L’adieu à Guy Goffette

Poésie
Lecture de 8 min

L’adieu à Guy Goffette, « étranger paumes tendues »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

L’adieu à Guy Goffette
Aymen Hacen et Guy Goffette – Douarnenez (Bretagne) en juillet 2017

Quelques rencontres

Guy Goffette n’est plus. Décédé le 28 mars 2024, il aura mené une vie en poésie, une vie aventureuse, une vie peu ordinaire. Le sourire ne quittait pas ses lèvres et à Paris, en juin 2006, notre premier contact, sur le stand de Fata Morgana, a été des plus chaleureux, à l’instar de tous les suivants, jusqu’au dernier, en juillet 2017, à Douarnenez, ville d’adoption de Georges Perros, où nous avions beaucoup veillé, bu mangé et ri(golé).

Un an jour pour jour après notre première rencontre, c’est dans une rame de métro parisien que j’ai de loin aperçu son large sourire qui s’approchait peu à peu de moi, accompagné d’une belle dame (ou muse ?) dont le bleu de la robe, satiné, lumineux, m’avait troublé, si bien qu’en faisant les présentations, il a glissé : « Tu sais, elle existe vraiment ! »

Ce jour-là, le hasard a voulu que nous nous croisions trois fois, ce qui, pour lui comme pour moi, était un signe et il était alors devenu nécessaire d’échanger des livres. À la découverte du titre recueil que je lui tendis ― Alphabet de l’heure bleue ― il s’exclama : « Je comprends que tu n’y aies pas vu que du bleu ! »

Je ne sais pas si c’est lui, si c’est vrai ou si c’est moi qui ne retiens que les alexandrins…

Quant à lui, il m’avait dédicacé Éloge pour une cuisine de province, suivi de La vie promise, en Poésie/ Gallimard, préfacé par Jacques Borel (1925-2002), avec qui il avait en commun une passion infinie pour Paul Verlaine. En effet, Jacques Borel est l’éditeur des Œuvres complètes de Verlaine dans la Pléiade, qui, bien que parues en 1962 pour la poésie et en 1972 pour la preuve, font toujours référence, alors que Guy Goffette est l’auteur de deux merveilleux livres dédiés au plus saturnien des poètes, Verlaine d’ardoise et de pluie (1996) et L’autre Verlaine (2007).

Là où les chiffres ne comptent plus : s’orienter

On ne sort pas indemne de la lecture des deux livres que Guy Goffette a dédiés à Paul Verlaine. Quelque chose chez Verlaine, né le 30 mars 1844 et décédé le 8 janvier 1896, colle à la peau de Goffette, comme un dieu tutélaire ou l’échos d’une improbable réincarnation : « Il a perdu son prénom sur les routes comme Poucet ses cailloux de pain blanc. L’enfance lui a durci le cœur comme un poing et ses yeux sont de l’azur qui coupe, comme les vers qu’il a laissés » (p. 50), ou encore : « Quoi qu’il fasse, Verlaine a l’Ardenne infuse. Elle coule dans ses veines comme du petit lait, pas blanchâtre, ni bleu de Marie, comme voulait sa mère, mais verte et sombre comme le schiste sous la pluie. » (p. 75)

Mais, ne peut-on pas se demander ce qui coule dans les veines de Goffette lui-même ? Il y a dans « Une montagne de silence », section appartenant à Éloge pour une cuisine de province, un poème intitulé « Emily Dickinson » et un autre « Pour Gehad E. », avec ceci qui nous émeut autant qu’il nous interpelle : « Choisir à cinq mille kilomètres du Jourdain un lac de quatre sous pour y recevoir à treize ans le baptême bleu des noyés, avoue que cela fait beaucoup de chiffres à retenir d’un coup pour ta mère à qui nous portons la nouvelle. » (p. 88)

Aussi pouvons-nous admettre que, dans les veines de Goffette, c’est peut-être le Jourdain qui coule, car l’élève, vraisemblablement suicidé en cette terre d’exil qu’est la Belgique, « coloriai[t] les yeux des cartes au lapis-lazuli des mosquées et, digne fils du désert, croyai[t] que toutes les mers sont des mirages sans largeur ni profondeur. » (p. 89)

Nous avons en effet raison de croire que « là où les chiffres ne comptent plus », c’est l’âge sans âge des poètes qui, à travers la poésie, abolissent à la fois l’espace et le temps, les sens, les abscisses, les ordonnées, les coordonnées et toutes les directions, afin de vraiment s’orienter.

Ouvertures

C’est ce que, chez le « réfractaire » Thomas Bernhard, retenait Guy Goffette à qui il a, aux merveilleuses éditions Fata Morgana, en 2006, consacré un généreux et passionnant Journal de l’imitateur : « Voilà donc pourquoi je bâclais mes repas avec plaisir pour une lecture que je croyais inoffensive, pourquoi je passais dans les toilettes plus de temps qu’il n’en faut, échappant du même coup aux discours pédagogiquement creux de mes “chers collègues”, aux visiteurs intempestifs, à la tannante parentèle ; pourquoi je n’ai aucune frayeur à taper directement ceci à la machine, délaissant mes notes, mon encre noire, mes angoisses devant la feuille blanche, mon souci des belles phrases : je me découvre, je suis nu. L’imitateur est passé, je croyais avoir affaire à un petit vent littéraire, c’est une tempête que j’ai rencontrée. » (pp. 27-28)

D’ailleurs, c’est grâce à cet immense petit ouvrage ― à peine 37 pages ― que j’ai découvert Thomas Bernhard dont j’ai fini par lire et adorer Le neveux de Wittgenstein et Mes prix littéraires. Cela dit, on vit et on apprend avec Guy :
Cet étranger paumes tendues
dans la ville aveugle est-ce toi
marchant parmi les visages qui gardent
leur secret comme ce vase grec
dans la vitrine garde ton visage
est-ce toi ce masque d’argile et de cendre
que le temps mord sans qu’un seul cri
s’échappe, toi ce guerrier brandissant
l’épée contre le ciel sans voir
sous son pied la terre qui s’effrite
toi ce voleur de mots
qui n’a jamais pu lire
par-dessus sa propre épaule

(Éloge pour une cuisine de province, p. 164.)

Qu’apprenons-nous de ces vers ? Sans doute un rythme de vie, un rythme de vie avec pour seuls témoins des mots sur lesquels repose une complète et souveraine présence au monde. En un mot, une forme d’humilité qui nous permet de mieux voir les « paumes tendues », ces creux dans les mains ouvertes, grand ouvertes, afin que le vide soit rempli et que les humains soient solidaires enfin.

Comme dans « À Georges Perros au piano », dédié à Michel Butor, nous pouvons tous désormais chanter :
et les poètes que la vie traverse
comme un train l’affiche bleue des voyages
― et chaque vers sous l’ecchymose
porte le chiffre de la rose et du
déchirant bonheur d’être nu parmi les ronces.
― Nous y sommes, cher Guy ! Adieu, l’Ami, tu vas beaucoup nous manquer.

Photo de couverture : GOFFETTE Guy photo 2023 ©Francesca Mantovani Editions Gallimard

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