Grégory Rateau, « Conspiration du réel »
Grégory Rateau, « Conspiration du réel »
Irène Dubœuf
Conspiration du réel s’ouvre sur un poème en forme de préface. Image capitale, l’expression camera obscura surgit du texte, éclairant le sens de l’intégralité du recueil : elle pourrait bien être la métaphore de la poésie qui dans le noir de l’existence projette un peu de lumière sur la blancheur de la page. Cerné par la nuit, le poète y apparaît comme investi d’une mission « je suis le passeur des non-civilisations à venir » écrit-il avec une pointe d’ironie, entre amertume et ferveur, humilité et volonté sans faille. Gregory Rateau se jette à corps perdu dans l’écriture poétique, cheminant dans les pas des poètes qui l’ont précédé avec une foi inquiète mais déterminée.
Ecrire dans l’urgence
On comprend immédiatement qu’il écrit dans l’urgence, l’évidence d’une nécessité qui s’impose à lui à l’occasion d’un black-out lui révélant une existence médiocre tout autant qu’illusoire entièrement déréglée par la lumière bleutée des algorithmes, vaste réseau fantôme qui prend possession et altère, voire détruit les individus. Entre nature et culture, l’auteur cherche refuge dans l’étreinte des mots. Son écriture, incandescente et noire, courageuse, sincère et sans concession, révèle au cours d’étonnantes fulgurances l’intégrité d’un être habité par la fureur de vivre ; « fureur »… un mot qui revient tout au long du recueil, qu’il s’agisse d’une fureur liquide , de la fureur des yeux ou celle du crépuscule, de fureurs extatiques et silencieuses, de la fureur contre ce siècle qui monnaye le temps…
Poèmes en mouvement
Les poèmes se déploient en quatre parties. Le mot étant statique, je lui préfère « mouvements » qui s’accorde davantage avec la dynamique de l’écriture de Grégory Rateau. Les deux premiers sont brefs, lugubres (respectivement cinq et six poèmes) les deux suivants plus amples (onze et treize poèmes) teintés de pâles lumières. Aucun titre, mais des épigraphes, des vers de Benjamin Fondane, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Arthur Rimbaud qui introduisent ses voyages et lieux de vie en Irlande (première partie), en Roumanie (seconde partie) puis ses souvenirs d’enfance dans le Sud-Ouest de la France, la Bretagne, la banlieue parisienne et Paris (troisième partie,) pour nous conduire, dans la quatrième partie, à Beyrouth, Katmandou, le Portugal etc. autant de lieux qui ont nourri son écriture.
Un phare dans une lucarne
les sanglots de la mer en ricochets
glissent sur le silence des buveurs…
Si les poèmes sur l’Irlande sont une réussite indiscutable (en particulier celui intitulé Îles d’Aran) témoignant d’une observation aigüe du détail qui nous transporte au cœur même du crépitement de la tourbe et de la misère d’un peuple naufragé dévoré par la mer, la 3e partie est particulièrement intense, sans doute parce que le poète y fait allusion à l’enfance, un thème dans lequel nous nous retrouvons tous.
L’enfance s’arrête ici
Derrière la porte, un seul rescapé
posé bien droit sur une chaise pourtant boiteuse
mon Scoubidou fluorescent vert et rouge
Sur les murs, en apesanteur
des photos sans mémoire
Poèmes désenchantés, graves, qui s’apaisent pour nous parler du vide et de ceux qui ne sont plus
Un patronyme retient mon attention
des générations au coude-à-coude
le souvenir de la voix étranglée de mon père
athée convaincu
et sa prière en doux murmure
et au détour d’un vers, nous fait entendre Satie et Mahler, deux compositeurs dont les œuvres résonnent en parfaite harmonie avec les vers du poète.
Exister par les mots
Dressé face à la réalité, Rateau ne cesse de fuir la monotonie, les points morts, tel celui de « sa » banlieue. Il me faut apprendre à être un autre écrit-il. Le Je est un autre de Rimbaud ne va donc pas de soi. Du moins pas dans le sens courant où il est perçu. Rateau s’efforce de sortir du silence et de l’anonymat, il veut exister pour et par lui-même, être autre que l’enfant qui jadis, à l’école, figé comme une pierre, avait le dégoût des mots. Exister par les mots ! Sa revanche, sa victoire contre la conspiration du réel. Une fureur poétique émouvante, profonde et brutale s’empare de lui, et il excelle à dire ce réel avec toujours plus de poésie. Les mots frémissent, palpitent, s’entrechoquent, rebondissent. Plus il y a de poésie, plus il y a de réalités écrivait Novalis.
On ne découvre le poème qui donne son titre au recueil qu’à la page 66, c’est à dire presque à la fin du livre, dans la dernière partie.
J’aimerais m’embarquer
dans la douceur de ce large
sans nom, sans destination
[…]
fumer l’horizon jusqu’à ce point fixe
cette lueur qui pique les yeux
où convergent mes dernières forces vives
[…]
déjouer cette conspiration…
Sans cesse à la recherche de la beauté qu’il faut arracher du réel qui blesse inévitablement, le poète au lyrisme sobre termine par un texte pudique mais suffisamment explicite et révélateur de la souffrance vécue.
La force du feu et la mélancolie de la cendre
Avec passion, Grégory Rateau nous plonge au cœur de ses perceptions, dit, décrit, suggère, constate, confronte, déverse son ressentiment et ses incertitudes avec une lucidité mêlée à une tendre subtilité. Les mots luisent de mille flammes comme des feux follets dans les ténèbres du recueil. Ces poèmes ne sont-ils pas né d’une flamme, celle qui s’étire lentement de son briquet et engendre l’image d’un monde inversé ?
Notons que si l’auteur emploie la plupart des signes de ponctuation (majuscules, virgules, points d’interrogations…), il s’abstient d’utiliser le point final. Tous les poèmes restent suspendus dans le temps, révèlent l’attente du poète, attente de quoi ? il ne le sait pas au juste :
L’attente
Mais de quoi,
de qui ?
Faut-il y voir le symbole d’une quête ininterrompue vers un ailleurs plus lumineux ? à moins que la réponse ne soit dans cet aphorisme qui ouvre le texte intitulé Pour toute explosion :
Chaque jour est une attente
d’un crépuscule définitif.
Reflet crépusculaire d’un monde à la dérive, qu’elle soit lumière obscure ou ombre crépitante de lueurs infinies, la poésie de Rateau a la force du feu et la mélancolie de la cendre.