Avec Mission pour découvrir le jour, publié dans la prestigieuse collection « Illuminations » dirigée par Adonis à Beyrouth, la poète tunisienne Afrah Jebali signe un recueil profond, où se mêlent émotions, spiritualité et quête de sens.
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Mission pour découvrir le jour d’Afrah Jebali – Une poète tunisienne dans la cour des grands
Une voix singulière
Mission pour découvrir le jour ― « مهمّة لاكتشاف النّهار »― est le titre du recueil de poésie d’Afrah Jebali, publié sous l’égide du grand poète Adonis, dans la collection « Illuminations », qu’il dirige chez les Éditions Abaad, à Beyrouth.
Le volume est particulièrement agréable à manier, avec une conception graphique que nous devons à l’artiste Ahmad Maalla et une supervision générale d’Arwad Esber. Notons que la collection est publiée grâce à une bourse spéciale de la Société Ghassan Jadid pour le développement.
Savamment composé, ce volume de poésie contient quatre grandes parties : « Il faut un arc pour son fleuve à Néapolis », « Ce que tu prends avec toi », « Anthologie de la maison » et « Mission pour découvrir le jour », chapitre le plus long qui donne son titre au recueil et qui, disons-le tout de suite, se présente comme le couronnement de cette écriture aussi sensible que ferme, aussi féminine qu’universelle, aussi passionnée que maîtrisée.
Pour nous en rendre compte, lisons ce poème, intitulé « Lettre à Diogène », extrait de la première partie, « Il faut un arc pour son fleuve à Néapolis » :
Nous les femmes. Dans notre tonneau. Nous ne dormons pas
Nous ne logeons pas
Nous ne nourrissons pas ni ne buvons ni ne nous calmons !
Dans notre tonneau
Nous cherchons un homme.
T’ont menti toutes les femmes du monde et tous les chiens et Alexandre le Grand
T’a menti et Platon aussi qui ment
Nous
Mes femmes
Dans notre tonneau nous taillons les arbres, nous remanions une torsion dans la planète, nous colmatons un trou dans le ciel et nous léchons une inattention tombée sur la tablette sacrée. Avec nos seins, le souvenir et le mâle, et le clou enfoncé dans les souvenirs des chevaux
Et nous les femmes nous aimons.
Et quand nous aimons (nous les femmes) : « On s’en fout* » de la sagesse
Et de ce qui viendra. Et de ce qui s’en ira.
C’est que
Nous les femmes
Dans notre tonneau. Nous allons vers lui
Mais une main
Qui passe. Elle passe tout près.
Et il applaudit des pieds l’homme
L’homme nous jette avec notre tonneau
Il nous jette au loin
Au loin au loin
Il se calme.
Ainsi est la voix d’Afrah Jebali, profonde, concrète et sensuelle, à la fois métaphysique et physique, avec une profonde culture universelle et humaine qui, de Diogène de Sinope dit le Cynique aux soufis Junayd al-Baghdadi et Al-Hallâj, en passant par la reine berbère Dihya.
Un projet ambitieux
Cette richesse poétique s’inscrit dans le droit fil de la représentation poétique, littéraire et civilisationnelle de celui qui est considéré depuis longtemps comme le plus grand poète arabe, Adonis. En effet, en quatrième de couverture, le poète sublime des Chants de Mihyar le Damascène et l’essayiste virtuose du Stable et le mouvant écrit ceci qui peut être lu comme la charte de la collection « Illuminations » et comme une réelle weltanschauung :
La poésie, en tant que vie, liberté et amour, est ce que diverses voix, masculines et féminines, instaurent aujourd’hui dans divers pays arabes. Il s’agit d’un phénomène unique dans l’histoire de la création poétique arabe.
Ainsi, l’écriture poétique arabe semble provenir d’un autre horizon : celui de la subjectivité libérée de toute forme d’autorité répressive, et celui d’une ouverture à des profondeurs et des dimensions inconnues, à des questions marginalisées ou occultées, socialement, culturellement et politiquement, sans oublier ce qui est refoulé psychologiquement, physiquement, visuellement, intelligemment et imaginativement.
Cela transcende la carte de l’écriture poétique dominante et trace une nouvelle carte pour la poésie existentielle, anticipant un nouveau monde arabe, une nouvelle culture et une nouvelle esthétique arabe.
Projet ambitieux, ou chimérique ? Pourquoi pas ! La poésie, qualifiée à la fois de « vie, liberté et amour », est également rêve. Ou rêves au pluriel. Et c’est ce que nous découvrons pleinement à travers ce volume d’Afrah Jebali, où le quotidien des lieux-dits de la belle Tunisie, des quartiers de Sousse (Cité al-Ghazali, Bouhsina) à Nabeul ― tous lumineux ―, dépassent ledit quotidien pour se transformer en une forme d’utopie où s’achemine la poète. Ainsi, entre le lieu où elle est née elle-même, elle va vers le lieu où elle a donné naissance à ses propres enfants, Masarra et Moomen. De même, la poète joue beaucoup sur les ressemblances entre les mots, comme le chapitre baptisé « Anthologie de la maison », qui, réflexion faite, peut être traduit par « Ontologie de la maison », le mot arabe étant d’origine française. Aussi passons-nous du côté physique de l’ « anthologie » au côté métaphysique de l’ « ontologie ».
Il y a beaucoup de beauté dans ce qu’écrit, voire raconte Afrah Jebali, comme dans ce poème intitulé « Dans la pêche de ce poème », où elle évoque avec émotion Sousse, la cité de Bouhsina et son père Hechmi. Mais c’est le poème « Amazigh » qui a retenu notre attention :
Je ne sais pas beaucoup de choses en amour
Je connais le coq abattu égorgé
Je connais les esprits sur la planche de sel et les rames dans les champs
La nuit,
De la femme qui place un grain de blé
Dans la bouche de l’histoire
Tel un long fil
Et je sais conter à quatre pattes.
Je marche dans le nord et la chèvre ne me tombe pas des mains
Et je marche dans le nord et mon giron est la main
Et je connais ma sortie
Vers une famille qui restera en vie
Et entre les doigts du vent : ils tirent les pêches mûres d’un arbre
Méprisé
Et tissent le monde.
Étonnant, n’est-ce pas, tant c’est polysémique, concret, métaphorique, allégorique et par là même solidement poétique, riche, vivant.
Nous pouvons certes nous demander le rapport entre le titre du poème, « Amazigh », et le poème lui-même, mais les éléments vivants, qu’ils relèvent des figures animales (coq égorgé, chèvre), végétales (grain de blé, pêches mûres, arbre méprisé) ou encore organiques (sel, champ) nous permettent de reconnaître tout un référentiel culturel et anthropologique « amazigh ». Comme s’il ne s’agissait pas de dire explicitement, mais de semer les mots, les référents, pour permettre d’imaginer, de rêver.
Sans exagération aucune, nous pouvons crier victoire et dire à Afrah Jebali et à son mentor, Adonis, que Mission pour découvrir le jour est une mission poétique accomplie !
* En français dans le texte arabe d’Afrah Jebali