Poésie

Jean-Paul Avice et Yves Bonnefoy

Entretien avec Jean-Paul Avice autour d’Yves Bonnefoy

Plus de douze ans après avec Jean-Paul Avice : « Je crois que pour répondre à une pareille question je serais prêt à écrire un roman »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Jean-Paul Avice, invité de Souffle inédit

 

Sous le titre « Ce qu’Yves Bonnefoy faisait entendre, c’était une parole », publié dans le supplément « Lettres et pensées » de La Presse de Tunisie du vendredi 31 décembre 2010, nous avons réalisé cet entretien :

Jean-Paul Avice est un homme discret. Bibliothécaire-adjoint à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, où il a organisé de nombreuses expositions littéraires (Baudelaire, Nerval, etc.), spécialiste de l’œuvre de Baudelaire, il a publié avec Claude Pichois plusieurs ouvrages sur le poète des Fleurs du Mal. C’est à Vincennes, en 1969, qu’il rencontre Yves Bonnefoy qui a été son professeur. Depuis lors une grande amitié unit les deux hommes, jusqu’à la parution en 2010 du Cahier de l’Herne Bonnefoy, sous la direction d’Odile Bombarde et de Jean-Paul Avice

 

Jean-Paul Avice, invité de Souffle inédit
Yves Bonnefoy et Jean-Paul Avice

Aymen Hacen : Cela fait plus de quarante ans que vous connaissez et pratiquez Yves Bonnefoy. Pourriez-vous nous raconter comment vous êtes devenu l’ami du poète qui était alors votre professeur?

Jean-Paul Avice : En fait, c’est à la suite d’un ami, François Lallier, lui-même poète et essayiste, et parce qu’il m’avait déjà fait lire quelques textes et quelques poèmes d’Yves Bonnefoy qu’il avait déjà rencontré, lesquels m’avaient en quelque sorte, dans l’ivresse de 1968, rappelé à l’essentiel, que j’ai quitté la Sorbonne pour l’Université de Vincennes à l’automne 1969 en apprenant qu’Yves Bonnefoy y serait professeur-invité.

Ces lectures avaient suffi à me convaincre que cette voix se dégageait des autres, parlait autrement, que c’était lui qu’il fallait aller écouter quand on aimait la poésie, car la façon dont on l’enseignait à la Sorbonne n’était guère satisfaisante pour moi. Mais la façon dont on s’intéressait à la poésie à Vincennes, bien que très différente de celle de la Sorbonne n’était guère plus convaincante. La poésie, là-bas, c’était, pour beaucoup, des textes, de l’écriture, des jeux avec les mots, des structures à retrouver dans l’arbitraire des signes et qu’on devait classifier grâce aux concepts de la linguistique, du marxisme ou de la psychanalyse, dans le grand mélange de tout cela où conduisait notre ignorance, alors que ce qu’Yves Bonnefoy faisait entendre, et je crois hélas ! à bien peu là-bas, c’était justement une parole, qui traversait ces concepts et sur laquelle ils n’avaient pas de prise. C’était une parole qui rendait au sol, à la terre, ceux qui avaient trop rêvé, dans des mots, de plages infinies pour de blanches nations en joie. Beaucoup de ces rêveurs définitifs que nous étions ont voulu alors dans leurs désenchantements politiques « retourner à la terre », comme on dit, la poésie de Bonnefoy, celle surtout de ces années-là, en était une autre façon, et peut-être même moins rêveuse. J’ai tenté alors, sous sa direction, d’écrire un mémoire de maîtrise sur Pierre Jean Jouve, mais Yves Bonnefoy avait de bonnes raisons de ne pas s’attarder à Vincennes, l’année suivante il était aux Etats-Unis, j’allais bientôt quitter la France à mon tour et nous nous sommes alors perdus de vue. Pour moi, il restait omniprésent, je m’étais mis à lire et relire tout ce qu’il écrivait. J’en parlais à chacun, je me récitais en toute occasion ses poèmes que je finissais par savoir par cœur et, à temps et à contretemps, pour leur ennui parfois, j’en faisais « profiter » quelques autres. Je lui écrivais des lettres que je recommençais sans cesse et ne lui envoyais jamais. Je n’aurais pu poster une lettre ou téléphoner qu’avec crainte et tremblement, mais je ne pense pas que de son côté, il imaginait que nous nous retrouverions un jour.

Aymen Hacen : Quels souvenirs avez-vous gardés de cette rencontre ? Le désir de poésie ne vous a-t-il pas pour ainsi dire caressé ? Peut-on fréquenter Yves Bonnefoy sans être tenté par la poésie ?

Jean-Paul Avice : Ce que j’ai le plus retenu de ces moments, c’est une voix, une façon de faire entendre dans la poésie une parole autre que celle des conversations ordinaires, du « reportage », ou de la seule réflexion parce qu’elle prenait en compte la matière sonore des mots ; une parole vivante adressée à chacun, et qui changeait la vie bien plus que les jeux des autres dans l’arbitraire et le silence des signes, une parole qui, loin des jeux des signes, avant les significations que l’on cherche à y deviner, s’entendait dans notre propre vie comme un appel. À propos de Baudelaire, Bonnefoy dit que jamais la vérité de parole n’a mieux montré son visage, c’est cela aussi que j’ai découvert grâce à lui, un visage, celui d’une vérité de la parole dans un temps où la réflexion, méfiante à l’égard des subterfuges des mots, interdisait le mot de visage comme ceux de vérité, de présence, de vie.

Il est bien évident qu’à l’âge où l’on se veut poète cette révélation ne pouvait que susciter le besoin de me livrer moi-même à cette parole vive. Un jour j’ai dû écrire à Yves Bonnefoy que j’allais, ce soir-là, écrire les Illuminations. Il m’a répondu qu’il était trop tard dans l’histoire de l’esprit pour écrire les Illuminations à vingt ans, qu’en revanche j’avais devant moi une longue période de maturation, qu’un jour ma voix se dégagerait de sa nuit, parlerait. J’ai donc pris patience. Elle ne s’est pas dégagée, du moins dans ce sens-là. Je crois, en fait, n’avoir jamais été vraiment dans la nuit, même si je le lui laissais croire pour me donner l’air d’un poète. Mais je crois que c’est au contraire l’écriture qui m’y plongeait, qui ajoutait de la nuit, alors mieux valait m’en protéger, il a bien fait. Écrire, pour moi, cela implique ce retranchement absolu dont parle Mallarmé. C’est entrer dans le silence éternel d’espaces infinis, le contraire de ce que la poésie des autres me révèle, une parole. Dire des poèmes des autres au contraire, entendre cette voix autre, cela me rend à la lumière. J’ai préféré accueillir la parole des autres, recueillir leurs textes, ou même les mettre en page parfois, pour des éditeurs qui attendent du camera ready, c’est déjà bien cet accueil, chacun son métier.

Et puis, ces moments où j’ai rencontré Yves Bonnefoy, c’étaient ceux où sa dénonciation d’une faute dans l’écriture était la plus marquée, disons le moment de « Baudelaire contre Rubens », où l’on comprend qu’écrire c’est peut-être substituer des représentations à la présence, substituer des images à l’unicité des êtres. C’est le moment où il pouvait dire qu’aimer commence quand on cesse d’écrire, même si ceux qui n’écrivent pas peuvent en faire autant, écrire eux aussi ce qu’ils croient la vie et abolir la présence de l’autre, d’une façon plus dangereuse encore que ceux qui le font sur du papier, sans le remords qu’introduit la réflexion chez ceux qui écrivent. Seuls les pauvres n’écrivent pas, a-t-il dit aussi quelque part. C’est cette pauvreté dans le luxe des mots, que la poésie devenant alors « désécriture » peut faire entendre. C’est là que j’en suis resté.

Aymen Hacen : Le présent volume des Cahiers de l’Herne consacré à Bonnefoy n’est pas le premier ouvrage de référence consacré à ce grand poète et professeur au Collège de France dont l’œuvre est lue et reconnue dans le monde entier. Que propose donc ce Cahier de nouveau ?

Jean-Paul Avice, invité de Souffle inédit

Jean-Paul Avice : Le danger de la critique c’est de re-conceptualiser ce que la poésie avait su désigner au-delà des concepts en faisant appel à autre chose dans les mots qu’à leur signification. Souvent dans les textes critiques, on recherche seulement la signification des poèmes. On se sert des poèmes pour illustrer sa réflexion en oubliant que ce qu’ils font entendre est bien au-delà de cette réflexion. On rend à l’abstraction ce par quoi les mots de la poésie avaient pu lui échapper. Les mots étant devenus noms propres d’un être unique, on en refait de la généralité.

Ce qu’on aurait aimé, et je crois que c’est tout de même le cas de bien des textes réunis là, c’est qu’une fois abandonnées les grilles de lecture ordinaire du savoir, la seule grille permise, ce soit le « lieu » de chacun. Bonnefoy a écrit, il y a longtemps, ce paradoxe qui reste pour moi un guide de lecture : « … les œuvres sont cryptiques. Elles ont besoin d’une grille – le hasard, notre lieu à nous, notre existence – pour être lues. » Ce que nous aurions voulu, que ce soit dans les témoignages ou les études, c’est que chacun abandonne l’approche seulement objective des significations multiples qu’on peut dégager des poèmes, pour se mettre à l’écoute d’une rencontre avec ses propres questions devant sa propre vie, mais c’était là demander beaucoup.

Insister sur le fait que la poésie est une parole de vie, qui a à voir avec la vie de celui qui parle comme avec la vie de ceux à qui elle s’adresse, c’est aussi, ce qui nous a conduits à essayer d’enrichir la biographie par rapport à celles qu’on ajoute ordinairement aux volumes d’études et nous avons eu la chance pour cela de pouvoir profiter de celle, plus détaillée qu’Yves Bonnefoy avait aidé Fabio Scotto à élaborer pour sa « Pléiade » italienne des poèmes.

Aymen Hacen : L’Herne Bonnefoy semble obéir à une architecture savante, qui diffère des autres volumes. Voudriez-vous nous en expliquer la construction ? 

Jean-Paul Avice : Je crois que ce serait nous faire trop d’honneur à Odile Bombarde et à moi que d’imaginer une architecture savante dans ce Cahier ; l’architecture savante a manqué à notre désir comme la musique savante à Rimbaud.

Mais j’ai assez pris mes distances, dans cet entretien, avec le savoir que je n’ai pas pour justifier l’absence d’une architecture savante et avouer qu’en fait beaucoup de hasard a présidé à la construction du volume, y compris dans le choix des auteurs car beaucoup d’autres auraient dû y avoir leur place et c’est un tourment imposé par les éditeurs que de devoir choisir ainsi. Je ne crois pas que séparer les études sur les poèmes, les essais, les traductions, de ce qui pouvait apparaître comme des témoignages plus directs relève vraiment d’une architecture bien savante. Mais l’on pourrait se défendre en évoquant Baudelaire encore une fois en remarquant qu’à ce qu’il a voulu comme « architecture » dans Les Fleurs du Mal, il s’est résigné à opposer le « sans queue ni tête » du Spleen de Paris. Bonnefoy a lui-même beaucoup réfléchi sur l’architecture, nombre de ses derniers poèmes se réfèrent à des architectes, et comme pour leur bâtir des tombeaux, mais on doit remarquer aussi qu’ils n’en sont justement pas, sûr que ceux qu’il célèbre continue à vivre en ceux qui les aiment. Ce n’est nullement un tombeau que nous voulions lui offrir, même si se voir ainsi, jeune en photographie de couverture, l’a, un moment, inquiété. Vous savez et c’est ce que pressent votre question suivante, que son œuvre se poursuit, se multiplie, que c’est ce Cahier qui serait déjà obsolète si nous n’avions pu le laisser ouvert…

Aymen Hacen :  Âgé de quatre-vingt-sept ans, le poète semble plus actif et plus productif que jamais. Ainsi, il va de lecture en conférence, de voyage en nouveau départ. Comment voyez-vous l’évolution de la poésie et de la pensée d’Yves Bonnefoy ?

Jean-Paul Avice : Yves Bonnefoy a rappelé à plusieurs occasions qu’il avait un temps imaginé n’écrire qu’un seul livre, et que malgré la multiplication impressionnante de ses volumes, il y avait encore du sens à penser que tout cela ne formait qu’un seul livre. Et c’est vrai que quand on croit percevoir quelque chose de nouveau, c’est souvent seulement l’élargissement de quelque chose qui était déjà là, au commencement, qu’on n’avait seulement mal perçu.

Il est bien évident pourtant que ce livre a changé, évolué comme vous dites, mais pour percevoir cette évolution comme vous le demandez, il faudrait, comme Baudelaire dans son épilogue aux Fleurs du Mal, monter sur la montagne pour contempler cette œuvre en son ampleur, ce n’est pas moi, noyé au contraire dans cette œuvre, comme quelques autres d’ailleurs, qui pourrais le faire.

Il y a pourtant quelques évidences à noter à propos de ces changements, ne serait-ce que dans les formes des poèmes, ces sonnets, par exemple, ou ces « presque » sonnets, qu’il a multipliés dans ses dernières œuvres, et qui dans leurs contraintes l’aident à donner une place de plus en plus importante dans sa réflexion à l’enfance, à ce moment où les concepts n’ont pas encore noyé le regard émerveillé que l’on porte au monde. L’importance accordée aussi à la beauté, comme apaisement de la violence du langage, alors qu’elle avait été à ses yeux celle qui ruinait l’être. L’importance accordée à la compassion, le fait que la présence se dise de plus en plus comme visage, même s’il continue à aimer des peintres de paysage chez lesquels la présence humaine ne se dit qu’obliquement par l’arbre ou la montagne.

Vous parliez plus haut de la multiplication des textes critiques. Il en paraîtra bientôt un de plus, les Actes d’un colloque organisé par Patrick Labarthe et Odile Bombarde, consacré aux écrits récents d’Yves Bonnefoy ceux de 2000 à 2009, même si bien d’autres ont vu le jour depuis, et qui s’est tenu à Zurich en octobre 2009. Odile Bombarde s’y intéresse à la place de plus en plus importante que tient dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy son interlocuteur, au  « nous » qui remplace de plus en plus souvent le « je »,  à ce besoin d’associer son lecteur à sa propre parole, de s’adresser directement dans certains de ses poèmes à « ses amis », ou de réunir ses textes sur Rimbaud sous le titre « Notre besoin de Rimbaud ». Pourquoi du « je » qui aurait pu parler seul à des moments, se demandant même comme chez Mallarmé si vraiment il existe, Bonnefoy est-il passé à cette parole où le lecteur est dignifié comme ami participant à un entretien avec celui qui écrit, sinon parce que la poésie de Bonnefoy, en ce qu’elle est une parole et non un jeu dans les signes, se doit de dignifier dans l’écriture ceux à qui il s’adresse, qu’elle est une façon de faire que cet acte insensé d’écrire ne soit pas ce retranchement absolu que disait Mallarmé, mais bien une parole qui redonne de l’être. Pour Bonnefoy, la poésie est ce qui peut comme l’amour redonner de l’être à ce qui n’est rien, à ceux qui ne sont rien, et sa grande force, dans l’amitié, c’est cela aussi, c’est cette attention à ceux qui ne sont rien qui prouve que sa poésie n’est pas mensonge. C’est de cela aussi, et je suis bien placé pour le faire, que j’aimerais témoigner.

Plus de douze ans après, nous souhaiterions prolonger avec vous cet entretien. Pouvons-nous dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts ? Mais dans quel sens ? Comment pourriez-vous résumer les douze dernières années en question ? Qu’est-ce qui a changé chez vous, dans votre vie d’homme et de lecteur de poésie ?

Jean-Paul Avice : On peut s’étonner qu’au moment de la publication des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy dans la Pléiade, plutôt que vous adresser à un des spécialistes de l’œuvre qui ont participé à cette publication, vous vous adressiez à moi, comme si, pour vous, le rapport d’amitié que j’ai entretenu avec cet immense poète, comptait autant que le savoir des spécialistes.Votre idée, c’est plutôt de montrer que si la poésie agit, change la vie d’un lecteur, cela se devine plus encore dans l’amitié que dans le savoir, quand bien même nos nombreux échanges avec Yves Bonnefoy, dans des courriels ressemblant à des sms sans orthographe avec souvent des réponses immédiates, portaient plus souvent sur le tout et le rien de la vie que sur la poésie et que l’humour y tenait plus de place que la réflexion sur celle-ci. Mais c’est vrai que dans les témoignages que l’on entend aujourd’hui à l’occasion de cette publication, beaucoup de ceux qui y ont travaillé et qu’Yves Bonnefoy avait choisis parmi ses amis insistent sur l’importance de cette amitié et pourraient presque dire sinon ce que m’avait dit une fois l’un d’eux: « L’homme Yves Bonnefoy est encore plus grand que son œuvre », au moins qu’on ne peut séparer son œuvre de sa vie et c’est que ce que montre cette Pléiade où les poèmes voisinent avec des essais critiques dans un ordre chronologique, comme si l’œuvre d’Yves Bonnefoy et sa vie ne faisaient qu’un et même si l’on voit que le temps y introduit parfois le désordre plutôt que l’ordre.

Pour revenir à votre question, je pourrais répondre que pendant ces douze années, et peut-être à cause de la mort d’Yves Bonnefoy, mais aussi d’autres morts hélas !, le temps fut peut-être celui qui « mange la vie » comme dirait Baudelaire, et qu’il m’est arrivé parfois de sentir que la joie des mots s’éloignait, que je n’y entendais plus parfois que des « words, words, words »comme Hamlet. Yves Bonnefoy, à propos de ce constat désespéré, précisait que c’était peut-être même la poésie dont Hamlet accusait ainsi la vanité. Les mots de la poésie, on pourrait croire souvent qu’ils disent une fête,« un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient », comme l’a écrit Rimbaud mais pour constater dans son « Adieu» que de ce jadis de l’enfance, il a été rendu au sol et à la réalité rugueuse de la vie que les mots n’ont pas changée, et qu’il lui faut demander pardon de s’être nourri de mensonges. Dans ces douze années, j’ai peut-être eu droit à ce moment de retour au sol que Bonnefoy a évoqué bien souvent et vécu lui aussi et parfois avec l’image commune que vous utilisez pour dire le temps, celle de l’eau qui passe comme, pour lui, celle du fleuve si présent dans son œuvre, mais dont l’eau« n’appartient pas à son rivage », et dont il sait comme elle peut parfois être dévastatrice. Après les grands moments de Pierre écrite, où il peut sortir de sa nuit et se défaire des images déchirantes de ses premiers poèmes pour s’écrier devant la plénitude de la terre : « Oui, c’est cela./ Un éblouissement dans les mots anciens. », il ouvre Dans le leurre du seuil, avant de retrouver de nombreux « Oui » à la terre, par un « Mais non » pour dénoncer son rêve et comprendre que ce passeur que serait le poète sur l’eau du fleuve n’a devant la mort d’un être aimé, plus « d’autre rive que bruyante, noire ». Et dans « Le souvenir »de Ce qui fut sans lumière, le premier poème de son livre suivant, où il peut évoquer la joie d’une fête qu’un dieu lui aurait donnée devant l’horizon des hauts-plateaux où il avait cru pouvoir vivre dans une maison qu’il dira plus tard avoir été aussi « une maison natale », et qu’il a dû quitter, il va s’écrier: « Joies, et le temps qui vint au travers comme un fleuve / En crue, de nuit, débouche dans le rêve /Et en blesse la rive, et en disperse les images /Les plus sereines dans la boue. ». L’histoire que le volume des Œuvres poétiques permet de suivre, dans le courant du temps, est aussi celle de ces retombées du rêve. Et pourtant ce poème qui est aussi un « adieu »à une part de sa vie, il l’achèvera par ces mots : « Adieu, non, ce n’est pas le mot que je sais dire » et il laissera ses rêves reprendre leurs plus vieux chemins, comme si le rêve qu’il a si souvent condamné était pourtant nécessaire à celui qui dès le commencement a voulu identifier poésie et espoir. Le souvenir peut dire la perte, il est aussi la chance de retrouver l’intensité des joies perdues. La beauté des mots de la poésie, surtout quand on aime les proférer à voix haute, est bien un instant de grâce, et même si en vieillissant on revient sans cesse « par cœur »à des poèmes anciens, ils sont alors du temps retrouvé, du bien qui fait renaître.

« Comment garder / Audible l’espérance dans le tumulte, / Comment faire pour que vieillir ce soit renaître, / Pour que la maison s’ouvre de l’intérieur, / Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse / Dehors celui qui demandait un lieu natal ? »  demande Yves Bonnefoy dans « La Maison natale ». Ce volume des Œuvres poétiques, est une façon de répondre à sa question. Pour beaucoup elles seront peut-être une « maison natale »qui s’ouvrira de l’intérieur et où ils pourront identifier la poésie à l’espoir, et du coup elles le sont aussi pour lui qui renaîtra ainsi pour chacun et en chacun.

Aymen Hacen : Yves Bonnefoy est décédé à Paris le 1er juillet 2016. Quels souvenirs gardez-vous de la disparition de celui qui était votre maître depuis l’adolescence ?

Jean-Paul Avice : Je crois que pour répondre à une pareille question, je serais prêt à écrire un roman, moi qui n’écris pas et n’en lis jamais, mais je vais juste évoquer deux souvenirs.

Celui de son dernier grand poème Ensemble encore quand à la « cérémonie » d’adieu au cimetière du Père Lachaise, on a pu l’écouter par sa voix inoubliable car il l’avait lu sur son lit d’hôpital où son gendre Dirck l’avait enregistrée. Il s’y adressait à ses aimés, ses amies, et leur léguait ce qu’il avait désiré, l’horizon, la terre, le ciel, le feu, l’eau, et y ajoutant même« le dieu que nous n’aurons pas eu ». Je ne peux jamais relire ou écouter ce poème, et encore moins prononcer ces mots à voix haute sans que les larmes me montent aux yeux.

L’autre souvenir que j’évoquerais, ce sont les derniers mots qu’Yves Bonnefoy a dictés pour moi à Mathilde, sa fille, de son lit d’hôpital où il ne pouvait déjà plus écrire, quelques jours avant sa mort. Il me remerciait d’une photographie que je lui avais adressée de sa femme aux côtés de la mienne à un dîner chez nous. Et ces mots par lesquels il m’en remerciait c’était :« Je m’en souviens très bien. C’est à nouveau l’horizon qui s’élargit. »Phrase que j’aimerais pouvoir prononcer aussi au moment de mourir même si j’y mettrais peut-être un sens un peu différent du sien, car ce mot d’horizon, dont on sait à quel point il l’aimait et qu’il nous lègue dans son testament, il l’avait employé en me répondant à un courriel où, au moment de la mort de mon père, dont il m’avait dit qu’elle était devenue pour lui une affaire personnelle – c’était au moment où il comprenait ce qu’avait été pour lui l’oubli de son père et où il se demandait s’il n’écrivait pas pour réparer cet oubli et donner la parole à son père qui ne parlait pas –. Dans ce courriel je lui avais énuméré tous les mots, de lui, vers ou prose, qui m’étaient venus au cours de madernière visite à mon père sur son lit d’hôpital et je m’excusais de lui voler tant de mots sans peut-être les comprendre comme il fallait. Il m’avait répondu : « Jamais je ne me serai senti plus près de mon lecteur, plus près de moi-même aussi bien, qu’en vous lisant, l’autre jour. Jamais je ne me serai senti plus justifié ». Puis le lendemain il avait ajouté : « Cher Jean-Paul, je ne crois pas que je mette dans mes mots autre chose que ce que vous y mettez vous-même. La seule différence est que vous vivez en ce moment ces pensées avec une intensité qui vous permet d’entrevoir au loin un horizon qui m’est peut-être, à moi, tout simplement refusé. »Alors que ses derniers mots pour moi reviennent donc sur un horizon que la proximité de la mort élargissait pour lui, c’était me faire comprendre que cet horizon ne lui avait donc pas été refusé même si lui le situait toujours dans un là-bas plus que dans un là-haut, mais c’était comme me faire sentir,comme il le l’avait écrit une fois, que, dans ce « au loin »où le hautle bas ne sont plus nous n’étions, « pas loin l’un de l’autre ».

Aymen Hacen : Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau, en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?

Jean-Paul Avice : Je suis tout à fait incompétent pour répondre à une telle question sur l’avenir de la poésie dans un pays, la France dont Baudelaire disait qu’elle en avait horreur. Je ne suis pas du tout de ceux qui lisent tous les livres comme la plupart de mes amis. Je suis le contraire d’un savant en poésie. Paul Celan avait dit une fois à Yves Bonnefoy, que les poètes occidentaux étaient chez eux dans les œuvres, mais que lui était dehors. Si lui, immense poète, se sentait « dehors » par son destin, il va de soi que quelqu’un qui n’a jamais pu écrire un poème et n’a su que bavarder à propos de la poésie se sent en dehors de ce monde où ses amis sont chez eux parmi les œuvres. C’est par accident que des amitiés m’ont permis d’y entrer parfois, tout en comprenant à quel point je suis bien « dehors », à quel point je serai toujours dans la banlieue de leur savoir, en particulier quand il rejoint, et ce serait la condition de la poésie moderne, celui de Mallarmé dans sa découverte du néant de tout.

Il me faut un temps infini pour me reconnaître dans des œuvres. Sila poésie fait partie de ma vie, je le dois à ceux dont j’ai pratiqué l’œuvre très longtemps, comme Baudelaire ou Bonnefoy et quelques autres et cela suffit à remplir une vie dont beaucoup se déroule hors de la poésie. De tous ces poètes que vous nommez dans une bien triste litanie, il y en a dont je ne connais que le nom, même si, bien entendu, certains comme Philippe Jaccottet ou Lorand Gaspar comptent aussi pour moi. Quant aux poètes d’après ceux-là, ceux d’aujourd’hui, et il y en a bien sûr de « vrais », je l’espère, pour continuer ce « seul livre », je serais bien incapable d’en parler car j’en connais bien peu. Les livres dont on parle dans les médias, ce sont les livres qui se vendent, la poésie est protégée de cette malédiction du commerce, mais du coup, elle a droit au silence. Je suis d’un autre monde, d’un autre temps, c’est sûr, que celui des performances ou des installations, que ce soit en art ou en poésie. On a parlé souvent d’un art devenu « conceptuel », peut-être y a-t-il aujourd’hui une poésie « conceptuelle » elle aussi, mais comme vous l’aurez compris, elle serait alors le contraire de la parole que je veux y entendre, et de toutes façons il est trop tard pour moi pour la découvrir.

Aymen Hacen : Le 13 avril 2023 a paru, dans la prestigieuse collection de La Pléiade, un volume regroupant les Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy. Nous savons que le poète en a préparé lui-même l’édition, laquelle a été confiée à Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot. De même, l’historien de l’art Alain Madeleine-Perdrillat est également présent avec un très beau texte intitulé « Et poésie, si ce mot est dicible ». Ne sommes-nous pas en droit de vous demander pourquoi vous ne faites pas partie de cette équipe ?

Jean-Paul Avice, invité de Souffle inédit

Jean-Paul Avice : Il n’est pas difficile de répondre à cette question. Un ami m’a qualifié de « baudelairien de l’intérieur », je suis peut-être aussi en un sens, un « bonnefoyen de l’intérieur », et selon une légende que j’entends souvent sur mon approche de la poésie « par cœur », cela voudrait dire, en jouant sur les mots, que je la reçois aussi par le cœur, mais ce n’est pas avec le cœur qu’on fait de la critique savante comme celle qu’exige une édition de la Pléiade. Dans l’entretien d’il y a douze ans, je disais déjà pour qualifier mon incompétence à l’analyse et à la critique : « chacun son métier », la formule serait encore plus justifiée aujourd’hui où j’en suis plus encore à l’écart. C’est Yves Bonnefoy, comme vous le rappelez qui a préparé lui-même cette édition et c’est lui qui a choisi parmi ses amis ceux qu’il considérait comme les plus capables de présenter et d’annoter son œuvre. C’est là un travail qu’il faut réserver à ceux dont la critique et l’écriture sont le métier, et même si Yves Bonnefoy me considérait comme un ami, et aimait peut-être parfois ma façon d’approcher la poésie hors du savoir des spécialistes de la critique, il savait qu’analyser et même écrire n’était pas une activité pour moi, qui n’aimait qu’écouter les poèmes, sans parfois les comprendre, il n’aurait jamais eu l’idée de me confier une tâche dont il me savait à l’écart. Depuis Baudelaire, la poésie est devenue critique d’elle-même, ce qui justifie le travail de lecture et d’écriture qui demande un savoir et une faculté à pouvoir aussi regarder une œuvre de l’extérieur, qui demande de s’intéresser à cette critique en elle-même, à son besoin de déconstruire ses rêves, à « raturer » pour prendre un mot de Bonnefoy à propos de ses sonnets. Et cela demande, même pour des bonnefoyens « de l’intérieur » et dont certains connaissent le « par cœur » autant que moi, de se mettre un moment à distance du poème, ce que le « par tête »qu’ils ont en supplément permet mais non le« par cœur » sans tête qui est le mien.

Aymen Hacen : Cette édition est riche et nous pouvons comprendre pourquoi elle voit le jour bientôt sept ans après la disparition du poète, date qui coïncide heureusement avec le centenaire de sa naissance. Qu’est-ce que le présent volume des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy peut apporter à son œuvre en général ? Autrement dit, qu’est-ce qui caractérise cette édition ?

Jean-Paul Avice : J’ai dit qu’il me fallait des années pour entrer dans une œuvre, pour qu’une œuvre comme celle de Baudelaire ou de Bonnefoy entre dans ma vie grâce au « par cœur » de poèmes qui permet de les avoir en soi dans les activités de sa vie, dans la rue ou le métro et par éclair de les voir presqu’advenir soudain, je ne serai donc pas avant longtemps en état de juger par moi-même de l’importance et du sens de ce rassemblement de textes dans cette édition de près de deux mille pages que j’ai à peine eu le temps de feuilleter, sans avoir pu me plonger dans le travail immense qu’ont effectué les éditeurs devant les milliers de pages de manuscrits que Mathilde Bonnefoy leur avait confiés. J’avais évoqué il y a douze ans le moment où Baudelaire dans son épilogue aux Fleurs du Mal, monte sur la montagne pour contempler sa capitale, mais aussi son « livre atroce » (Les Fleurs du Mal)« en son ampleur, » et j’avais ajouté que noyé au contraire dans l’œuvre de Bonnefoy, je ne risquais pas de pouvoir le faire. Mais je crois que même à d’autres, capables de prendre plus de hauteur devant ce volume, il faudra sûrement du temps, pour saisir l’ampleur de cette œuvre immense.

Au premier regard, ce qui caractérise cette édition, c’est le choix d’Yves Bonnefoy de présenter chronologiquement les textes comme s’il voulait que l’on comprenne qu’en effet, lui qui avait rêvé de n’écrire qu’un seul livre, avait pu en effet n’en faire qu’un dans ce rassemblement de toute ses œuvres poétiques où l’on pourrait suivre le déroulement de toute sa pensée et de toute sa vie, de son enfance sur laquelle bien des textes nous éclaire jusqu’à ce qu’on pourrait dire son « testament »Ensemble encore et le récit autobiographique L’Écharpe rouge. Car dans ce volume d’œuvres poétiques sont intercalés selon leurs dates de publication des textes de prose et des essais critiques éclairant sa vision de la poésie dans ces moments-là de sa vie. Sa poésie n’en reste pas à des poèmes, en vers ou en prose, elle a sa place aussi dans ses essais et tout autant dans ses traductions qui sont aussi des œuvres de son profond intérieur à lui. L’architecture que Bonnefoy a voulu y organiser c’est celle de toute sa vie dans le temps, qu’on ne s’étonne pas qu’il faille aussi du temps pour en saisir l’ampleur.

Si l’on revenait à ce que je qualifiais bien rapidement d’évolution dans la pensée d’Yves Bonnefoy à la fin de l’entretien d’il y a douze ans, je crois que l’ordre chronologique choisi par lui pour ces Œuvres poétiques, permet justement de la suivre, mais dans ses saccades, ses retournements entre les moments de joie devant ce qui nait et de tristesse devant ce qui meurt. Je pourrais essayer d’en donner deux exemples. On voit que son écriture d’abord née dans le surréalisme passe bien vite à ce qu’il nommera « un grand réalisme » salué dès la dédicace de L’Improbable, dont plusieurs des essais voisinent avec des poèmes, mais qui est aussi dédicacé aux« théologies négatives »,celles qui interdisent de nommer Dieu et pourraient enfermer dans le silence. Ce qui métaphorise pour lui l’inadéquation du langage conceptuel à nommer la présence. Or cette vision négative il en dénoncera plus tard les dangers dans « Les Noms divins », par exemple, montrant qu’elle interdirait aussi de nommer l’amour, lui qui voudrait que la poésie soit « comme l’amour », et il l’avait retournée dès les premiers « oui »de Pierre écrite comme je l’ai dit plus haut en évoquant ces perpétuels retournements entre son angoisse devant « ce qui meurt » et ses joies devant « ce qui naît », selon les mots qu’il reprendra au Conte d’hiver de Shakespeare et placera en exergue de Pierre écrite, ce moment d’une réinvention de l’amour.Mais dans sa lutte incessante jusqu’à la fin entre le « oui » trompeur du rêve et le « mais non » de la dénonciation de celui-ci, c’est bien à un « oui » qu’aboutit son dernier poème Ensemble encore : « Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ? Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes, Nous avons bien dormi de vrais sommeils. Et le soir, ç’avait bien été ces deux nuées, qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair. Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous ».

Devant le constat du néant de tout dont le savoir de Mallarmé avait fait la lucidité inaugurale de la poésie moderne, Bonnefoy a voulu« décider » que non, il y avait de l’être et une fois cette « décision prise », sa poésie pouvait donc bien se faire une réinvention de l’amour et même du rêve de sauver ce monde dont il pensait si souvent qu’il allait bientôt finir. Reprenant à Dostoïevski son idée que la beauté peut sauver le monde, il voulait croire que la poésie le pouvait aussi.

Aymen Hacen : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul des textes que vous aimez (de Baudelaire à Bonnefoy) devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Jean-Paul Avice : J’ai remarqué en lisant d’autres entretiens de vous avec des poètes que vous aimez terminer par cette question sur la réincarnation. En ce qui me concerne, je ne tiens pas vraiment à me réincarner dans ce monde-ci et surtout dans un animal ou un arbre, comme vous le suggérez. Je suis trop baudelairien pour cela, trop porté à m’intéresser aux villes et aux hommes qui y vivent plus qu’aux animaux ou aux arbres et à la nature impudente à ses yeux de rajeunir dans son indifférence à notre finitude. Mais si, en hommage à Yves Bonnefoy je devais malgré tout choisir un arbre, je penserais sans doute à celui de poème de Pierre écrite dont il peut dire : « Cet arbre nous suffit là-bas, qui par lumière, / Se délie de soi-même et ne sait plus /Que le nom presque dit d’un dieu presqu’incarné »), mais dans ma banlieue du savoir je n’oublierais pas celui qu’il évoque dans Terre seconde, quand à un jeune critique d’alors (Georges Formentelli) qui lui reproche de trop nommer comme « réalité »dans sa poésie un monde qui n’est plus celui où l’on vit, il répond que dans l’infini du ciment d’une banlieue de nulle part,« cet arbre poussiéreux qui se dresse, à un carrefour, c’est dans son déchirement, mais intacte, beauté absolue, pacifiante, toute la terre perdue ».Mais vous comprendrez que plutôt que me réincarner dans cet arbre en exil à contempler la misère du monde sans rien pouvoir y changer je préfère rêver une résurrection et trouver ailleurs la vraie vie absente ici.

Pour en finir avec votre dernière question, celle sur le poème que je voudrais voir traduit en arabe,  j’ai bien du mal à y répondre car des poèmes innombrables que j’aime de Baudelaire, j’imagine qu’ils sont déjà tous traduits, et je crois qu’il en va de même de ceux d’Yves Bonnefoy sauf peut-être du dernier « Ensemble encore », ce que je n’ai pu vérifier, alors c’est celui-là que je vais nommer et en particulier pour sa troisième partie qu’on peut lire, je crois, sans même les notes de la Pléiade. Quand j’ai vu Yves Bonnefoy pour la dernière fois à l’hôpital avec deux amis, des éditeurs Marc et Christiane Kopylov, qui avaient édité deux livres de lui et pour lui, il nous en avait récité les derniers vers, lui que je n’avais jamais entendu réciter des poèmes de lui. C’était bien un don qu’il nous faisait dans cet instant mémorable qu’il nous fallait abréger même si nous savions que nous ne le verrions plus, tant sa fatigue se faisait sentir. Un de ses sonnets de Raturer outre qui commence comme un sonnet de Baudelaire par ces mots « Je te donne ces vers » par lesquels il a remplacé un « je t’apporte » plus mallarméen d’une première version pour y mieux faire entendre qu’un poème est une offrande, se terminait par ce tercet : « Qui veut avoir, parfois, la visite se doit / D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure, / La beauté n’est offrande qu’à ce prix. » Ces mots d’Ensemble encore récités à l’hôpital furent pour nous cette offrande, ce bouquet de pas même une heure, mais comme les derniers mots de Dans le leurre du seuil, ils furent pour nous le ciel tout entier dans la flaque brève. De cette visite, alors rêvons que, traduits bientôt sans doute si ce n’est déjà fait, ils deviennent, un instant, la visite et l’offrande de la poésie pour beaucoup d’autres.

Jean-Paul Avice, invité de Souffle inédit
Yves Bonnefoy et Aymen Hacen

Yves Bonnefoy

Aymen Hacen

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