Keltoum Staali, Alger entre mimosa et galant de nuit
Poètes sur tous les fronts
Lazhari Labter
Des jeunes et brillants journalistes qui ont « révolutionné » entre 1985 et 1990 le prestigieux hebdomadaire Révolution Africaine fondé par Jacques Vergès en 1963, après des années de langue de bois insipide de 1965 à 1985, elle est l’une des plus douées de sa génération. Elle, c’est Keltoum Staali, poétesse et romancière. Je l’ai connue en 1986 au sein de la rubrique culturelle de l’hebdomadaire dirigée par la défunte immense Mouny Berrah à laquelle j’ai eu l’honneur de succéder à la tête de l’équipe qu’elle dirigeait.
Discrète, professionnelle, exigeante, Keltoum faisait du journalisme un sacerdoce et derrière son écriture toute de finesse et d’élégance se profilait la poétesse délicate et la romancière raffinée qu’elle allait devenir quelques années plus tard.
Amie et camarade, c’est tout naturellement qu’elle me confie en mai 2011 son premier récit Le mimosa de décembre, préfacé par le journaliste et écrivain français engagé Gilles Perrault, qui paraîtra en septembre 2011 dans la collection « Passe Poche » de ma maison d’édition.
Sur une centaine de pages, Keltoum fait de la plus belle des manières le récit de sa vie où dès les premières lignes, par la question de la langue, elle résume le déchirement entre ses deux pays, l’Algérie et la France, qui marquera profondément toute sa vie et son œuvre : « Fin de l’été 1963 : j’ai trois ans. Je ne sais pas parler, car deux langues se disputent ma bouche. L’arabe maternel, acide, violent, chargé des fureurs et frustrations de cette femme qui est ma mère, arrachée à son pays, à son père adoré dont elle est sans nouvelles durant presque toute la guerre. (…) La deuxième langue qui fait le siège au bord de mes lèvres, c’est le français, cette langue orgueilleuse et raffinée, qui me toise, sûre de son pouvoir triomphant. Mon père aime le français (…) Il aime parler en français, le parle parfaitement, sans accent, sans rouler les « r », bien que n’ayant fréquenté la classe que quelques semaines, ou quelques mois, je ne sais pas trop, le temps d’apprendre à lire, un peu, suffisamment pour entrevoir tout ce qui allait lui manquer. »
Ce qui allait sûrement manquer à Keltoum, c’est ce pays de ses ancêtres qu’elle sent vibrer dans ses entrailles à travers cette langue inaccessible d’un « paradis que je sais perdu avant de l’avoir connu », celui de cette Mazouna, ce village mythifié de son père, « berceau de mes nostalgies » qu’elle découvre à l’âge de dix-sept ans ainsi que le voile qu’on l’oblige presque à porter… pour quelques jours, avant d’y renoncer pour toujours.
Après un deuxième voyage inoubliable et bouleversant en 1980, à l’âge de vingt ans, qui la mène lors d’une campagne de volontariat des étudiants pour la réforme agraire, dans la belle commune de Messaad, dans la wilaya de Djelfa, la capitale de la grande tribu des Ouled Naïls, située à 300 km au sud d’Alger, où elle découvre, dit-elle, « l’engagement, la camaraderie, la fraternité, l’exigence révolutionnaire » (…) « Et surtout pour la seconde fois de ma vie, j’ai le sentiment d’être chez moi, avec les miens, de retrouver un équilibre perdu, une sérénité et un bien-être définitif. Je comprends que ma place est dans ce pays. » Mais c’est le 13 décembre 1985 que sa vie bascule lorsqu’elle débarque à l’âge de vingt-cinq ans, à Alger accueillie par « le souffle familier de l’Afrique (…) dans un hiver aux allures de printemps » où les mimosas en fleurs sont autant de bouquets d’or arrachés au Soleil.
Dans cette Algérie qui bouge et lutte sur tous les fronts, Keltoum va s’engager à fond en tant que militante et journalistes progressiste à Révolution Africaine et par la suite à Alger Républicain, dans les luttes pour les transformations essentielles et vivre les terribles et exaltantes journées d’Octobre 88 qui font vaciller système du parti unique et basculer l’Algérie vers le multipartisme. Mais La violence des islamistes et les assassinats qui ciblent les journalistes et les militants progressistes l’obligent au début des années quatre-vingt-dix à quitter l’Algérie que depuis elle ne cesse de célébrer et de chanter dans tous ses écrits de déclaration d’amour en cris et écrits de passion.
Ni le mimosa qu’elle m’avait offert et que j’ai planté dans mon petit jardin, ni le galant de nuit dont je lui avais fait cadeau lors d’un de ses séjours à Alger n’ont survécu – « il n’a pas survécu à l’exil, me dit-elle » -, mais l’odeur entêtante du misk ellil et l’or des mimosas continuent d’imprégner sa poésie et sa prose.
Comme cette Alger aux yeux d’or qui l’habite et qu’elle habite, même si elle se trouve au bout du monde.
7 QUESTIONS À KELTOUM STAALI
Lazhari Labter. Née en France dans les années soixante, tu décides de t’établir à Alger au milieu des années quatre-vingt après des études de Lettres modernes à l’Université d’Aix en Provence pour retourner au début des années quatre-vingt-dix en France où tu enseignes les lettres dans un collège de ta ville de Salon tout en t’adonnant à l’animation d’atelier d’écriture, la recherche universitaire pour un doctorat à l’Université d’Aix-Marseille et surtout à l’écriture. Pourquoi n’as-tu pas choisi de t’établir définitivement à Alger qui est ta ville de cœur et d’amour, la ville de tous tes envoûtements que tu ne cesses de célébrer avec une rare passion ? Pourquoi ce besoin de faire le va-et-vient entre les deux rives de la Méditerranée, entre deux rêves ?
Keltoum Staali. Je suis tombée amoureuse d’Alger non pas la première fois que je l’ai vue mais la deuxième, à l’occasion d’une campagne de volontariat pour la Révolution agraire effectuée en 1980. Cet été-là j’ai compris que je ferai ma vie à Alger. Je me suis trompée. J’ai vécu à peu près six ans dans cette ville extraordinaire mais j’ai fini par la quitter, sans trop le décider, sans trop m’en rendre compte, à la faveur d’un certain nombre d’événements qui ont bouleversé mon existence. Tu utilises le mot « choisir » que j’ai beaucoup interrogé. J’ai choisi en toute conscience de m’établir à Alger avec toute la fougue de la jeunesse et la ferveur d’une « héritière de l’immigration » qui avait le sentiment de faire le plus beau des cadeaux à ses parents (et à elle-même) en prenant cette décision. Je ne l’ai jamais regretté. M’installer à Alger c’était donner corps au mythe du retour, tordre le cou au destin, réparer l’histoire, réaligner les planètes. L’exil est un séisme générationnel.
C’était aussi paradoxalement devenir qui je voulais être. À Alger je me suis sentie chez moi, un ressenti que je n’avais jamais connu avant. Mais en quittant Alger, je n’ai pas eu le sentiment de choisir. C’était la vie qui semblait décider pour moi. Je n’ai pas vraiment pris cette décision. Un enchaînement de circonstances, le déferlement de violence qui s’est emparé du pays. Pendant des années je n’ai pas pu revenir. Lorsque, enfin, c’est redevenu possible, je me suis précipitée. Je n’oublierai jamais ce jour où j’ai été accueillie à Alger, happée par ce souffle chaleureux et brûlant d’Afrique. Cent fois j’ai souhaité rester. Mais on ne choisit pas toujours. Ma vie désormais se passait en France, où se trouvait ma famille. Alors, pour continuer à vivre à Alger, je me suis mise à écrire. L’écriture est le lien qui me rattache à ma ville, à mon pays. C’est pourquoi on trouve dans tous mes livres, cette obsession du va-et-vient, des allers et des retours, ces voyages incessants, réels ou fantasmés, entre les deux territoires. Mon écriture raconte ce fantasme d’un retour sans cesse ajourné, sans cesse réalisé. Mon écriture creuse ce lien vertigineux, cette force centrifuge qui me ramène toujours là où je dois être.
Lazhari Labter. On s’est connu à Révolution Africaine (1) en 1986 où, aux côtés d’autres jeunes journalistes, on faisait nos armes dans ce métier. Quels souvenirs marquants gardes-tu de cette période charnière de l’histoire de l’Algérie qui allait basculer après les événements du 5 octobre 1988 d’un système politique fermé vers un système plus ouvert ?
Keltoum Staali. Ce fut une expérience fondatrice, inoubliable, majeure. J’ai appris à connaître mon pays. J’ai appris à connaître mon peuple. J’ai appris à connaître mon histoire. J’ai découvert la beauté et la générosité de ce pays. J’ai côtoyé des personnes qui m’ont impressionnée. Des hommes, des femmes, engagés dans le combat pour une société plus juste et plus libre, pour une presse à la hauteur des attentes. J’étais fière d’appartenir à ce pays. Je me réjouissais de baigner dans une langue en réalité délicieuse que je m’appropriais. J’allais de surprise en surprise. J’ai appris un métier que j’aurais voulu pouvoir exercer toute ma vie. Le milieu de la presse dans ces années 80-90 était un véritable bouillon de débats. J’avais la sensation de vivre l’Histoire avec un grand H en direct. Je pouvais enfin prendre ma vie à bras-le-corps. J’avais été élevée dans une ancienne puissance coloniale où l’on méprisait et détestait les « Arabes » et j’ai passé mon enfance et ma jeunesse à lutter contre cette pression sociale qui nous considérait, nous les Algériens, comme des non-citoyens. Je ne savais pas grand-chose qui aurait pu m’aider à m’identifier positivement. Les enfants algériens de ma génération, grandis en France, devaient tenter de se forger dans cette société encore chargée de ressentiment qui faisait de leurs parents des exclus, des minables, des exploités, des ignorants, qui faisait de leur origine une tare. Il fallait lutter contre cette tentative d’écrasement symbolique. C’est pourquoi la découverte d’une Algérie triomphante, de ses écrivains, journalistes, intellectuels, a été pour moi si marquante. Je me souviens d’avoir pensé lors d’une rencontre avec deux militantes du PAGS (2) autour de la question de l’émancipation féminines, que les femmes que j’avais connues en France ne leur arrivaient pas à la cheville. Il m’arrive souvent de le penser. Cela peut sembler puéril et naïf mais cela dit à quel point j’avais besoin d’être fière de quelque chose. Cette fierté a été un point d’appui, une force. Si elle est excessive c’est parce qu’il fallait bien compenser un manque d’estime de soi. À Alger, j’ai tissé des liens d’amitié et de camaraderie à cette époque-là qui aujourd’hui encore sont extrêmement solides. Cet entretien en est une preuve. La pratique du métier, qui fut aussi une première entrée dans l’écriture, les luttes que nous avons menées collectivement pour construire un syndicat autonome et pour faire vivre une presse libre, toutes ces expériences ont contribué à me construire, à faire de moi ce que je suis, à consacrer mon attachement éternel avec l’Algérie. J’ai noué un pacte avec elle. C’est à cause d’elle que j’écris.
Lazhari Labter. Journaliste, poète et romancière, passant de la poésie avec Talisman (2005) et Identité majeure (2010) et Œil turquoise à la main – Recueil de dévotions poétiques (2022) au récit autobiographique avec Le Mimosa de décembre (2011) et au roman avec Cœur noir (2015) et La ville aux yeux d’or (2021), tu construis tranquillement une œuvre originale et forte, terrienne et cosmique, sensuelle et envoûtante à la fois. Le secret de la beauté de ton écriture réside-t-il dans la « lenteur » ou la « langueur » qui te caractérisent selon moi ?
Keltoum Staali. Écrire est ma façon à moi d’être algérienne. Celle que j’ai trouvée. Mais écrire ne va pas de soi. Je viens d’un milieu rural, mes parents ne sont jamais allés à l’école. Ma culture familiale est d’abord paysanne puis ouvrière. J’ai mis de longues années avant de me mettre vraiment à écrire, avant de me sentir légitime dans cette posture. Légitime du fait de mes origines sociales, légitime en tant que femme. J’aime beaucoup cette phrase de Virginia Woolf qui dit à propos des femmes : « Il faudra bien des années encore, je crois, avant qu’une femme ne puisse s’asseoir pour écrire sans se trouver en face d’un fantôme à abattre ou un rocher contre lequel se briser ». Pour une femme, qui plus est pour une femme issue d’un milieu ouvrier, immigré, petite-fille de khemmas, écrire suppose bien des conflits intérieurs, bien des renoncements aussi. Cela signifie transgresser des frontières, familiales et sociales. Écrire c’est se condamner à une forme de solitude. Assumer d’être une sorte de « monstre ». C’est s’engager dans une voie qu’on pourra difficilement partager. C’est aussi se livrer, s’exposer, alors que notre éducation nous a préparées à la modestie, à la pudeur, à la retenue. Dans chacun de mes livres j’ai eu le sentiment d’aller à l’encontre de ces valeurs dont j’étais pétrie. Écrire, pour moi, cela passe par un combat contre moi-même. C’est une recherche exigeante parce que j’ai toujours pensé qu’il fallait trouver une voix différente, ne pas répéter ce qui avait déjà été fait. Mes écrits, sans être autobiographiques, sont faits de la matière de ma vie, de la vie. C’est une matière qui demande à être manipulée avec précaution. J’écris de façon évidente en français puisque c’est la seule langue que je maîtrise mais mon écriture est travaillée de l’intérieur par les bribes de langue maternelle qui ont résisté à l’apprentissage du français scolaire, devenu ma langue. Lorsque j’écris de la poésie, c’est cette langue bruissante de la toute petite enfance que j’interroge. Je continue à me demander comment la transmission de la langue maternelle a été contrariée. Comment cette langue première a dû céder la place à l’autre. Comment j’ai perdu la guerre des langues. Il ne s’agit pas de chercher seulement la maîtrise parfaite de cette langue première, native, ce qui est, aussi paradoxalement que ça puisse paraître, tout à fait impossible. J’aurais beau faire, je n’aurai jamais cette spontanéité, ce naturel, cette capacité à rire et à pleurer dans la langue de mes parents. Je le regrette. Il s’agit d’interroger cette béance, ce vide, cet accident de parcours, ce heurt de la transmission. J’observe ce phénomène autour de moi. J’ai développé à partir de mes propres failles, un intérêt phénoménal pour la langue, ses évolutions, sa contamination par d’autres langues, sa production son histoire. Une langue est comme une plante. Déracinée, elle s’étiole, vivote, se fossilise. Et puis, on ne dit pas les mêmes choses dans toutes les langues. Chaque langue a la faculté de dérouler un territoire unique. C’est pourquoi je trouve passionnant les débats qui se mènent en Algérie autour de ces questions. Je suis avec un grand intérêt les expériences d’écriture littéraire en derdja (3), comme l’a fait récemment l’écrivain Rabah Sebaa (4). En ce qui me concerne, cette recherche d’une langue d’écriture, est indissociable de la création littéraire. Écrire c’est inventer sa langue. Cela explique en partie cette « lenteur » ou « langueur » dont tu parles.
Lazhari Labter. Le 3 avril 2021, dans ma rubrique « Lire et lier en toute liberté » de ma page Facebook, j’écrivais à propos de ton roman La ville aux yeux d’or : « On dirait que la poétesse et romancière Keltoum Staali a convoqué tous les chants de la terre, tous les poèmes, toutes les musiques, toutes les averses d’été, les arcs-en ciel, les soleils, les nuages, les éclaircies, les lumières, toutes les ivresses et toutes les senteurs, toutes les poussières d’or et de diamant pour dire et célébrer, en une féerie de mots, Alger, sa Bahdja à nulle autre pareille, sa ville des plaisirs et des amours, des joies et des blessures. Ce roman, « irrésumable », katébien, rimbaldien, sénacien et grekien tout à la fois, est, de la première à la dernière ligne, un enchantement – plus encore un éblouissement. » Penses-tu avoir rendu l’hommage qu’il faut à cette ville ou pas tout à fait ?
Keltoum Staali. Je te remercie pour ce commentaire extrêmement élogieux. Je suis heureuse qu’on puisse aimer ce que j’écris. Je n’en ai pas fini avec Alger. Mon dernier recueil Œil turquoise à la main, est sous-titré : recueil de dévotions poétiques. Le terme de « dévotions » qui appartient plutôt au champ du spirituel exprime cette idée d’un hommage sans cesse à renouveler. J’entretiens avec Alger une relation très spéciale, comme avec une divinité à laquelle je dois renouveler mes preuves d’amour. Elle est un puissant carburant pour mon écriture. Je suis sensible à sa beauté, à sa topographie, à la multitude de strates qui la composent. Elle est à la fois un livre d’art et un musée. C’est une nourriture inépuisable pour l’imaginaire. Je sais bien que cela fait sourire quand je dis cela. Mon regard ne peut pas être objectif parce qu’il est le regard de la passion. Ce regard est bien entendu brouillé par l’absence, par la distance, par la nostalgie, par la reconstruction. J’assume complètement cette myopie de l’amour qui fait de cette ville une féerie. Je l’ai tellement imaginée dans les moments d’absence, je l’ai tellement rêvée, que je l’ai sans doute totalement réinventée. Ce faisant j’en ai fait ma ville, même si c’est une fantasmagorie, que personne ne peut m’enlever. Mais je dois dire qu’elle ne m’a jamais lâchée. Elle ne se laisse pas quitter. Elle habite mes rêves. Moi je l’habite grâce à l’écriture. Par l’écriture, je continue à faire partie d’elle.
Lazhari Labter. « Majeure, est son identité intime, poétique, son verbe sous le double signe solaire d’un Jamal Eddine Bencheikh (5) et d’un René Char », c’est en ces termes que le journaliste et poète au long cours Abdelmadjid Kaouah (6) te rend hommage dans un entretien que tu lui as accordé le 14 octobre 2010, publié sous le titre : « Pas un jour sans une ligne ».
Keltoum Staali. Cet éloge que fait de toi en une ligne l’auteur de Que pèse une vitre qu’on brise te va-t-il ? Je suis évidemment très sensible à cette présentation de mon ami le poète Abdelmadjid. Nous partageons je crois tous les deux cet attachement pour Alger et une inévitable nostalgie pour ce monde perdu que nous avons connu à l’époque de Révolution Africaine. Dans toutes nos conversations d’exilés, nous ne nous lassons pas d’évoquer le passé, nos amis, les événements qui nous ont marqués et nous échangeons des nouvelles. Les deux grands poètes qu’il évoque sont des auteurs qui ont laissé une empreinte forte dans ma jeunesse et mon parcours de poésie. Ils sont présents tous les deux dans mes textes, leur influence est parfaitement identifiable. J’ai eu l’occasion d’écrire à Jamal Eddine Bencheikh peu avant sa mort, et il a eu la gentillesse de m’écrire à son tour, notamment sur la question de la langue qui l’a beaucoup intéressé. Chez ces deux poètes il y a une exigence dans l’écriture qui m’impressionne et me nourrit.
Lazhari Labter. Poétesse et écrivaine « engagée » politiquement et socialement, soutien de toutes les causes justes, tu portes en particulier la Palestine comme une écharde plantée au cœur ? Pourquoi la cause palestinienne résonne-t-elle en toi avec une intensité particulière ?
Keltoum Staali. La cause palestinienne me tient à cœur parce qu’elle est révélatrice de l’hypocrisie de notre monde. Ce monde a abandonné les Palestiniens à leur sort. C’est un des derniers exemples d’oppression coloniale qui dure depuis des décennies. En tant qu’Algérienne, je ne peux que me sentir solidaire de ces femmes et de ces hommes qui luttent avec un tel courage, seuls et abandonnés de tous, contre une des armées les plus puissantes et les plus meurtrières. Les assassinats de jeunes Palestiniens se suivent et se ressemblent. Les assassinats de journalistes se poursuivent dans un silence assourdissant. Rien ne se passe. On assiste impuissant à la disparition annoncée d’un peuple qui a été spolié de sa terre et de ses droits, pour réparer, à peu de frais, le crime de l’Europe. Les Palestiniens payent pour un crime que d’autres ont commis. Il y a une expression populaire qui parle « d’essuyer son couteau sur quelqu’un d’autre » pour cacher son propre crime. C’est exactement ce que fait l’Europe en tentant de faire oublier sa responsabilité dans le génocide des Juifs. Je suis sensible à cette cause parce que les Palestiniens sont du côté des vaincus, comme le disait Darwich (7). Mais ils sont du côté du droit et de la justice. Ils résistent. Leur combat ressemble à celui des Algériens pour l’indépendance. Un jour, le droit et la justice finiront par triompher.
Lazhari Labter. « Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur », écrit la poétesse communiste et anticolonialiste algérienne Anna Gréki (8). Comment résonne en toi ce cri d’amour d’un cœur brisé, toi qui as connu l’amour, ses joies et ses douleurs ?
Keltoum Staali. Je reconnais cette puissance des sentiments qui passe par l’emploi d’un mot aussi fort que « rage ». Parfois, j’éprouve cette « rage » qui est une saine colère face aux injustices du monde, à sa barbarie. C’est le cri d’une femme qui vit passionnément dans son temps. Bizarrement, cela me rappelle ce magnifique poème d’Aragon, Elsa au miroir, qui dit, non pas la rage mais la tristesse, le paradoxe qui le conduit à aimer Elsa et à souffrir parce que son pays est occupé, que ses camarades sont morts ou disparus. Comment peut-on aimer dans un tel contexte ? Ce cri de rage est le cri de ceux qui ont un cœur vaillant, ceux qui aiment la vie passionnément. De nouveau, cela me fait penser à Darwich quand il dit : « nous aussi nous aimons la vie. »
Quand on aime la vie il faut tout prendre : l’amour, les blessures, la joie, les douleurs, les rencontres, la mort. Le grand acteur Jean-Louis Trintignant qui vient de disparaître, a prononcé ces quelques vers lors des obsèques de sa fille Marie, tuée sous les coups de son compagnon : « Ne pleure pas celle que tu as perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue ». Je crois que c’est un peu ça « aimer avec la rage au cœur. » Peu de gens en sont sans doute capables.
- Hebdomadaire algérien du FLN, crée en 1963 par Jacques Vergès, le célèbre avocat engagé de la cause algérienne et défenseurs des militants indépendantistes, cesse de paraître en 1990.
- Parti de l’avant-garde socialiste, héritier du Parti communiste algérien, fondé en 1966, légalisé en 1989 et restructuré en trois tendances en 1993 : Le Front de l’Algérie moderne (FAM), Ettahadi devenu le Mouvement démocratique et social (MDS) et le Partie algérien pour la démocratie et le socialisme (PADS).
- Langue arabe populaire algérienne.
- Sociologue, anthropologue linguiste, poète, essayiste et romancier algérien, auteur de Fahla, le premier roman en langue populaire algérienne.
- Célèbre poète algérien, spécialiste de la poésie arabe (1930-2005)
- Poète, chroniqueur et militant algérien, spécialiste de la poésie algérienne..
- Célèbre poète palestinien (1941-2008)
- Célèbre poétesse algérienne (1931-1966)