María Elena Blanco invitée de Souffle inédit
Entretien avec María Elena Blanco : « … une vie plutôt mouvementée… »
Conduit par Hyacinthe
Née à La Havane, María Elena Blanco est de nationalité cubaine et américaine. Poète, essayiste et traductrice, elle est l’auteure d’une vingtaine de volumes. Sa poésie est traduite en plusieurs langues et, d’Europe occidentale en Amérique Latine, en passant par les Caraïbes, elle ne cesse de voyager en quête de poésie…
Hyacinthe : Pourriez-vous nous dire qui vous êtes et quelle vie est-ce que vous menez ?
María Elena Blanco : Je suis née à Cuba, où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 13 ans. En 1961 ma famille a déménagé à Buenos Aires et puis à New York à cause des mesures adoptées à l’époque par le gouvernement révolutionnaire qui ont affecté le travail de mon père. Depuis lors, j’ai vécu loin de mon pays d’origine et je n’y suis retournée que 30 ans après. Entretemps, le gouvernement cubain a interdit pendant des décennies l’entrée des personnes qui avaient quitté le pays. Mais il faut dire aussi que j’étais très occupée à poursuivre ma vie ailleurs : mes études à New York et Paris, mon séjour au Chili où j’ai obtenu un poste de professeur de langue et littérature françaises à l’Université Catholique de Valparaíso et, peu avant le coup d’état de 1973 dans ce pays, mon retour à New York et, par la suite, mon engagement avec le mouvement de solidarité contre la sanglante dictature militaire chilienne. Après une période d’enseignement, j’ai gagné un concours pour un poste de traductrice à l’ONU, où j’ai été affectée d’abord à New York et ensuite à Vienne. À présent, je passe la moitié de l’année en Autriche et je partage le reste de mon temps entre le Chili et New York. Je mène donc une vie plutôt mouvementée, au gré de mes besoins personnels et professionnels dans ces divers pays. Ces voyages ne m’empêchent pourtant pas de travailler comme traductrice freelance et surtout de poursuivre mon activité d’écrivain ; bien au contraire, je trouve dans ces entrelacs géographiques et humains des images et des associations qui enrichissent mon écriture littéraire.
Hyacinthe : Comment écrivez-vous ? Pourquoi écrivez-vous en espagnol, alors que vous maîtrisez parfaitement l’anglais et le français ? Pourquoi ce choix ?
María Elena Blanco : J’écris d’une façon pas du tout régulière, je n’ai pas une routine d’écriture. J’ai horreur des routines en général. Il y a des idées et des phrases qui me viennent spontanément, surtout tard dans la nuit et au réveil, peut-être issues de rêves ou de souvenirs, ou bien dérivées de lectures, de films, de pièces d’art ou de musique qui m’ont frappée ou émue. Et puis j’ai des thèmes dans l’esprit qui m’accompagnent comme un basso ostinato et que je développe mentalement de façon quasi permanente. Je prends des notes, j’écris des fragments, des brouillons de poèmes, des plans pour d’éventuels recueils. Et puis tout cela prend sa place (ou pas) dans un processus où les pulsions, la volonté et le hasard mènent le jeu.
J’écris en espagnol parce que c’est ma langue maternelle que, très jeune encore, j’ai choisi délibérément de la sauvegarder. Le long exil de mon pays natal à partir de mon adolescence, où j’ai dû subir l’influence d’une autre langue – l’anglais – avant de conclure ma formation secondaire et universitaire, m’a rendue consciente du danger de ne pas achever une pleine maîtrise de ma langue maternelle. Mais ce fut aussi pour moi une question d’identification culturelle puisque déjà je me considérais latino-américaine et que j’ai voulu dès très tôt revendiquer cette identité, en partie par le biais de la langue, par-dessus toute autre filiation culturelle. Bien sûr, je connais très bien l’anglais et le français, mais je n’utilise guère ces langues dans ma poésie sauf – le cas échéant – pour la traduire. Pourtant, lorsqu’il s’agit de la prose, notamment d’articles ou d’essais, je n’hésite point à écrire directement en anglais ou en français.
Hyacinthe : Essayiste, pouvez-vous nous parler de la nature de votre travail ?
María Elena Blanco : En tant qu’essayiste, j’ai travaillé dans deux directions : d’abord, l’analyse littéraire, surtout à propos d’œuvres latino-américaines et espagnoles ; et d’autre part, des essais littéraires d’un genre très libre et hybride – où je me reconnais volontiers disciple de Montaigne, « à sauts et à gambades » – dans lesquels je développe des thèmes qui me sont chers, en mélangeant des associations tirées de mon expérience personnelle – voyages, rencontres, souvenirs –, des références intertextuelles, des réflexions sur des évènements politiques et sociaux, etc. Mon plus récent recueil contient des essais de critique culturelle et politique sur des thèmes cubains.
Hyacinthe : Vous venez de finir une traduction des Fleurs du Mal de Baudelaire. Pourquoi cette œuvre ? Qu’est-ce qui vous retient dans cette poésie en particulier ?
María Elena Blanco : Ma traduction des Fleurs du mal en espagnol est la culmination d’un travail commencé de façon très spontanée et ponctuelle il y a presque 30 ans sans la moindre intention, alors, de traduire cette œuvre en sa totalité. Dès que j’ai lu Baudelaire, en français, à l’âge de 15-16 ans, j’ai été sensible à l’étrange beauté de sa poésie, dont j’ai senti la « sorcellerie évocatoire » en même temps qu’une forte attraction pour ce poète « maudit ». Donc, j’ai voulu la faire en quelque sorte mienne, cette poésie, à travers la traduction, en essayant de la rendre en espagnol avec la profondeur et la sonorité du puissant style baudelairien. J’ai abordé ce travail à plusieurs reprises, scandé par des périodes d’inactivité, jusqu’à ce que l’idée (ou plutôt la nécessité) m’est apparue de traduire et de publier l’ouvrage entier. J’ai recherché les traductions existantes, qui m’ont déçue à peu d’exceptions près, ce qui a confirmé ma décision.
Hyacinthe : Quels sont vos travaux à venir ?
María Elena Blanco : Tout d’abord je dois mentionner un projet qui est devenu réalité très récemment, à savoir, la publication d’un recueil de ma poésie en traduction française. Il s’agit du volume bilingue paru en France en mai de cette année chez les Éditions L’Harmattan, En attendant Ulysse / Esperando a Ulises, présenté au Marché de la Poésie à Paris le 20 juin dernier. Parmi mes projets à venir, il y a un nouveau recueil de poèmes en espagnol et un volume de prose « hors-genre », auxquels je travaille déjà, lentement. Je suis aussi en train de préparer une anthologie de l’œuvre du poète italo-autrichien Gerhard Kofler en traduction à l’espagnol pour marquer le 20ème anniversaire de sa mort en 2025, laquelle contiendra aussi une introduction et d’autres essais sur sa poésie.
Hyacinthe : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
María Elena Blanco : Si je devais tout refaire je commencerais à écrire beaucoup plus tôt que je ne l’ai fait et j’essaierai quand même de ne pas trop me disperser et de dédier des blocs de temps exclusivement à l’écriture, sans que pourtant cela devienne une routine stricte. Je ne voudrais pas me réincarner en un animal. Peut-être en un mot. Lequel ? Amour, ou poésie. Ou tous les deux, unis.
Un seul de mes textes à traduire… Pour l’arabe en particulier, je choisirais « Estrenos de almazara » (Sobresalto al vacío, Mago Editores, 2015) parce qu’il y est question de l’Andalousie nasride. Pour le français, j’aurais dit « Lo que pasa cuando no pasa nada », du même recueil, dont la version française, Ce qui se passe lorsque rien ne se passe, existe déjà dans mon recueil qui vient de sortir chez L’Harmattan.
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