Peinture

Chez l’artiste Ali Batrouni

Journée portes ouvertes chez l’artiste Ali Batrouni

Par Aymen Hacen

 

Chercher rivage

Feu Yves Bonnefoy (1923-2016) écrit dans La Vie errante : « Mais le monde n’a pas de couleurs, comme on le croit si naïvement, se dit-il encore, c’est la couleur qui est, seule, et ses ombres à lui, lieux ou choses, ne sont que la façon qu’elle a de nouer à soi seule, de s’inquiéter de soi, de chercher rivage. »

J’ai longtemps rêvé à partir de cette phrase et je ne me croyais pas capable de la citer, encore moins d’en tirer profit. C’est qu’en poésie, avant tout avec les mots, le blanc, le noir, le gris et toutes les déclinaisons chromatiques n’ont pas lieu d’être. C’est moi qui, avec mes mots, colorie le monde. C’est moi qui le vois et lui attribue ma propre lumière, celle qui émane de moi, des tréfonds de mon être, de l’intériorité de mon propre rivage.

Or, en nous ouvrant ses portes pour visiter son atelier, l’artiste ne mesurait peut-être pas le risque de cette entreprise qui, à la fois généreuse et téméraire, ouvrait sur quelque chose de plus périlleux. Non, point de rivage ; juste un profond gouffre, une sorte d’abysse qui s’est creusé entre la lumière de cette demeure, ses portes ouvertes, les œuvres, les visiteurs, les mets.

Je n’ai nullement l’envie d’intellectualiser mon propos, car en retournant un peu la perspective, je pourrai également prétendre que l’artiste Ali Batrouni, en nous ouvrant ses portes, s’attendait à ce que de l’un de ses propres tableaux – où il y a, entre autres, des boucs, des taureaux et des chevaux, tous à chaque fois tournant autour d’une beauté féminine qui ne se répète jamais, qui ne se copie jamais, qui est autant inédite que sublime en soi, du fait du désir qu’elle concentre et suscite –, se projette l’une de ces bêtes en dehors de la toile, s’y libère pour fondre sur nous, non pas pour nous attaquer, mais pour prendre enfin la forme que chacune semble revendiquer. C’est que lesdits boucs, taureaux et chevaux sont nous, du moins aspirent à être nous-mêmes, dans notre animalité qui est leur humanité et inversement.

Peut-être cette formule qui s’impose à moi en écrivant me permettra-t-elle d’y voir plus clair : l’œuvre d’Ali Batrouni, disons les œuvres que j’ai eu la chance de voir (d’apercevoir ?) est-elle à l’image de l’humanité qui se décline en animalité et de l’animalité qui revendique son animalité. Avec toujours, in extremis, la bestialité qui lorgne l’une et l’autre, cherchant à s’imposer par la vivacité des couleurs chaudes, des formes brusques, des corps féminins qui débordent par les derrières, les jambes, les pieds et cette nudité qui ne souhaite être que libre, libérée, ouverte sur le monde.

Question, une seule question

Moins de vingt-quatre heures après cette visite, beaucoup de choses se sont passées. Je n’en ai en revanche pas parlé à aucun des amis qui m’y ont accompagné. Voulais-je garder cela pour moi ? Voulais-je attendre que le temps fasse son œuvre pour que, comme dans un conte de fées, je me métamorphose en l’une de ces bêtes ? Et puis laquelle ? Non, je voulais écrire et c’est en écrivant que je m’en rends compte.

Journée portes ouvertes chez l’artiste Ali Batrouni Journée portes ouvertes chez l’artiste Ali Batrouni

L’espace du désir et du poème demeuré désir

Il y a un peu plus de deux ans, à la demande d’une amie poète qui est à la fois cubaine, américaine et chilienne, j’ai écrit ce poème :

OUTARDE HOUBARA

En ce mois de Janus de l’an dix

de la Révolution

la faim ne cesse d’avoir

des commencements

le commencement tarde à prendre pied

tous courent dans tous les sens

sens dessus dessous

sens insensé quand le sang déserte

par les veines

le cœur de l’oiseau lent

qui court à sa perte

 

Est-ce l’outarde qui est menacée ou

le pays qui du désert à la mer

porte un ciel qui menace ruine ?

 

En ce mois de Janus de l’an dix

de la Révolution inachevée

des princes autoproclamés viennent

chez nous

le cœur le sexe se renforcer

en braconnant nos outardes

et certains des nôtres

faute de grives mangent des merles 

font bonne chère aux braconniers

 

Est-ce l’outarde qui est menacée ou

le pays qui de femmes misogynes

œuvrant contre la parité

aux hommes dévirilisés et désœuvrés

menacés d’être les outardes de demain

 

Demain point de lendemain

ici pas de maintenant

maintenant déjà point de lendemain

 

En ce mois de Janus de l’an dix

de la Révolution à venir janvier a intérêt

à annoncer et mars et mai

que le printemps s’installe enfin

et que nos larmes ne soient pas sel en vain.

L’image de l’oiseau en question – dans un jeu de miroirs, puisque l’aspect animal voire bestial étant ou semblant être à l’origine de cet acte de lecture, d’interprétation et de tentative de compréhension –, s’impose elle aussi : à la puissance fougueuse du taureau attiré par le rouge sang (vin ?) de la figure féminine, à la beauté érotique du cheval séduisant une autre figure féminine, à la laideur caractéristique du bouc guettant une faiblesse pour frapper (songeons aux figures des satyres), l’image de l’outarde houbara s’impose à moi comme les lois de la nature défendent et illustrent l’effet papillon.

En quête de la lumière

Ainsi, moins de vingt-quatre heures plus tard, réveillé en pleine nuit, ni pourchassé ni effrayé, mais songeur et éprouvant le besoin de m’y livrer les yeux grands ouverts afin de voir autrement ce que l’artiste Ali Batrouni nomme sciemment des allégories.

Sans doute suis-je tenté de me référer à l’aîné Fernando Pessoa qui, dans L’heure du diable, écrit : « Ne vous étonnez pas que je parle ainsi. Je suis naturellement poète parce que je suis la vérité qui parle par erreur, et toute ma vie, finalement, est un système spécial de morale déguisé en allégorie et illustré par des symboles. »

Cela peut plaire comme déplaire. À l’instar de la poésie. À l’instar de l’art tel qu’il est pratiqué par Sid’Ali Batrouni. C’est en soi une question d’art, donc de liberté dans un monde qui, comme l’a écrit Armand Robin dans « Le programme en quelques siècles », finira par tout supprimer avant de se supprimer :

On supprimera la Foi

Au nom de la Lumière,

Puis on supprimera la lumière.

(…) On supprimera l’Amour

Au nom de la Fraternité,

Puis on supprimera la fraternité.

(…) On supprimera le Sublime

Au nom de l’Art

Puis on supprimera l’art

(…) Au nom de rien on supprimera l’homme ;

On supprimera le nom de l’homme ;

Il n’y aura plus de nom ;

NOUS Y SOMMES.

  Journée portes ouvertes chez l’artiste Ali Batrouni

Nous n’y sommes certes pas tout à fait. Ce qui est sûr, c’est que, encore et toujours, « Nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas », comme nous le lisons si bien dans les Fragments posthumes (XIV, 16[40], 6, de l’inépuisable Nietzsche qui, dans La Volonté de puissance, semble nous avoir accompagné en ces termes dans cette visite chez l’artiste Sid’Ali Batrouni : « Mettre en lumière les forces fondamentales “idéalisatrices” (la sensualité, l’ivresse, l’animalité abondante). »

Nous espérons avoir quelque peu mis en lumière. Nous ne cesserons jamais d’espérer la lumière. Nous espérons être nous-mêmes la lumière.

Journée portes ouvertes chez l’artiste Ali Batrouni

L’artiste

Aymen Hacen

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Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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