Musique. Qu’est-ce qu’écouter une œuvre ?
Musique. Qu’est-ce qu’écouter une œuvre ?
Par Bernard de Vienne
Qu’est-ce que la musique savante écrite occidentale ?
Cet article répond à une critique répétée à l’envi comme quoi la musique contemporaine ne devrait pas poser de difficultés à l’écoute. Le corollaire étant que, si dès la première audition « on ne comprend rien », ce serait la « preuve » que ce type de musique n’en serait pas, c’est-à-dire « inaudible » ou pire, inutile. Quant à évoquer l’invention, l’imagination ou l’innovation comme objectifs premiers d’une création artistique, ce serait un non-sens.
Comme toujours, de quoi parle-t-on ? En l’occurrence, de la musique classique, c’est-à-dire de la musique savante écrite occidentale, véritable artisanat qui implique un très grand savoir-faire allié à un réel savoir intellectuel et technique. La conjugaison de ces deux savoirs a, selon les époques, conduit les compositeurs à réfléchir sur les conséquences et implications de l’écriture elle-même sous la dénomination d’invention (ricercare en italien) et, depuis le XXe siècle, sous le nom de recherche et son corollaire, l’innovation (plus ou moins conceptuelle et/ou expérimentale…). Ceci dit, comme la musique se doit d’être « appliquée », une œuvre court le risque d’être ignorée si l’équilibre entre musicalité, technique et faisabilité instrumentale n’est pas réalisé. Cette « ligne de crête » entre émotion et degré de complexité est une des grandes caractéristiques de la musique savante écrite [1]. Pour le compositeur, cette exigence relève d’une certaine ascèse puisqu’à l’extrême, composer est une nécessité qui ne fait qu’un avec à sa vie.
Le cadre de cet article concerne donc cette manière d’envisager la composition sous l’angle des compositeurs, interprètes et auditeurs. Ces compositions savantes (tout du moins certaines) demandent d’être appréhendées dans toute leur complexité et profondeur (les divers niveaux de lecture). Pour ce faire, plusieurs écoutes sont souvent indispensables pour en découvrir toutes les subtilités, l’ingéniosité et, pour les plus réussies, une grande finesse d’esprit. Il ne faut pas oublier que ces (éventuelles) difficultés d’écoute n’ont pas d’époque. En effet, Bach, Mozart, Beethoven, et tant d’autres « véritables inventeurs », ont fait face aux mêmes critiques que celles de notre temps. Pour les œuvres en création, l’inévitable tri de l’histoire n’a pas encore eu lieu et, avec le temps, ce tri est sans cesse remis en question, permettant de belles (re)découvertes. Seule l’accoutumance nous fait oublier aujourd’hui la part savante et possiblement ardue d’une œuvre du passé. Les dernières sonates pour piano de Beethoven ou ses derniers quatuors à cordes en sont de bons exemples.
Au-delà d’une « pétition de principe », aimer et apprécier la création contemporaine est, en sortant de sa « zone de confort », l’occasion de « courir le risque » de belles émotions, la surprise de belles découvertes et la possibilité de réflexions sur le fait musical, si ce n’est artistique plus généralement. De plus, comme n’importe quelle discipline ou secteur de la société, sous risque d’un immobilisme mortifère (ou à tout le moins d’œuvres ennuyeuses), l’art évolue, s’adapte au goût du jour et, dans le meilleur des cas, anticipe les nouvelles sensibilités. Cette invention, qui fait évoluer (et non progresser) l’art, contient une bonne part d’imprévisibilité, ce qui en fait son attrait.
Comment écouter ?
Hors du cadre de l’enseignement (analyse, écriture, musicologie…), il peut sembler étonnant de dire comment écouter une œuvre, quoi écouter ou même donner des « clefs d’écoute » (grille de lecture technique, historique, stylistique, compositionnelle…) puisque l’expérience musicale nous est propre. A priori, nous n’éprouvons pas le besoin que l’on nous dise comment écouter. Or, les compositeurs « contemporains » (dans les deux sens du style et de l’actualité), quand ils ont pour objectif d’inventer « quelque chose de nouveau » (et non réemployer de vieilles recettes éprouvées), ont pris l’habitude de rédiger des notices [2], particulièrement depuis les années cinquante qui ont vu se développer une contre-culture qui s’affranchissait des codes artistiques. Ces notices sont moins la volonté d’imposer une interprétation « juste » et immuable [3] que de donner le maximum d’indications de jeu pour expliquer les intentions du compositeur : esprit de l’œuvre, caractère général, techniques de jeu, etc. La raison en est simple : la musique est principalement de transmission orale et l’écriture peu capable de (re)transcrire dans le moindre détail les infinies nuances de l’interprétation musicale. Paradoxe supplémentaire, plus on écrit dans le moindre détail, moins la musique est « jouable ». De plus, nous vivons dans un monde où tout change et se modifie rapidement, et la multiplicité de styles est une particularité très contemporaine. C’est pourquoi les compositeurs ont tout intérêt à communiquer textuellement et oralement sur leur « façon » propre et leur imagination singulière. D’autre part, le degré de complexité (et non nécessairement de complication) de l’œuvre peut effectivement rendre la première écoute déroutante. Avoir quelques « clefs d’écoute » ne peut pas nuire pour percevoir la forme (en totalité ou en partie). Pour l’interprète, une notice et un texte esthétique de présentation sont indispensables. Enfin, dans le cas le plus extrême (œuvre très conceptuelle et/ou expérimentale), écrire induit une réflexion sur le fait d’écrire en lui-même, sur les conséquences du matériau employé et sur l’organisation de la forme. Dit autrement, la part savante de la musique – et dans les faits cela traverse bien des cultures et des époques dès qu’une classe sociale dominante l’encourage – recèle une potentialité de complexité : combinatoires d’éléments constitutifs, superpositions ou successions de motifs hétérogènes plus ou moins élaborées, phrases musicales subtiles… induisant plusieurs niveaux de lecture. L’ars subtilior, style de la fin du XIVe siècle et du début du XVe siècle, en est un bon exemple tout comme le fameux Ricercare à 6 voix de l’Offrande musicale de J.S. Bach [4]. Il est donc important de guider tout amateur éclairé et curieux d’esprit à comprendre (c’est le bon mot) le pourquoi et le comment de ce qu’il entend afin d’en retirer un « plaisir augmenté », une fois les tenants et aboutissants de l’œuvre assimilés. Cela indépendamment du réel plaisir de la découverte, et ce, plus souvent qu’on ne le croit, dès la première écoute !
L’œuvre, organisme vivant ?
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la forme musicale était principalement liée à la rhétorique. Au XIXe siècle où l’écriture développe des « aplats sonores », la forme devient plus « picturale ». Au XXe siècle, certaines formes s’apparentent à des « plastiques » sonores dont les composants élémentaires plus ou moins hétérogènes sont en réseaux de correspondance : formes par processus, ou répétitives, ou à l’opposé, constituées de grandes trames sonores. Aujourd’hui, issue de la biologie, la métaphore de l’œuvre comme « organisme vivant » décrit une nouvelle façon d’envisager la forme. Chacun des composants très hétérogènes d’une œuvre (cellules), naissent, se développent, s’agrègent ou se désintègrent, et par variantes successives, évoluent à leur propre rythme. Leurs « stratégies » peuvent être envisagées comme autant de symbioses, mutations, contaminations, auto-engendrements…
D’autre part, l’écoute d’une œuvre provoque une « explosion » d’émotions diverses et contradictoires, particulièrement quand celle-ci est écrite dans cet esprit. Cette sensibilité aux sons semble un invariant du vivant, de l’homo sapiens aux mammifères et aux végétaux [5]. Quand elles atteignent un haut niveau de complexité, ces musiques savantes peuvent induire un rapport paradoxal au Temps, et plus précisément à plusieurs temps : simultanés, superposés, imbriqués et/ou juxtaposés. Ceux-ci n’agissent pas au même niveau : le tempo et caractère de l’œuvre ne se confondent pas avec les tempi et caractères de chacun de ses constituants. C’est la raison pour laquelle l’œuvre peut se percevoir comme un véritable organisme vivant avec sa logique, sa « psyché », sa « personnalité » et ses « émotions » propres, comme la symbiose des multiples organismes qui la constitue. Une même œuvre peut donc être entendue formellement au niveau du foisonnement de ses détails (temps rapide saturé d’évènements) ou dans ses grandes sections (temps bien plus lent des parties d’un ensemble). De plus, après plusieurs écoutes et une (bonne) mémoire des détails, il est possible d’appréhender l’œuvre dans sa globalité. Le déroulement se trouve alors aboli au profit d’une mise en relation des parties et du tout (écoute homéostasique) qui permet de percevoir et appréhender la forme indépendamment de son déroulement dans le temps, comme une « architecture (ou un organisme) en mouvement » dans l’intérieur de laquelle on se déplace. Enfin, interpréter comme écouter est le fait de projeter dans une œuvre un « corps » et ses cinq sens autre que celui du compositeur. La musique s’incarne lors de son interprétation, mais aussi par l’écoute de l’auditeur. Est « averti » l’auditeur qui possède quelques clefs d’écoute (pas nécessairement de technique musicale car celle-ci se révèle très vite ardue) afin d’élargir voire d’amplifier son ressenti.
Finalement, qu’est-ce qu’écouter une œuvre ?
Écouter « en pleine conscience » est repérer des éléments de la construction et leurs implications sur le déroulement de la forme, et aussi entendre simultanément les divers temps, l’entrelacs des motifs et des voix, etc. Cette écoute « active » rend sensible aux détails et ce qui les relie, afin d’envisager l’œuvre comme un tout… Cela suffit à « goûter » la technicité, la performance, la cohérence d’une œuvre. Il y a donc une grande différence entre écouter (qui implique d’être « actif », attentionné serait un mot plus juste), entendre (prêter une attention distraite), et subir (« musiques » que l’on ne veut pas entendre car on nous les impose). L’attention, dans le sens qu’emploie Simone Weil à la suite de Malebranche, est l’acte d’être tendu vers, « elle est un miracle à la portée de tous à tout instant » écrit-elle, une disposition particulière où la volonté devient élévation. Écouter implique de le vouloir en espérant un « bénéfice » et un bien être, sinon une augmentation même de son être. Pour toutes ces raisons, dans le cadre d’une musique élaborée, il est conseillé d’écouter en partant du principe qu’un compositeur fait une « proposition » et qu’il n’écrit pas n’importe quoi ! Ce qui nous émeut jusqu’aux larmes est lié à la répétition, à l’accoutumance et au temps : par la mémoire, les multiples écoutes nous ouvrent aux plus infimes subtilités qui nous avaient échappées à la première écoute, ou pas… car on peut être littéralement saisi – voire sidéré par une musique totalement nouvelle.
Ne nous y trompons pas, dans une culture de haut niveau, ce qui fait Œuvre est depuis longtemps une compréhension intime de « l’âme » humaine dans ses complexités et contradictions, ce que nous aimons retrouver dans une musique ou une œuvre d’art [6]. Le grandiose, pour impressionnant ou même stupéfiant qu’il soit, a servi des régimes politiques effroyables, la danse ou la transe servent à nous enivrer, si ce n’est nous droguer, entre autres pour oublier notre condition humaine, les musiques fonctionnelles (chasse, agraires, etc.), agissent comme des énoncés prédictifs ou propitiatoires, les musiques rituelles et/ou religieuses pour nous conforter dans une croyance, etc. Mais dans bien des cultures, quand la musique n’a pas d’autre but qu’elle-même, et ne se perd pas dans des abîmes conceptuels (qui cependant sont importants dans le cadre de la recherche), celle-ci nous relie avec le plus intime de notre intimité [7] et nous révèle la complexité de nos émotions et sentiments. Nous y voyons notre « fonctionnement intérieur » qui n’est autre que du vivant dans le vivant dont nous ne sommes qu’une infime partie. Cette identité de nature, mais sous des manifestations extérieures différentes, permet d’envisager une œuvre comme un organisme à part entière fonctionnant « d’après les mêmes principes ». Nous entendons dans une œuvre le vivant lui-même qui se manifeste autant dans la forme que dans l’organisation de celle-ci.
Bernard de Vienne, février 2024
Compositeur et essayiste, il a publié en 2023 un essai intitulé « Le principe d’incertitude – Écrits sur l’art » aux éditions Delatour France
Découvrir les œuvres de Bernard de Vienne
[1] Définir la nature de cet équilibre excède le cadre de cet article car, avec le temps, la compréhension des nouveaux styles par un nombre toujours croissant d’instrumentistes capables de les jouer, repousse les limites de ce qui était difficilement jouable.
[2] Il est à noter qu’écrire la musique est en soi une « notice » avant toute notice explicative puisque la musique est principalement de tradition et de transmission orale. Cela fait des siècles que notices, traités théoriques et/ou d’interprétation et autres écrits essayent de cerner au plus près la « juste » interprétation.
[3] D’autant plus qu’une œuvre reste dans le temps, justement parce que chaque époque peut y trouver matière à la réinterpréter différemment.
[4] Quels que soient les compositrices et compositeurs, certaines de leurs œuvres, ou parties d’œuvres, peuvent être très savantes. Chopin, dont les mélodies « simples » sont en fait incroyablement élaborées jusqu’à employer la suite de Fibonacci pour régler certaines durées, comme Bartok et même Mozart !
[5] Il n’est que de citer les multiples cas d’animaux qui pleurent ou se laissent bercer, et les végétaux qui poussent ou produisent plus à l’écoute de musiques, perçues au sens humain ou comme vibrations sonores dans un sens plus large.
[6] L’irrégulier, l’usure, le tordu, l’asymétrique, le contradictoire mais aussi la tendresse, la consolation, etc.
[7] Dieu selon Saint Augustin.
Photo @ Gabriel de Vienne