Critique

Nouri Al-Jarrah : poète universel – Hyacinthe

Nouri Al-Jarrah : poète universel

Les jeudis d’Hyacinthe

Le poète 

Poète mondialement reconnu et traduit dans plusieurs langues, Nouri Al-Jarrah est né en 1956 à Damas. Il vit depuis trente-cinq ans à Londres où il exerce le journalisme littéraire, s’occupe du Centre arabe de littérature géographique et préside le Prix Ibn Battûta de littérature géographique. Globe-trotter, sa poésie est à l’image de la tragédie aujourd’hui vécue par son peuple, le peuple syrien, dont une partie est condamnée à l’exil et à une diaspora sans nom. Mais, et c’est là que le bât blesse, Nouri Al-Jarrah prévoyait tout cela dès les années 70, lui qui a rejoint l’OLP de Yasser Arafat et le Front populaire de Georges Habache à Beyrouth, lui qui s’est battu aux côtés des Palestiniens durant l’invasion israélienne, lui qui a porté sur son dos les cadavres des femmes palestiniennes, des enfants et des vieillards palestiniens massacrés dans les camps de Sabra et Chatila en septembre 1982. Nouri Al-Jarrah est, pour ainsi dire, et sans exagération aucune, à lui seul une épopée, si bien que son opposition au régime de Bachar al-Assad peut sembler des plus naturelles, puisqu’elle ouvre la troisième voie, celle qui refuse les dichotomies simplificatrices opposant le régime actuel au prétendu État islamique.

Un long poème

Ainsi, dans son livre de poésie, Une barque pour Lesbos, qui est un long poème épique et polyphonique, où les Syriens sont les nouveaux Troyens, où la poétesse grecque Sapho prend dans ses bras, dans son giron, sur son île, Lesbos, d’où elle a été exilée en Sicile, les enfants syriens qu’elle fait sien :

Quels sont tes invités portés par les vagues, vivants et assassinés

Et l’écume tend sa langue pendue léchant le cou de l’enfant en refluant sur un bleu silencieux.

Sappho, toi qui apprends la passion aux jeunes gens, voici les petits amoureux de Syrie venus silencieux à toi,

légers,

et leur beauté éclair occupant les fenêtres.

Prépare-leur le banquet

Et avoue-leur qu’il s’agit de leur dernier repas.

Nous pouvons sans difficulté reconnaître la figure de l’enfant AylanKurdi, retrouvé noyé le 2 septembre 2015, et nous pouvons aux côtés du poète pousser un grand cri de détresse, non par désespoir, mais par révolte, car le combat pour la vie et la liberté continue. Cet idéal de rêve, de beauté et de révolution, Nouri Al-Jarrah le porte au quotidien à travers ses travaux de poète et d’éditorialiste. Dans le mensuel qu’il dirige à Londres, Al-Jadeed, ou dans les somptueuses pages de Damascus, où proses et poésies, traductions et réflexions, se donnent la main pour tracer une voie possible à la révolution syrienne et au peuple syrien qui souffre, Nouri Al-Jarrah, comme ici, à la fin d’Une barque pour Lesbos, dit aux siens, par ses mots gravés sur une « Tablette grecque » de fortune :

« Syriens mortels, Syriens qui frémissez sur les côtes, Syriens errants partout sur terre, ne vous remplissez pas les poches de terre morte, abandonnez cette terre et ne mourez pas. Mourez dans la métaphore, ne mourez pas dans la réalité. Laissez la langue vous enterrer dans ses épithètes, et ne mourez pas pour être mis en terre. La terre n’a de mémoire que le silence. Naviguez partout et gagnez le tumulte de vos âmes. Et derrière la tempête et les dégâts, levez-vous dans toutes les langues, dans tous les livres, dans toutes les causes et l’imagination, agitez-vous dans chaque terre, levez-vous comme l’éclair dans les arbres. »

La poésie cris

Nous ne pouvons sortir indemnes d’une telle lecture. Nos repères changent, les limites et les frontières se déplacent. C’est l’exception poétique, a-t-on appris avec des poètes comme Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Moufdi Zakaria, Pablo Neruda, Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Mohamed Sghaier Ouled Ahmed, qui redéfinit la politique ou mieux, le politique. Les cartes, les vraies, n’ont pas de dessous. Seule l’Humanité a un sens ou devrait en avoir un quand la vie a nom mort, l’amour haine et la poésie cris, sifflements de balles et bombardements. Mais la poésie, la vraie, comme ici, nous apprend à nous interroger sur nous-mêmes et à nous demander toutes et tous :

« Qui suis-je ? »

Voix

Sur la place des Omeyyades je me tiens,

Je me flagelle moi-même avec les chaînes,

Je flagelle et flagelle et flagelle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus sur mon corps un endroit où une blessure ne crie pas : ô Hussein…

Et avec l’épée Zulfikar

Je me saigne le crâne.

Qui suis-je ?

L’humain et l’humanité 

L’humain et l’humanité doivent prévaloir. Nous sommes humains et c’est l’exception poétique qui nous l’apprend. Cette exception poétique va son chemin, se développe, de poème en poème et de traduction en traduction, autant en arabe, la langue de Nouri al-Jarrah, qu’en français, langue qui, depuis cinq ans déjà, l’accueille, grâce aux efforts considérables de notre ami Aymen Hacen. Ainsi, trois volumes ont vu le jour : Une barque pour Lesbos et autres poèmes, en 2016, réédité en 2017, et Le désespoir de Noé et autres poèmes, en 2017, aux éditions Nyx, ainsi que Pas de guerre à Troie. Les dernières paroles d’Homère, en 2020, aux éditions Rafael de Surtis. Cette complicité entre le poète et son traducteur, lui-même poète, semble annoncer d’autres livres. Peut-être cette complicité pourra-t-elle remédier, à travers la poésie, la traduction et l’amitié, aux maux causés à la fois par les politiques de fortune et les terroristes qu’ils ont dépêchés pour mater l’espoir au Levant. Peut-être ? Non, sûrement. Comme le montre ce superbe poème :

La tombe a tremblé et les cadavres se sont réveillés,

La terre s’est rassasiée du sang des sacrifices,

Que le déluge se manifeste et s’en aille avec nos os,

Et les tablettes.

Et que nous mourions où la mort nous le souhaite,

Mais

Nous

Ne

Mourons

Pas ici

Plus.

Enterrez-nous dans les barques et enterrez les barques en mer,

Nulle tombe en terre n’est en mesure de recueillir le son de la flûte.

Superbe poème où Nouri al-Jarrah s’avère être incontestablement un grand poète. Comme dans ce poème, à paraître prochainement, intitulé Sortir de l’est de la Méditerranée :

Est-ce parce qu’une fois j’ai conduit le vaisseau

Le jour où les ténèbres ont débordé et qu’il n’y avait plus de terre ferme

Est-ce parce que j’ai su m’orienter par l’horizon

Pour t’éviter la perdition

Est-ce parce que j’ai peuplé les cités élevé les remparts écrit les épîtres dépêché les messagers

Que tu me récompenses

En me fermant la terre ?

Si bien qu’à la surface de cette planète folle je n’ai plus ni

Orient ni occident

Et je ne vois

Des ruines de mes jours

Sous le ciel de mes jours

Que la fumée des incendies

Et les cendres des fins.

Le poète

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