« Tout est possible ! » avec Jacques Darras
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Jacques Darras a célébré son 85e anniversaire le 11 décembre dernier. Le 16 janvier, il a publié, aux Éditions Gallimard, un nouveau livre de poésie, intitulé Je m’approche de la fin.
Ainsi, nous pouvons d’emblée dire que le titre est aussi singulier que le genre auquel il appartient, « poème parlant pensant dansant ».
C’est que, face au « je » de la première personne du singulier, il y a elle, unique, voire inique, « la fin », laquelle se trouve déclinée de la sorte, sous la forme de trois vers :
à la fin des fins, à toutes fins utiles,
avoir une belle fin, en fin de compte,
le fin mot de l’histoire, etc.
Drôle, facétieux même, Jacques Darras l’est assurément. Il est toutefois d’un sérieux implacable, celui qui, en exergue, le fait citer cinq monuments de la littérature universelle, où nous allons de William Shakespeare à T. S. Eliot, en passant par Dylan Thomas, Marina Tsvetaïeva et Abdellatif Laâbi dont sont cités ces vers extraits de son avant-dernier recueil, La poésie est invincible, paru en 2022 : « La mort/ Terrain privilégié du narcissisme ».
Cela va de soi, cette citation nous enchante car elle met en avant un poète à la fois marocain, maghrébin, arabe, africain, francophone et universel, qui plus est, cher à nos cœurs. Mais ce n’est pas étranger à Jacques Darras qui, en poésie, comme dans la vie, cultive la fraternité poétique, par-delà les frontières, les confins et, justement, les fins.
Or, Je m’approche de la fin se présente comme un « poème » unique, au singulier, avec douze chants, comme suit : I. Croire et Savoir, II. Nous ne savons qu’imaginer, III. Une presque trop belle coïncidence, IV. Après l’interruption de nous-même, V. Rupture des symétries avec l’au-delà, VI. Le corps, l’image de ce que je ne peux pas voir, VII. Qu’attendez-vous qu’attend-on de moi ?, VIII. Le Grand Dehors, IX. À la rencontre de notre liquidité première, X. La discordance d’avec soi-même, XI. S’endormir dans le frottement des astres et enfin XII. Imaginer l’inimaginable.
Ces titres vont eux-mêmes du chiffre un (arabe) à quatre-vingt-seize, sans discontinuer, du premier au douzième chant, comme si le poète nous annonçait au moins onze années encore à vivre. En souhaitant à Jacques Darras une longue vie, c’est avec le plus grand plaisir que nous nous arrêtons sur le 61e poème, sans doute celui de l’an 2000 ( ?), où il écrit ou plutôt chante ceci qui nous émeut :
Six cents marches Skellig Michael j’y suis monté
Souffle tenu souffle ténu dans les poumons
Près d’exploser
De même que bœuf plus juvénile plus ingambe
Tu fis jadis ascension de la montagne celte de Laon
T’imitant aux deux extrémités de la vie
Te fusses volontiers allongé cette fois sur couche d’algues
Attendant l’explosion de toi-même à tes tympans
Avec le bruit des vagues de l’océan confondue
Animal humain t’imaginant
Dans ta plus avantageuse posture finale
Te faisant fabuliste golgothéen de toi-même, as it were
À chaque seconde des animaux meurent pour nous
C’est le moins qu’ils servent d’imaginaires exutoires
À nos humeurs nos craintes
Comme tu pourrais itou faire vigne & vin du raisin laonnois
Semences et saisons te sauvant
Vigne prête à te conforter de ses paraboles (p. 87).
Plusieurs phénomènes nous interpellent ici, et c’est en fait la voix de Jacques Darras ― forte, tonitruante et néanmoins douce et amicale ―, que nous entendons. Sans doute est-elle à l’image de cette esperluette qu’il emploie des fois à la place de la conjonction « et », pour sceller des unions inébranlables, incassables, éternelles : « vin & vin » fait ici écho à « Éros & Érosion » (§ 68, p. 96), ou encore à « Lettres & sons » (§ 70, p. 98), ou encore à ces trois vers d’une singulière beauté :
Armés de seaux & pelles
Apprenant à faire comme
À faire qu’homme » (§ 81, p. 113)
Et c’est « à la fin des fins », dans le fragment ultime, le 96e, que nous assistons à l’apothéose de la chose :
Porte du grand large grande ouverte devant toi
Par-delà l’imposte des postures & impostures
Tu passeras à travers
T’affadissant à nos yeux
De très loin te saluant nous d’impuissance d’envol mains molles
À toi Confiance & Foi tenant lieu de science
Tout est désormais possible, diras-tu
Mille soleils de lumière comme mille sommeils d’hiver
Poésie t’accompagnant jusqu’au bout dans le glissement des mots
Plan incliné
Hiatus d’affinité
Petit poète provisoire qu’ébouillantèrent les religions
Les soudures
D’autres chimies ne seraient-elles pas susceptibles d’opérer ?
D’autres dis-
Solutions de solides
Tu le rediras de loin nous le criant
Tout est possible !
Ce dernier cri, sans doute a-t-il « l’indiscipline de l’eau », élément cher, précieux et infini pour Jacques Darras ; ce dernier cri est ce qui, par-delà la fin voire à son détriment, fait que le poète ou, mieux, l’homme s’adresse à lui-même en des termes aussi simples que forts :
Tu pourrais vivre à l’infini
Jour après jour poème après poème
Allumerais ta lampe le matin chaque matin
Poserais tes doigts sur le clavier touches littérales de ton piano
Écoutant venir de loin la rumeur mots
La cavalcade la bousculade à toi de les discipliner
À toi de fixer l’allure
Un canter un chanter un chantier bref
Départ arrivée plus ou moins certaine
Gymnastique la pensée musicale matinale pas de pari pris
Sur un gagnant un perdant
Simple traction sur le mors on relève on relève
Les montures
On relève
Pas d’emballage fringant
Le jour J requiert entraînement spécial
D’autre concurrence qu’avec soi-même l’image de soi
Sautant la dernière haie (§ 75, p. 105)
Comme, en Irlande, monter le Skellig Michael, avec vous, très cher Jacques, nous voilà en train de sauter en votre bonne compagnie « la dernière haie », à l’infini, et ce depuis notre première rencontre au Marché de la poésie, en juin 2002, à Paris. Merci, bien cher Jacques, pour l’amitié…