Poésie

Alain Duault invité de Souffle inédit

Alain Duault : « J’ai le sentiment que ma langue danse »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Né en 1949 à Paris, Alain Duault est avant tout poète. Lauréat du Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2002 pour Où vont nos nuits perdues, œuvre qui sera rééditée dans la collection Poésie/ Gallimard, en 2015, avec une préface de l’académicien Xavier Darcos, il est l’auteur d’une vingtaine de livres de poésie, qui sont pour la plupart publiés aux éditions Gallimard. Récompensé par le prix Mallarmé en 2013 pour son recueil Les Sept prénoms du vent, Alain Duault est également romancier (La Dévoyée, en 1996 ; Une femme de feu, en 2021), essayiste (La Poésie, le ciel. Petite méditation lyrique, paru en 2020) et critique musical.

 

Rencontre

Entretien conduit par Aymen Hacen

Alain Duault invité de Souffle inédit

Nous voudrions commencer par votre dernier-né, Le ciel jaloux des roses, titre suivi de la précision « poèmes carnets de voyage », paru le 23 mars dernier dans la collection « Blanche » chez Gallimard.

Dédiés « à Catherine, muse voyageuse », vos « poèmes carnets de voyage » s’ouvrent par une épigraphe empruntée à la culture vietnamienne : « Il souffle souvent le vent mauvais qui bafoue la beauté. / Le ciel bleu est jaloux des roses qu’il a créées. »

Il nous est impossible de lire ces deux vers, ainsi que Le ciel jaloux des roses sans nous rappeler amèrement les mois de confinement durant la crise sanitaire mondiale. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette œuvre qui, mêlant prose et poésie, a tout l’air d’être une « invitation au voyage » (Baudelaire) ?

Alain Duault invité de Souffle inédit Alain Duault invité de Souffle inédit

Alain Duault. « Invitation au voyage » est la perspective première, bien sûr ! J’ai toujours été un voyageur impénitent et, comme vous l’imaginez, le confinement a été pour moi une épreuve – mais aussi un point de départ : je me souviens que, après les deux premières semaines de cet enfermement, j’ai eu envie de revoir des photos de quelques-unes de mes pérégrinations, lesquelles ont mis en marche le moulin de  la mémoire, ont jeté les filets de la rêverie, m’ont fait écrire pour fixer tel ou tel souvenir qui remontait, les uns se mêlant aux autres comme des vagues se recouvrant les unes les autres. C’est ainsi que s’est esquissé le long poème qui est devenu le porche d’entrée du livre, un poème qui tisse Kyoto à New York mais aussi les inquiétudes de la vie aux émerveillements des lieux.

À partir de là, j’ai eu envie de raconter Kyoto, ma découverte des « jardins secs » et de la vertigineuse pluralité de leurs sens, mais aussi les rues de Kyoto, les nuits de Kyoto, ou la poésie japonaise, sa figuration allusive – et la manière dont le poudroiement de langage du poème fait écho à cette lenteur et cette éternité du regard japonais. Les haïkus, bien sûr, en sont la forme la plus connue, mais toute la poésie japonaise, toute l’écriture japonaise – depuis les extraordinaires Notes de chevet de Sei-Shonagon, au XIème siècle, jusqu’à, aujourd’hui, les poèmes de TanikawaShuntaro, de Arakawa Yôgi ou de YoshimotoTakaaki– nous ouvre un monde fascinant qui lie l’observation quotidienne à l’intime frémissement de la nature. J’ai tenté de refléter dans ma langue et mon propre univers un peu de cette vibration particulière de la poésie japonaise. J’ai recherché, et retrouvé, dans mes carnets, dans tous ces petites fiches bristol qui m’accompagnent partout, des esquisses, des vers jetés ça et là, des observations, des portraits, des rythmes de langage aussi, des débuts de poèmes qui m’ont semblé refléter mon amour pour ce pays, pour sa culture, pour ses énigmes. Après ces premiers fils tirés, j’ai continué à raconter et à dresser des miroirs de langue sur ce chemin premier de Kyoto.

Ce point de départ m’a donné envie de poursuivre et, en écho au poème liminaire, je suis revenu à New York, tant de souvenirs, à Lisbonne, que j’aime comme une amante, à l’Inde, partout : le moulin n’a plus cessé de tourner…

 

Plusieurs étapes ponctuent votre voyage qui, hormis New York, Lisbonne et Bayreuth, a lieu sous le ciel de l’Inde et de l’Extrême-Orient (Vietnam, Birmanie, Japon). Or, nous trouvons dans ces contrées des formes d’écriture similaires à la vôtre, avec des poèmes, comme les haïkus, qui accompagnent les journaux de voyage. S’agit-il, pour vous, d’une forme-sens maîtrisée, ou est-ce le plaisir du voyage, voire de l’errance, qui est à l’origine de tout cela ?

Alain Duault. Oui, assurément, il y a une « forme-sens » qui régit ces poèmes. En fait, ils « accompagnent » les voyages et tentent de se « fondre dans le paysage ». Car il y a un rythme qui bat différemment au fond de notre corps quand nous sillonnons ces pays dans lesquels le temps est différent du nôtre. Nous respirons autrement, nous regardons autrement, nous pensons autrement. Mais que ce soit dans le récit du voyage ou dans les poèmes qui cristallisent ce que ces voyages m’ouvrent comme perspectives, il y a une musique qui fait écho intimement à cet autre battement du temps qui imprègne les lieux traversés, comme si ma langue épousait ce temps différent.

Ou, pour le dire différemment, j’ai le sentiment que ma langue danse avec cette « musique » spécifique, ce murmure que j’entends dans ces pays, ces rencontres de regards ou de saveurs, ces froissements de tissus, ces amours qui s’esquissent, pour raconter ces voyages, pour raconter ce que je vois, ce que j’éprouve, ce qui me surprend, ce qui m’éblouit, ce qui m’assaille, ce que j’ai envie de garder, ce que j’ai envie d’offrir – et qui, je l’espère, donne envie, invite à ces voyages.

Les pages dédiées à Bayreuth nous semblent particulièrement intéressantes. En effet, Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (qui d’une certaine façon est le premier à aborder le « confinement »), Wagner et tant d’autres références classiques (Platon, Virgile, Milton, Lacan et Duras) sont présentes sur fond de musique électrique avec les Daft Punk qui occupent le devant de la scène. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Alain Duault. Là encore, tout est parti d’une expérience et d’une rêverie : j’ai eu la chance de connaître Patrice Chéreau au moment où il travaillait sur le Ring de Wagner pour les fameuses représentations du centenaire de Bayreuth. Nous nous étions rencontrés à l’occasion de sa formidable mise en scène des Contes d’Hoffmann à l’Opéra Garnier et nous avions sympathisé ; ensuite, nous nous sommes vus assez régulièrement et Patrice m’a alors beaucoup questionné sur Wagner, sur ce Ring, sur la musique, sur ses intuitions qui ont abouti en 1976 à ce spectacle fascinant qui a profondément marqué l’histoire de la mise en scène lyrique. J’ai donc été imprégné de ces journées bayreuthiennes et, ensuite, de tout cet inestimable travail qui a été le sien. Et puis, bien plus tard, un été, en 2018 je crois, à Bayreuth précisément où j’étais venu assister au Festival, quelqu’un m’a abordé et m’a demandé ce que serait le prochain Ring annoncé pour 2022 (après avoir été reporté du fait de la pandémie) : je n’en savais absolument rien et c’est ce que j’ai répondu… Mais le regard ironique de mon interlocuteur m’a fait comprendre qu’il ne me croyait pas. Ce souvenir m’est revenu durant ce fameux confinement et j’ai repensé justement à ce Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (que vous avez traduit en arabe) : je me suis interrogé à nouveau sur cet enfermement qui est aussi à l’œuvre dans cette œuvre immense, je me suis souvenu de mes longues conversations avec Patrice, de ses mille et unes recherches, interrogations, perspectives – et j’ai noté l’esquisse d’un récit du Ring dans notre univers du XXIème siècle, avec le XIXème siècle qui y a tissé ses doutes. Mais ce récit s’est arrêté faute d’en trouver la forme…

Et puis l’an dernier, j’ai assisté à ce nouveau Ring à Bayreuth et, un soir, je me suis souvenu de cette esquisse inaboutie. Et je me suis interrogé : si j’avais dû réaliser la mise en scène de ce monument à ce moment de notre siècle, qu’aurais-je voulu exprimer, comment l’aurais-je montré ? À partir de là, la rêverie a pris la place de la réflexion et, brutalement, une image – mais quelle image ! – m’est littéralement apparue, celle d’un tableau célèbre… Et je me suis souvenu de la première fois que je l’avais vu, chez un personnage lui aussi très célèbre… Tout cela m’a amené à prendre des notes et à construire ce récit qui mêle l’imaginaire au réel, un pur récit qui, dans le livre, ponctue les séquences de poésie différemment des autres puisqu’il ne reflète rien que lui-même – et cette dualité de l’expérience et de la rêverie est pour moi une des lignes génératrices de la poésie.

 

Quel rôle la musique joue-t-elle dans votre œuvre poétique ? Beaucoup de poètes mélomanes avouent devoir bannir la musique pour pouvoir écrire. Qu’en est-il pour vous ?

Alain Duault. Je ne peux en aucune manière entendre de la musique en écrivant ! Ce serait comme faire l’amour en lisant le journal ! La musique nécessite une écoute, c’est-à-dire un don du corps qui s’ouvre tout entier pour se rendre disponible – tout comme l’écriture exige une mobilisation totale de l’esprit et du corps pour faire advenir les rythmes de la langue. La musique est essentielle dans ma vie. L’écriture aussi. Raison de plus pour ne pas parasiter l’une par l’autre.

 

Depuis Colorature, livre paru en 1977 dans la collection « Le Chemin » de Georges Lambrichs, vous demeurez fidèle aux éditions Gallimard. Qu’est-ce qui justifie une telle relation qui peut être assimilée à une forme de loyauté ou d’ « allégeance » (René Char) ?

Alain Duault.  « Allégeance » sûrement pas, car il y a dans ce mot une obligation, tout comme il y a dans « loyauté » une notion d’engagement consenti : en fait je dirais plutôt que j’ai la chance que les éditions Gallimard m’accueillent fidèlement depuis 45 ans ! J’ai publié des livres dans d’autres maisons d’édition, Actes Sud, Plon, etc. – mais je n’ai qu’un seul éditeur, Antoine Gallimard. Qu’une maison de cette importance (importance à la fois historique et commerciale) continue de publier de la poésie aujourd’hui, continue de faire vivre cette écriture à la fois fragile et pourtant riche d’universalité et de pérennité, donne encore de l’espoir dans notre monde cabossé.

 

Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau, en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?

Alain Duault. Je continue de croire passionnément en la poésie, ces grands poètes en ont témoigné (et d’autres noms auraient pu être ajoutés qui ont modelé ce paysage) – mais la poésie demeure vivante, riche, variée, de Jean-Michel Maulpoix à Valérie Rouzeau, Charles Juliet, Albane Gellé,Jean-Pierre Siméon, Olivier Barbarant, Antoine Emaz, Cécile Coulon, Guy Goffette, Jean-Yves Reuzeau, Ariane Dreyfus, Vénus Khoury-Ghata, Daniel Kay, Etienne Faure, Anna Ayanoglou, tant d’autres… Il existe encore des revues, Poésie/première, Diérèse, Le Nouveau Recueil, Les Hommes sans épaules, Poésie, Poésie sur Seine, tant d’autres…, qui publient de la poésie en train de se faire. Il existe aussi des éditeurs, Gallimard, Flammarion, Cheyne, le Castor Astral, La Table Ronde, Le temps qu’il fait, Champ Vallon, tant d’autres…, qui proposent des livres de poésie. Alors il faut cesser de geindre : oui, la poésie est vivante, plus que jamais ! Oui elle peut « sauver le monde » ! Alors continuons !

 

Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Alain Duault. Je recommencerais en essayant d’aller deux fois plus vite, de crier trois fois plus fort, d’écrire dix fois plus grand, d’aimer mille fois plus haut ! Mais je recommencerais bien sûr avec la poésie, avec la musique, avec ce combat pour la beauté qui ne doit jamais cesser.

Quant à se réincarner : en un mot, ce serait framboise, parce que c’est un fruit rouge, parce que sa texture est fondante, parce que son parfum est enivrant, parce que son goût est une caresse à l’intérieur du corps, parce que le mot commence comme un frisson et s’achève dans la plus exquise sensualité.

En un arbre, ce serait le bouleau aux reflets argentés sous la lune, ou le hêtre pourpre, couleur de sang, ou un pêcher pour me nourrir de moi-même.

En un animal, ce serait un chat pour être caressé.

Quant à l’un de mes textes à traduire en de multiples langues, en arabe par exemple, ce serait « Tu t’en vas parce que tu as peur », ce poème qui clôt mon dernier livre, Le ciel jaloux des roses, parce qu’il concerne tous ceux qui doivent s’exiler, tous ceux qui sont obligés de fuir leur pays et qui ont au cœur l’espérance

Photo de couverture : Le poète par Francesca Montovani

Le poète

Poésie

Lire aussi

Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *