 9 : « s’il (Sartre) n’a pas été emprisonné par l’homme du 18 juin (de Gaulle), il le fut symboliquement par la mouvance Algérie française et une certaine gauche frileuse ou égarée ». Autrement dit, il va falloir cesser cet emprisonnement, sinon cet enterrement symbolique de la pensée-engagement sartrien datant de la Guerre d’Algérie, mais cette fois-ci du côté algérien. Un prélude au contenu de l’œuvre de K. Guerroua, laquelle emprunte, il est vrai, ce chemin de réhabilitation et de reconnaissance vis-à-vis d’un intellectuel de renom-Sartre en l’occurrence, dont la mémoire est presque jetée chez nous aux oubliettes.

L’ouvrage qui s’étale sur 240 pages peut se lire comme un hommage à l’engagement du grand philosophe germanopratin en faveur de l’indépendance algérienne, longtemps effacé de la mémoire collective, aussi bien en Algérie indépendante qu’en hexagone où il est souvent accusé de « traîtrise » par les tenants de l’Algérie française ainsi que les affidés de l’extrême-droite. Rappelons, au passage, que l’appartement parisien du philosophe a été ciblé par deux fois par l’OAS.

Avec un style recherché, rendant la lecture agréable et une écriture bien documentée (572 notes), l’auteur  a réussi la gageure en explorant dans tous les sens le parcours du philosophe aux multiples facettes, jusqu’à en faire un portrait qui marie analyse, Histoire et biographie.

En fait, l’interrogation de l’auteur sur l’oubli algérien montre, à elle seule, tout l’intérêt du livre. Parcourant les escales de vie de Sartre, de la période de la seconde guerre où il fut engagé sur le front d’Alsace en tant que soldat météorologiste jusqu’au recouvrement de l’indépendance, l’auteur s’est évertué à mettre en relief le clash entre le général de Gaulle et le philosophe, au moment où l’affaire des Porteurs de valises avait éclaté au grand jour en 1960. Ce fut le grand scandale de la Ve République que tout « l’Establishment colonialiste » (le mot est de l’auteur) a tenté, en vain, d’étouffer.

Francis Jeanson, le collègue de Sartre aux Temps Modernes et le grand adepte de ses idées existentialistes, venait de réussir son coup : l’internationalisation du conflit algérien. D’ailleurs, nous informe l’écrivain journaliste, références bibliographiques à l’appui, le sénateur américain John Fitzgerald Kennedy (JFK), devenu plus tard en novembre 1960, le 35e président des Etats Unis, avait découvert en 1957 le drame du peuple d’Algérie en révolution contre le gouvernement socialiste grâce aux écrits dénonciateurs de Sartre à propos de la torture pratiquée à large échelle par les forces coloniales en Algérie.

Entre 1957 et 1959, apprend-on de l’ouvrage, il y avait même une correspondance entre le sénateur Kennedy et Sartre sur les affaires de Maurice Audin, Henri Alleg et Abdelkader Gerroudj. C’est dire la plus-value qu’apporte cet ouvrage à la connaissance de notre histoire.  L’Algérie, clamait l’auteur-journaliste, a fait entrer Sartre au panthéon de l’histoire. Le clerc existentialiste, en profond désaccord avec Albert Camus, tentait, d’après Kamal Guerroua, de faire de l’existentialisme non seulement une philosophie libertaire qui sous-tendait l’humanisme, mais aussi une praxis de l’existence et une doxa anticolonialiste. En clair, l’anticolonialisme ne saurait être envisagé que comme nouvel humanisme.

C’est pourquoi, « l’Algérie est aujourd’hui indépendante, précise l’auteur à la page 192, mais cela ne la dispenserait pas de regarder son passé avec des yeux impartiaux et d’honorer ceux qui avaient porté et glorifié son combat libérateur. » Sartre et l’Algérie est, si l’on veut, une invitation au retour à l’œuvre existentialiste sartrienne, sur fond de déchirure de l’élite française concernant la question algérienne, avec un focus bien particulier sur son engagement anticolonial. En somme, pour revenir aux propos mêmes de l’auteur dans sa conclusion en page 193 : »il faut consentir à donner sa place à Sartre dans les deux côtés de la Méditerranée, et surtout en Algérie. Il faut débattre ses idées révolutionnaires dans le cénacle des intellectuels, dans les écoles et les universités, dans les ateliers d’écriture et les cafés littéraires (…) il faut baptiser en son nom, partout chez nous, des rues, des jardins, des stations de métro, des places publiques, etc. » Tout un chantier en perspective pour l’Algérie, afin de réhabiliter le combat honorable de l’une des plus marquantes figures intellectuelles du XXe siècle et, par ricochet, enrichir le récit national.

SamirMessaoudi , Universitaire

Kamal Guerroua, Sartre et l’Algérie, préface de Salah Guemriche, Tafat éditions, 15 juillet 2023, 240.p, Prix public : 1.200 D.

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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