Iren Mihaylova – D’une Iren l’Autre
Iren Mihaylova – Peinture et Poésie
D’une Iren l’Autre
Par Jacques Cauda
La peinture d’Iren Mihaylova paraît jouer avec les mots, parce qu’elle passe de l’altérité à l’altération. Jadis, on l’aurait qualifiée d’expressionniste. Aujourd’hui on peut observer ce passage de l’autre à l’otre (cet autre altéré) comme un clin d’œil jeté à la figure majeure de la psychanalyse dont elle fait aussi profession : la passe.
Appliquée à la peinture, la passe est ce quelque chose qui sait sans que ça se sache. C’est la dimension du savoir sans sujet, qui est la définition même du savoir de l’inconscient. Parce que le modèle (le passant) n’a pas le point de perspective de la conclusion du peintre, qui permet de repérer l’intimité entre le désir et l’acte de peindre.
Montaigne : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage. »
Il arrive à la peinture d’Iren Mihaylova ce qu’il arrive souvent dans la Bible quand Dieu aime une personne, il lui donne un nouveau nom : chez elle un nouveau visage ! Chacun de ses coups de pinceau forme et déforme une colonne du temps, « un peu plus de temps pour se mettre à nu », écrit-elle dans un poème (Ciel de ma mémoire, Éditions l’Appeau’Strophe, 2024). Et cheminer dans le réseau complexe des ressemblances, dont parle Wittgenstein.
Sa peinture ressuscite, ce phénomène par lequel durant la Renaissance les traditions classiques s’entremêlaient aux traditions médiévales qui survivaient. Et c’est dans l’intervalle créé par cet emmêlement qu’elle se glisse comme dans un rêve.
Ceija Stojka : « Je rêve que je vis. »
Iren et Ceija ont le rêve en commun. Par exemple dans la toile d’Iren Mihaylova intitulée L’amour sans visage qui fait écho au récit autobiographique d’Hélène Waysbord dont la structure est un peu comme celle d’un manège où tout tourbillonne. Dans le récit l’impulsion initiale est donnée par un événement dramatique et ineffaçable : à la sortie de l’école, un jour d’octobre 1942, c’est une autre main que celles de ses parents : « partis en voyage », lui dira-t-on, qui se saisit de celle d’une petite fille, et pour elle aussitôt, elle le comprend, tout bascule. Cette autre main qui semble poursuivre le récit de Quand on roulait-Idylle avec ferme de Ceija Stojka rescapée du camp d’extermination d’Auschwitz… Cette autre main qui fait œuvre « au bord de ce corps où frémit la parole », écrit Iren Mihaylova (Paraboles sur le cœur, « Espoir-abîme »). Et qu’est-ce que la parole ? Sinon la lettre qui passe au mouvement, c’est-à-dire (ou plutôt c’est-à-peindre) au corps que lui offre Iren Mihaylova. Ce corps peut être aussi une fleur. Une fleur de rhétorique ! La fleur voit, a dit Odilon Redon. Elle voit celle qui la peint (la peintre !) sans s’étonner que cette altérité prenne la forme la moins étrangère qui soit, celle du corps en forme de fleur, qui se découvre ainsi sous l’apparence de l’Autre, qui obéit à la loi du passage déjà évoquée ; loi qui, comprise dans et par la peinture, au lieu d’en appauvrir le sens, lui donne une fécondité comparable au travail du temps sur le monde. Et une ressemblance de la ressemblance parfois inquiète, car il y a aussi des soleils noirs dans la peinture (et la poésie) d’Iren Mihaylova ; des ombres qui volent l’image « de sa paupière, ses larmes épaisses et ses lèvres émaciées où la pluie se motte (sic) ! » (Tirer les ombres, Sans crispation éditions, 2023).
Rilke : « Rose, ô pure contraction, volupté de n’être le sommeil de personne, sous tant de paupières. » Tant de coups de pinceau pour figurer parmi les anges et les élus !
Iren Mihaylova est une élue aux pétales sans nombre, à l’image de la Rose de Dante où règne à jamais l’Amour. Avec Visage !
Jacques Cauda, peintre, poète, écrivain direction de collections de poésie
Poèmes choisis
Le rêve de Narcisse
I.
Au bord de ce corps
Où frémit la parole
Toutes ces paroles, au bord de ce corps
Toute la nuit.
Au fond, la réponse serait-elle, peut-être, si simple
Si transparente :
Toute la nuit
Au bord de ce corps
Toutes ces paroles
Où frémit la parole
Au bord de ce corps
Si transparent, si simple
Peut-être, la réponse, serait-elle
Au fond.
II.
Au plus haut
Ces nuages qui sont mes mains
Qui sont mes brèches
L’enceinte de mes nuits sans amertume
Au plus haut
Où mon naufrage naît
Où le regard me scrute
De l’intérieur
Au plus haut
Cette main qu’il me tend
Cette main barrée
Raillée
Qui veille
Sur l’immense ciel du souvenir
Comme si c’était un rêve
Une immense chimère
À apprivoiser.
III.
J’aimerais
Qu’il puisse s’envoler
Que cet horizon dégagé
puisse enfin faire naître
ma nuit solitaire.
J’aimerais
Que ma nuit naisse
Jamais accouchée
de mon enfance perdue.
J’aimerais
Que cette nuit transparaisse
À travers l’armure
que sont les mots.
J’aimerais.
J’aimerais tant.
Sans fond de lumière, Encres Vives, 2024.
Revue ARPA, Poetiquetac.
Ciel de ma mémoire
Nous étions trois assis sous l’infini
Hirondelles atterries sur les fils-réverbères
La chaude lumière se baignait dans un fleuve
Traversant l’éternité
Nous étions trois assis sous l’infini
Méconnaissables dans ce songe
En oublions l’hiver.
En ce rayon qui a surgi
du trou de ma mémoire
Il y avait toujours
une envolée d’Hier.
Route sous l’oubli
Un peu plus de temps pour espérer
Un peu plus de temps
à perdre mieux
Un peu plus de temps
pour se mettre à nu et ruiner le Jour,
érigé la Nuit, la phrase aussi longue que
ma route sous l’oubli.
Un peu plus sur le chemin astiqué des lustres
Un peu plus – mes pas multiples, le sol rustre
Un peu plus dans l’avancée et je recule –
Un vol-brisement de plus.
Un peu plus dans ce temps dont
je ne disposais pas, mais que
j’ai tenu soigneusement à l’écart
Un peu plus chaque jour
Un peu plus.
Iren Mihaylova
Iren Mihaylova est une poétesse, écrivaine, peintre, psychanalyste et revuiste (née en Bulgarie dans les années 90) qui demeure et travaille à Paris. Elle a une pratique psychanalytique et écrit des œuvres de poésie expérimentale, lyrique et surréaliste, ainsi que des récits et des romans. En 2024 elle devient cocréatrice, animatrice et illustratrice de la revue d’arts contemporains Peau Électrique – Laboratoire de Création Contemporaine
Elle est l’autrice de sept recueils de poésie, dont un livre d’artiste et un livre collaboratif, ainsi que d’un roman et d’un récit.
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art
—
nous étions en ligne directe
un de tes enfants
partageant l’horizon dégagé
car la nuit solaire.
est si profonde
que l’ enfance perdure
au-delà de la tombe:
l’éloge de la pierre
ne s’égare pas dans les prières,
mais en garde la mémoire.
RC