Peinture

« Eccetera… trois » d’Ali Batrouni

L’Exposition « Eccetera… trois » d’Ali Batrouni, Tout simplement être

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

 Ali Batrouni

Jamais deux sans trois

La Maison de la culture de Nabeul a accueilli du 2 au 19 mai 2023 une exposition de l’artiste Ali Batrouni, sous le titre : « Eccetera… trois ».

Titre d’autant plus éloquent que la locution adverbiale et cetera, etc., et cétéra, et cætera, italianisée par l’artiste Ali Batrouni, est suivie de l’adjectif numéral cardinal, lequel nous prévient qu’avant cette exposition, il y en a eu deux autres. Le rouge, donc, encore et toujours, comme couleur, comme vision du monde et présence dans le monde.

Or, dès notre première visite de l’atelier de l’artiste, le rouge a attiré notre regard. Et c’est peu dire, justement, en regard de l’esthétique qui porte ces onze toiles dont un diptyque intitulé : « La sieste bleue », qui n’a de bleu que le nom, du moins à nos yeux, car c’est ce voile ou fichu rouge qui prend le dessus.

« Eccetera… trois » d’Ali Batrouni, Tout simplement être

Comme nous l’avons déjà exprimé, les figures féminines, omniprésentes dans le travail pictural de l’artiste, sont souvent en compagnie d’animaux mâles, qu’ils soient le coq de l’œuvre « Coquerico, cocorico », le cheval de « Chevauchée », le bouc de « La belle et le bouc », ou encore ce magnifique taureau qui éclate par sa force virile dans deux tableaux distincts : « Chassée/ croisée » et « C’est le taureau qui passe… »

Nommer, c’est aussi peindre et vice-versa

Les titres sont d’autant plus significatifs qu’ils émanent d’une réflexion réelle, fondée sur un travail sur les couleurs ainsi que sur les mots qui peuvent les porter, à l’instar de ces jeux de mots oscillant entre le calembour avec « Soutifdéfait », ou le clin d’œil à une référence de taille, avec « Ceci n’est pas une pomme ! », qui rend implicitement ― ou explicitement ? ― hommage à René Magritte.

Mais, pour nous, il est impossible de penser au peintre belge sans penser au philosophe français Michel Foucault qui, dans un essai intitulé Ceci n’est pas une pipe (éditions Fata Morgana, 1973), écrit : « Désormais la similitude est renvoyée à elle-même ― dépliée à partir de soi et repliée sur soi. Elle n’est plus l’index qui traverse à la perpendiculaire la surface de la toile pour renvoyer à autre chose. Elle inaugure un jeu de transferts qui courent, prolifèrent, se propagent, se répondent dans le plan du tableau, sans rien affirmer ni représenter. De là chez Magritte, ces jeux infinis de la similitude purifiée qui ne déborde jamais à l’extérieur du tableau. »

Sauf que, chez Ali Batrouni, nous sommes tentés d’inverser le propos de Michel Foucault, pour dire que, d’une part, il n’y a pas de similitude purifiée, mais plutôt un antagonisme altéré ou bestialisé, au sens le plus artistique qui soit, c’est-à-dire dans un but éminemment subversif ; et, d’autre part, comme dans une relation de cause à effet, cet antagonisme altéré ou bestialisé cherche à déborder à l’extérieur du tableau, avec la plus rageuse et enragée des mouvements, des sensations, des représentations, des désirs. Car c’est de cela qu’il s’agit : faire parler le désir, lui permettre de s’exprimer, de se libérer, d’être tout simplement.

« Eccetera… trois » d’Ali Batrouni, Tout simplement être

D’un nécessaire changement

Il se trouve toutefois que cet être est entravé de toutes parts. À commencer dans les tableaux d’Ali Batrouni lui-même. Cet être, singulier, est animalisé ― coq, cheval, bouc, taureau, avons-nous précisé ―, alors que les généreuses formes féminines abondent de toutes parts, libres, gracieuses, fortes, humaines. Il y a certes opposition entre les deux entités, même entre la femme étendue à moitié nue et la pomme rouge sang de « Ceci n’est pas une pomme ! », mais le travail sur ce rouge-là est troublant parce que significatif : le rouge n’est plus rouge, il est tantôt brun, tantôt marron, tantôt couleur de terre. De ce fait, l’animal masculin, décliné en pomme, qui est un mot et un fruit féminins, se trouve mêlé de terre, elle-même féminine, pour se voir enfin masculinisé, adamisé.

Il était temps, aussi bien dans le paysage pictural en particulier qu’artistique en général après la diabolisation du mâle dont les moindres gestes, regards, propos sont passés au crible et aussitôt soumis à la vindicte des hystéries en tous genres. Il était d’autant plus temps que des œuvres, à l’instar de « L’horizontal vertical » ou « L’annonciation », en sont porteuses. C’est un véritable combat entre art, société, religion, représentation et nécessité de changement, voire de changement nécessaire.

Ceci n’est pas une clausule : une citation circule en arabe sur la toile et les réseaux sociaux. Attribuée à tort à Mahmoud Darwich, elle dit à peu près la chose suivante : « Détrompe-toi, Satan était au début croyant. » Selon la doxa, Satan, plus diabolisé que jamais, n’obéit pas du tout à l’objectif voulu par une telle citation. Au contraire, chez Darwich comme chez ses aînés, notamment les poètes romantiques anglais et bien sûr Shakespeare, la figure de Satan est loin d’être noire ou négative. Il est le négateur de Faust, donc le bienfaiteur par excellence. Mais, dans ce chassé-croisé de valeurs aussi morbides que moribondes, ce que le peintre Ali Batrouni appelle « Chassée/ croisée », la figure de Satan est d’autant plus vilipendée parce que normalisée. Ni le mal n’est vraiment le mal, ni le bien n’est vraiment le bien.De nos jours, seuls les crétins se recommandent absolument du Malin. Dans une alliance contre-nature, Caïphe et ses semblables de noir vêtus prêtent main-forte aux couleurs de l’arc-en-ciel, dans un seul et même objectif : empêcher tout simplement l’être et mettre à mort la liberté et ses rares défenseurs.

« Eccetera… trois » d’Ali Batrouni, Tout simplement être

Tel est le fin mot de cette maléfique équation qui va engendrer à l’infini des Frankenstein sans génie ni poésie. Mais nous en sommes conscients et, en compagnie de l’artiste Ali Batrouni, nous célébrons et célébrerons, encore et toujours, la culture de l’amour et de la vie.

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Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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