Deux nouvelles publications de Christian Bobin : «Mendier est notre vérité»
Christian Bobin , Deux nouvelles publications : « Mendier est notre vérité »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Aujourd’hui paraissent deux nouveaux livres de Christian Bobin : Le Muguet rouge, un récit poétique, dans la collection « Blanche », et un volume d’œuvres choisies, dans la collection « Quarto » chez Gallimard, intitulé Les différentes régions du ciel.
Les deux titres, poétiques, sont significatifs de cette œuvre singulière qui, depuis la parution de Lettre pourpre (éditions Brandes, 1977) et Souveraineté du vide (Fata Morgana, 1985), ne cesse de nous émouvoir par son aptitude à la contemplation et au déploiement d’une expression aussi humaine qu’humanisante.
Œuvres choisies
L’écriture de Christian Bobin, tantôt par à-coups avec des phrases comme sorties de nulle part ou tirées du néant, tantôt suivie et mesurée, nous emmène loin dans le monde tout en nous ramenant en nous-mêmes.
Il en va ainsi du volume des œuvres choisies, Les différentes régions du ciel, qui commence par « La cristallerie de la reine », préface illustrée inédite de l’auteur, où sur soixante-douze pages, avec textes et photos, nous croisons certaines figures qui ont marqué Christian Bobin, du Creusot et ses habitants à la Prusse de Kleist ou à la Sibérie de Dostoïevski, en passant par Django Reinhardt jouant au violon à son fils Babik, à Paris, en 1945, ou encore par le lumineux Armel Guerne évoquant « Les mains de Gérard [de Nerval] ».
Il s’agit de fait d’une manière inédite de préfacer ses propres œuvres. Signe d’altérité, d’ouverture ou d’amour, dans tous les cas, cela correspond à la conception que Christian Bobin a formulée, défendue et illustrée de l’écriture : « Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit. C’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour. » (La part manquante)
Les différentes régions du ciel va donc de 1980, avec un inédit intitulé L’eau des miroirs, à l’année 2019, placée sous le signe du centenaire de Pierre Soulages, avec ce merveilleux texte intitulé simplement Pierre,
Après quoi se déclinent Souveraineté du vide, L’Enchantement simple, Le Huitième Jour de la semaine, Lettres d’or, La part manquante, Le Colporteur, Éloge du rien, Une petite robe de fête, Le Très-Bas, La plus que vive, Autoportrait au radiateur, Le Christ aux coquelicots, Les ruines du ciel, Noireclaire et La nuit du cœur comme les galets semés par « le Petit- Poucet rêveur » de Rimbaud.
Prose et poésie
Si les éditions Gallimard attribuent Le Muguet rouge au genre poétique, c’est que l’œuvre de Christian Bobin cultive la différence et par là même l’interrogation. À nos yeux, il s’agirait plutôt d’un récit poétique, car la prose de Bobin est narrative quand bien même elle serait pourvue de mille et une couleurs poétiques. Lisons-en l’incipit :
Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. Il me dit qu’un jeune homme là-bas, dans une montagne du Jura, a inventé ce muguet et envisage de le répandre sur le monde. Il m’invite à aller le voir. L’homme tient une auberge au bord d’un lac. J’y mange une omelette, bois un vin de paille. Quand je lui parle des fleurs, mon hôte me conduit au-dessus d’un pré en pente : des dizaines de muguets rouges fraîchement poussés s’apprêtent à incendier la plaine. Je reviens vers mon père, lui demande qui est cet homme. Il me répond que c’est une partie de sa famille dont il ne m’avait encore jamais parlé. Va les voir, me dit-il, apprends à les reconnaître.
Impossible de s’arrêter. On est tout de suite saisi par cette force évocatrice qui nous prend par la main, nous invitant à aller plus loin, encore et toujours, comme en pèlerinage, comme pour nous engager dans un voyage initiatique.
« Mendier est notre vérité. »
« Mendier est notre vérité. L’argent papier disparaîtra, les mendiants avec, et Dieu dont ils furent pendant des millénaires l’image traquée », lisons-nous. Oui, ce grand oui qui nous dessille les yeux et élargit l’horizon de notre vision.
« Mendier est notre vérité. » À ce titre, nous sommes tous des mendiants. Chacun a en revanche une quête. Ceux qui pratiquent l’œuvre substantielle de Christian Bobin savent que chacun y trouvera son bonheur, autrement, différemment, selon.
Je remplis ma tasse de café avec une phrase de Pascal. C’est une phrase des hauts plateaux de l’esprit, acide, longue en bouche, brûlante. Les restes de Pascal sont dans l’église Saint-Étienne-du-Mont, à Paris. Sa mort n’a guère trouvé à se mettre sous la dent : l’homme de son vivant était réduit en pensée, et sa parole torréfiée. J’avale d’un coup la phrase de Pascal. Elle me réchauffe.