Naissance de la revue Kali Yuga ou Pour un futur qui donnerait sens au mot humanité
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Une revue nouveau-née
Il faut croire que la poésie a la peau dure. Depuis le temps qu’on en annonce la fin ― que celle-ci soit déclinée sous le nom de mort ou d’inutilité ―, la poésie ne cesse de prendre du poil de la bête, de renaître de ses cendres, de vivre, d’être vécue et par là même écrite au long cours.
Passion passionné, la poésie semble avoir trouvé un nouveau chemin de traverse lui permettant de mieux tracer ses autoroutes improbables, ses pistes de décollages et d’atterrissages, ses ports de fortune desquels se lancent les expéditions les plus intrépides.
Au long cours, disions-nous, à l’instar de l’œuvre-vie d’un poète cher à nos cœurs, André Velter, qui, avec Sophie Nauleau, lance ce nouvel événement qui a nom Kali Yuga.
Cette simple et néanmoins sublime locution adverbiale peut désigner Kali Yuga, qualifiée par ses éditeurs d’ « échappée annuelle de création & survie », publiée le 22 janvier 2025 par les Éditions Hardies, lesquelles, apprenons-nous, sont fondées par défi et plaisir. Il y a à coup sûr quelque chose de fureur et mystère (René Char), d’autant plus que, en fin de volume, nous apprenons que les « premiers confidents et soutiens » sont Pascal Quignard, Adonis, Ernest Pignon-Ernest, Enki Bilal, Philippe Ollé-Laprune, Michel Volkovitch, Arwad Esber, René de Ceccatty, Patrick Maurus, Rajesh Sharma, Bruno Caillet, Anne-Sylvie Bameule et Françoise Nyssen.
Musiques du monde
Ainsi Kali Yuga, après la confidentialité, naît-elle au monde avec une trentaine de textes inédits de grands auteurs, auxquels viennent s’ajouter deux portfolios du photographe indien Raghu Rai et de l’artiste bédéiste et réalisateur français Enki Bilal dont la présence est déjà remarquable sur la couverture de Kali Yuga.
Trente auteurs, donc, présentés chacun par un compagnon de route, dans l’ordre de lecture : Pascal Quignard par Sophie Nauleau, Raghu Rai par Emmanuel Lenain, Altaf Tyrewala par Éric Auzoux, Edith Bruck par René de Ceccatty, Adonis par Donatien Grau, Rachel Eliza Griffiths par Sophie Nauleau, Eleonòra Stathopoùlou par Michel Volkovitch, Fumiko Hayashi par René de Ceccatty, Atiq Rahimi par Emmanuel Delloye, Elisa Díaz Castelo par Sophie Nauleau, René de Ceccatty par André Velter, Anuradha Roy par Myriam Bellehigue, Athina Papadaki par Michel Volkovitch, Mario Bellatin par Philippe Ollé-Laprune, Velina Minkoff par Patrick Maurus, Franz Bartelt par Yanny Hureaux, Jean-Pierre Bibring par André Velter, Dimitra Christodoùlou par Michel Volkovitch, Ludovic Janvier par Sylvie Nauleau, Gilles Lapouge par Éric Poindron, Jean-Claude Perrier par Laurent Decavele, Bartabas par Jean-Louis Gouraud, Luis Felipe Fabre par Rubén Gallo, Yànnis Stìggas par Michel Volkovitch, Ch’ôn Myônggwan par Patric Maurus, Antoni Casas Ros par Zéno Bianu, Michel Houellebecq par Agathe Novak-Lechevalier, Enki Bilal par Ernest Pignon-Ernest, et enfin Zéno Bianu & André Velter par Richard Blin.
Relire ces noms après les avoir écrits, c’est comme écouter une musique universelle. Lire tous ces textes ici réunis, entre prose et poésie, chants épiques et récits intimes, c’est comme se placer à la croisée des chemins, entre plusieurs voix et voies tout à la fois.
« Lumière noire ! » vs Lumière des lumières !
Dans son texte liminaire, intitulé paradoxalement « Lumière noire ! », le maître d’œuvre de Kali Yuga, André Velter, se référant, justement, au poète de Fureur et mystère, écrit : « Aux utopies sanglantes du XXe siècle qu’avait stigmatisées René Char, ont succédé des ravages, des massacres, des bains de sang, tels qu’en eux-mêmes pourrait-on dire, sans autre logique que l’infernale qui a toujours programmé les guerres de Cent ans. Il fallait beaucoup d’aveuglement et d’amnésie vertueuse, pour croire que l’espèce humaine avait soudain soif de paix, de concorde, d’harmonie, comme ce ne fut jamais le cas depuis qu’Homo sapiens s’est enkysté dans la chaîne de l’évolution. L’Histoire n’a définitivement pas de sens et, Paul Veyne l’affirmait en connaissance d’effet et de cause, elle est méchante. »
Avec Paul Veyne, décédé en 1922, André Velter et la famille de Kali Yuga rendent hommage aux amis et compagnons de route disparus au cours de ces dernières années, à l’instar du guitariste Pedro Soler, parti en août dernier, ou encore Gilles Lapouge et Ludovic Janvier, décédés respectivement en 2020 et en 2016.
Le texte d’André Velter, violemment lumineux, explique le sens de cette entreprise qui vient succéder à celle de la revue Caravanes, qu’il a dirigée avec Jean-Pierre Sicre aux éditions Phébus de 1989 à 2003. Cette violence lumineuse est celle d’une conscience imprégnée de la philosophie hindoue, d’où le nom de la revue, Kali Yuga : « Quatrième cycle de la cosmologie hindoue, le Kali Yuga correspond à un âge de querelles, de conflits, de ténèbres sans bonté ni vertu. À titre indicatif, selon les calculs minutieusement établis à partir du Lingä Purânä, traité fondamental du shivaïsme, l’aube de ce cycle aurait commencé en 3606 avant notre ère, le début de son crépuscule daterait de 1939 après J.-C. et sa fin serait annoncée en 2442. Dans sa grande sagesse, le Lingä Purânä conseille cependant de ne pas exclure quelques probables marges d’erreur. »
Nous y sommes certes, mais le poète de L’Arbre-Seul (Gallimard, 1990, Poésie/ Gallimard, 2001), en partisan du dieu Shiva, opte pour la Lumière des lumières après avoir fait l’éloge négative de la « Lumière noire ! », car, écrit-il singulièrement, « nous cherchons avec Shiva ce que nous avons esquissé d’emblée : la danse qui, en toute hypothèse et toute extrémité, s’emploie à nous ressusciter. »