Abdellatif Laâbi : un homme en projet
Abdellatif Laâbi : un homme en projet
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
D’un recueil à un autre
La Terre est une orange amère, paru en juin 2023, est le quatrième recueil qu’Abdellatif Laâbi publie aux éditions Le Castor Astral après L’Espoir à l’arraché en 2018, Presque riens en 2020 et La poésie est invincible en 2022.
Le volume aurait pu s’intituler autrement. Nous avons en effet relevé maints vers et expressions aussi forts et denses que poétiques, tous capables de répondre aux besoins de la cause défendue par ce livre de poésie dont l’exigence humaine correspond à la liberté artistique, comme si l’une ne pouvait pas se passer de l’autre.
« Je ne suis pas le terrien/ que l’on croit » ou, dans le même poème, « La rage/ du ventre/ comme de l’esprit », deux belles formules extraites du poème « Le reste » dont est tiré le titre La Terre est une orange amère, tout comme « La cabane de la poésie » ou « Mes vertiges/ physiques et métaphysiques », extraits de « Méditations agitées » (pp. 64- 65), ou bien « je n’ai pas dit/ mon dernier mot ! » (p. 67), ou encore « La somme des douleurs », tout comme « Dois-je songer/ à un plan d’évasion ? » (p. 104), ou bien « je suis devenu/ un homme/ sans objets » (p. 105), nous semblent des titres possibles.
C’est pour dire que le poète a le sens de la formule et sa liberté de parole n’a d’égale que sa liberté tout court, laquelle construit, d’un poème à un autre et d’une section à une autre, un livre authentique, fort de cette liberté même et des mots qu’il cherche à dépoussiérer.
La rage de l’expression
Ainsi, la section « Fusées », avec cette dédicace : « merci, Baudelaire ! », nous éclaire sur « la rage de l’expression » (Francis Ponge) qui caractérise la voix d’Abdellatif Laâbi :
Rage
Beaucoup de mes questions
ont vieilli
ou du moins
pris du plomb dans l’aile
mais ma rage
celle des débuts
quand j’ai pris la parole
pour ne plus la lâcher
cette rage-là
elle
est restée intacte (p. 75)
Oui, nous retrouvons ici la fraîcheur rebelle des premiers recueils d’Abdellatif Laâbi, comme Le Règne de barbarie (1980) ou Le Spleen de Casablanca (1996). Dédié au poète palestinien Ashraf Fayad, à qui est offert « Dénouement », poème écrit le jour même de sa libération le 22 août 2022, ainsi qu’à la sœur du poète, Hayat, soit Vie en arabe, La Terre est une orange amère adopte souvent des accents que l’on pourrait à juste titre qualifier de futuristes, non seulement parce que Laâbi se réfère nommément à Vladimir Maïakovski (p. 15), mais surtout du fait de cette énergie qui porte le livre d’un bout à l’autre.
Les deux épigraphes en témoignent d’une manière singulière, avec des références qui pourraient paraître à première vue improbables : une phrase de Robert Solé, extraite de son Dictionnaire amoureux de l’Égypte : « Rire, et d’abord de soi, est en effet une manière de ne pas pleurer. » Et cette vraie curiosité : « Dieu est mort. Marx est mort. Et moi, je ne me sens pas très bien. » Après quoi, le poète précise en ces termes : « Propos prêtés par d’aucuns à Eugène Ionesco, par d’autres à Woody Allen (mais Dieu est le plus savant, comme on dit en arabe). »
Les improvisations de la nature ?
Impossible de ne pas en rire et c’est un rire sain, profond, intelligent au seuil d’un livre qui s’ouvre par une section intitulée « Les larmes du rire », comme pour admettre le côté tragique de l’existence et de ne pas lui permettre de se séparer du comique. Cette vie, c’est ainsi que le poète l’interroge dès le poème inaugural intitulé justement : « Dans quelle vie ? » avec des questions pressantes, qui vont de l’enfance d’Abdellatif Laâbi à Fès à la question substantielle de « l’écriture », en ces termes :
Dans quelle vie
quelle préhistoire
ai-je été un des ancêtres
ayant déjà acquis
une forme de conscience
mais pas encore la parole
ne connaissant de la musique
de la peinture
que les improvisations de la nature ?
Bref
un homme en projet
une page blanche
que ma main
mue par le plus grand des mystères
a commencé à remplir de signes
inventant ainsi
l’écriture ! (p. 16)
Aux interrogations, succède simplement l’exclamation. Naturellement, sans élucubrations ni emphase, le poète exprime son être au monde : « un homme en projet », voilà ce qu’il est, c’est du moins qu’il se voit. Heureuse ou malheureuse vision ? Rien n’est plus difficile à dire tant le monde dans lequel nous évoluons tous est semé d’embûches, nous appelant à vivre dangereusement et par là même singulièrement et, passez-nous ce mot, pluriellement :
Guernicas
Guernica
multipliée par combien :
dix
cent ?
Combien de Picassos faudrait-il
pour que les villages et les villes martyrs
déposent leur braise
dans nos consciences
et par la force tranquille de l’art
s’incrustent
définitivement
dans nos mémoires ?
Guernica et Picasso au pluriel, oui, pourquoi pas ? Nous nous interrogeons à la suite du poète qui semble, tel un philosophe digne de ce nom, faire du questionnement une méthode et une vision du monde. Mais la réponse, s’il en est, ne tarde pas, puisque nous lisons plusieurs pages plus loin, précisément dans le poème intitulé « Méditations agitées », ceci qui nous émeut :
Mes vertiges
physiques et métaphysiques
vont du singulier
à l’universel
Le plus étourdissant
est celui qui a trait
au temps
cette abstraction qui dépasse
mon entendement !
Allons-nous dire que, dans le droit fil du Descartes des Méditations métaphysiques et du Lamartine des Méditations poétiques, Abdellatif Laâbi creuse son propre sillon ? Oui, assurément, car La Terre est une orange amère est un livre qui peut être considéré comme une nouvelle pierre vive venant s’ajouter à cet immense édifice humain qui, de l’Ukraine en Palestine, de Vladimir Maïakovski à Ashraf Fayad, ne cesse de menacer ruine. Mais « le poète-prisonnier/ a écarté les bras/ battu des ailes/ et pris son envol ». C’est ce qu’il faut retenir et chanter. À l’infini, selon le destin de cet « homme en projet ».
Abdellatif Laâbi, La Terre est une orange amère, Paris, Le Castor Astral, paru en juin 2023, 149 pages, 16 euros, ISBN : 9791027803576.
Pour plus d’informations, nos lecteurs peuvent s’orienter vers le site de l’éditeur ; et vers le site du poète