Entretien avec Samira Negrouche
Poètes sur tous les fronts
Samira Negrouche : « Je cherche plus à révéler des traces qu’à en laisser »
Par Lazhari Labter
Écrivain, poète
Si je devais choisir un mot, un seul, pour caractériser la poésie de Samira Negrouche, ce serait le mot rigueur. Car Samira prend la poésie au sérieux comme le ferait le poète communiste turc Nazim Hikmet pour la vie dans son célèbre poème « Sur la vie » qu’on pourrait paraphraser en remplaçant le mot vie par le mot poésie : La poésie n’est pas une plaisanterie/Tu la prendras au sérieux/Comme le fait un écureuil, par exemple,/Sans rien attendre hors de la poésie ni au-delà de la poésie/C’est-à-dire : écrire de la poésie sera ton souci ».
(…)
Si je devais la caractériser en deux mots, j’adjoindrai au mot rigueur le mot constance. Depuis la publication de son tout premier recueil de poésie en 2001 chez Barzakh à Alger, Faiblesse n’est pas de dire, Samira n’a cessé de dire sans faiblir un seul instant. De poème en poème, de recueil en recueil, elle a patiemment construit une œuvre originale regroupée aujourd’hui dans une anthologie que je qualifierai plutôt de florilège qui couvre 20 ans de créativité, paru sous le titre J’habite en mouvement chez le même éditeur de son premier recueil. En mouvement Samira l’est toujours. Et sur tous les fronts. En premier, celui de la poésie. Elle aurait pu, le talent, l’expérience accumulée et la maîtrise du verbe aidant, écrire des romans, des récits, des pièces de théâtre, mais, fidèle à la poésie, elle est restée poète jusqu’au fond de l’âme. Avec comme seul souci écrire de la poésie. La poésie inséparable de la vie, de la liberté et de l’amour.
« La seule liberté, le seul état de liberté que j’ai éprouvé sans réserve, c’est dans la poésie que je l’ai atteint, dans ses larmes et dans l’éclat de quelques êtres venus à moi de trois lointains, celui de l’amour me multipliant. »
Ce n’est nullement le fait du hasard si Samira a choisi cette citation du grand poète français René Char en exergue à la partie quatre de son très beau recueil Le Jazz des oliviers publié en 2010 à Alger, à mi-chemin de son parcours poétique. Char qui fait partie de ses références essentielles aux côtés de l’Italien Pier Paolo Pasolini,du Grec Yanis Ritsos, du Sénégalais Léopold Sedar Senghor, des Algériens Jean Sénac et Djamal Amrani et de l’universel Rimbaud.
Dans un hommage à des poètes choisis (« Poète, que peut la parole ? », Le Soir d’Algérie du 9 mars 2022, chronique « Tendances ») par le poète et chroniqueur Youcef Merahi , Samira figure en bonne place aux côtés de Djamel Amrani, Abdelmadjid Kaouah, Ahmed Azegagh et moi-même. Et que dit à son propos l’auteur de Sur quelle corde poser le doigt ? « J’ai en mémoire Samira Negrouche, cette poétesse au long cours ; elle qui a préféré les revers de la poésie au lieu de pratiquer sa médecine ; Negrouche est médecin, formée à l’Université d’Alger. Ce choix m’avait interpellé à l’époque ; je pensais qu’elle pouvait soigner ses contemporains et pratiquer sa poésie sans aucun problème ; non, elle a préféré définitivement les soins de l’âme à l’attente d’un cabinet médical. Quand j’ai lu ses textes, publiés ici ou ailleurs, j’ai compris le choix de Samira ; elle est un peu à l’image des poètes errants qui, choix cornélien, ont préféré l’errance du dedans à une existence du quotidien corrosif. C’est cela Samira Negrouche, une poétesse qui respire la poésie en tout temps et en tout lieu. » Et l’énarque en habit de poète avait posé le doigt sur la bonne corde.
On lui fit cependant le reproche de n’avoir choisi qu’une femme poète au milieu de quatre hommes. Il revint sur le sujet la semaine d’après (« Poète, que peut la parole ? (2) », Le Soir d’Algérie du 16 mars 2022, chronique « Tendances » et présenta quatre femmes poètes, Aicha Bouabaci, Sabrina Challal et Safia Kettou et deux hommes, Mohamed Sehaba et Kamel Bencheikh.
Parmi ces voleurs et voleuses de feu, j’ai eu le grand plaisir de publier le premier recueil de Sabrina Challal Comme un souffle sur ma nuque en 2014,le recueil de Mohamed Sehaba Le poème que cherchait ma mère au milieu de 46 autres de la lumière du désir et de l’agonie en 2015 et tant d’autres poètes d’Algérie et d’ailleurs, dans la collection « Ilhem » de ma maison d’édition, fermée depuis 2015 après 10 ans d’activités au service de la promotion du livre et de la littérature.Je n’ai pas Samira à mon catalogue, mais elle fait partie de ce cercle de poètes que je n’ai cessé d’élargir depuis le jour où dans un « Coin des poètes » que j’animais une fois par semaine au quotidien Liberté j’étais tombé sur une pépite d’or, un manuscrit reçu par courrier, intitulé Faiblesse n’est pas de dire dont j’ai extrait et publié un poème avec une présentation de son auteure. Elle a alors tous justes 20 ans, elle porte le beau prénom de Samira qui, depuis, fidèle à sa signification, chemine en « bonne compagnie » avec la poésie.
7 est son numéro de chance. Entrons dans l’univers de Samira en 7 questions
Lazhari Labter : J’aime bien commencer mes entretiens avec les poètes pour cette rubrique de « Souffle Inédit » avec la convocation d’un souvenir. Qu’évoque pour toi cette couverture ?
Samira Negrouche : Elle évoque d’abord Assia Haddad et ses dessins dont les originaux me reviennent en tête, des silhouettes contorsionnées sur grand format, étonnamment sereines.
C’est mon premier recueil de poésie publié à compte d’éditeur, les éditions Barzakh tout juste naissantes. Si Kateb Yacine est né à la poésie après les massacres de mai 1945, je suis née à la poésie car pétrie par et dans les années quatre-vingt-dix au plus fort de mon adolescence et de ma prime jeunesse. C’est cela que m’évoque ce recueil. Un désir de vivre et de se dire après avoir poussé dans la cendre et dans la sidération.
Lazhari Labter : Entre Faiblesse n’est pas de dire, édité en 2001 par Barzakh à Alger, et J’habite en mouvement– Anthologie (2001-2021), paru cette année 2023 chez le même éditeur, 20 ans ont passé ; que de mots ont coulé sous les ponts de ta poésie et que de passerelles as-tu jeté entre les poètes, les pays et les frontières ! Le retour chez ton premier éditeur est-il une sorte de boucle temporelle de 20 ans de créativité ? Un retour vers le futur poétique ? Une halte entre deux univers, celui de tes premières amours adolescentes et celui de tes passions d’adulte ?
Samira Negrouche : Cette anthologie est un désir commun avec mes éditeurs qui ont suivi mon parcours depuis 22 ans et qui ont souhaité marquer avec moi ce cycle de travail. Ce cycle correspond aussi à une période intense dans l’Histoire de notre pays qui se traduit immanquablement dans mon travail. J’ai cheminé au gré de mes publications, souvent à l’étranger dans des structures spécialisées en poésie, j’ai traduit et j’ai été traduite, j’ai travaillé avec de nombreux musiciens, des artistes visuels et des chorégraphes, toutes ces expériences ont sculpté mon écriture. C’est cela que nous avons voulu partager avec le lectorat algérien.
« J’habite en mouvement » est une sélection qui court sur une vingtaine d’années mais elle est construite pour tenir d’un même souffle par plusieurs fils tendus.
Lazhari Labter : « Parlez-moi d’amour et de paix », dis-tu dans « Moitié », le premier poème qui ouvre ton premier recueil Faiblesse n’est pas de dire que j’ai eu le grand plaisir d’en être le premier lecteur et le préfacier. Penses-tu que la poésie a encore quelque chose à dire dans un monde dominé par la force, la cupidité, la haine de l’Autre, le repli sur soi, l’enfermement et le bruit des bottes, un monde envahi par les préoccupations matérielles au détriment des nourritures spirituelles et où elle est de moins en moins publiée, enseignée et lue ?
Samira Negrouche : C’est justement maintenant que nous avons besoin de poésie, plus que jamais, mais ça dépend de ce que l’on appelle poésie. La poésie est une exigence totale, une sincérité profonde avec soi et l’autre, un dépouillement sans concession de soi et de la langue.
C’est une erreur de penser que la poésie peut faire face à la violence, au désespoir. La poésie est du côté du deuil, de la subtilité, du chemin du retour vers la vie. Elle est le pas de côté qui renouvelle et rend sens aux mots qui ont perdu leur sens.
Plus on répète que la poésie est marginale, qu’elle ne se lit plus, qu’elle ne s’enseigne plus, plus on la marginalise. Faisons le pas de côté, diffusons une poésie exigeante, soyons capables de cela et ne nous occupons pas du reste.
Lazhari Labter : En 2006, tu lances la première rencontre « A Front-tiers de poésie », organisée par l’association culturelle Cadmos que tu présides, en hommage à Djamal Amrani, poète et militant algérien mort en 2005, manifestation qui revient jusqu’en 2009. À cette occasion, tu déclares : « Cette rencontre ne constitue pas seulement un hommage dans la langue de la poésie à Djamal Amrani mais aussi une occasion pour le redécouvrir ». Un lien très fort te lie à ce poète au parcours singulier, quel est-il ? Comme te lie aussi un lien très fort au poète français Arthur Rimbaud. Quelle signification ou plutôt quel sens donnes-tu à ce « triangle poétique » ?
« Des liens très forts me relient à d’autres poètes, Etel Adnan par exemple, ou à des disparus que je n’ai jamais pu rencontrer comme Jean Sénac, Tristan Tzara, Senghor et tant d’autres. »
Samira Negrouche : Pour te répondre, je dois remonter quelques années plus loin. Je suis sélectionnée à l’automne 1995, avec 26 autres lycéens d’Alger, à participer à un séminaire dans le Sud de l’Italie, dans la région des Pouilles. Ces rencontres permettaient à des jeunes venus de plusieurs pays méditerranéens (3 pays invités chaque année) d’assister à des conférences sur les sujets qui préoccupaient le monde, on pouvait y entendre des économistes, des journalistes, des sociologues, des écrivains…
Ces rencontres organisées par le poète italien Giuseppe Goffredo sont à la naissance d’un premier cycle de travail. À l’époque, j’étais une lectrice isolée de poésie, j’empruntais dans la bibliothèque du lycée Hassiba Ben Bouali des livres qui n’avaient pas été empruntés depuis 1972. Ce voyage a profondément marqué tous les lycéens du groupe. Au cours de ce séjour, nous avons appris la mort du poète grec Odysseus Elytis, la délégation grecque s’en est trouvée foudroyée. J’ai vu des jeunes de mon âge pleurer un poète, j’ai vu à quel point la poésie pouvait être importante pour certains peuples. Dès que j’ai atteint l’âge légal pour fonder une association, je l’ai fait, c’est donc à partir de 1999 que j’ai entrepris d’organiser des rencontres littéraires et multidisciplinaires d’abord à Alger puis dans d’autres villes du pays. C’était encore une fois un désir de vie et de partage. Je voulais donner un peu de ce qui m’a été donné en Italie et qui m’a semblé essentiel pour les jeunes de ma génération.
Quand j’ai rencontré Djamal Amrani, c’est lui qui m’a arrêtée dans la rue, il avait vu une photo dans le journal, il m’a dit en plaisantant : je t’ai entendue dire à la radio que ton rêve était de me rencontrer, ton rêve est exhaussé ! Je n’ai rien pu faire pour toi, tu t’es faite toute seule, continue.
Depuis, nous sommes devenus inséparables.
Ces quelques mots m’ont bouleversée et continuent à me bouleverser, dits par Djamal Amrani, ils signifient beaucoup.
Ils reconnaissent les débris à partir lesquels nous avons tous dû nous construire, ils disent notre malheur de ne pas pouvoir transmettre comme nous aimerions transmettre, ils disent aussi la force de caractère, la grande conscience qu’il faut pour souhaiter que la vie continue, même au-delà de nous, surtout au-delà de nous.
Djamal Amrani a vécu la violence dans sa chair, les démons l’ont poursuivi jusqu’à la fin mais il est resté un homme lucide et bon, extrêmement exigent sur le plan littéraire et humain.
Il reste un guide, un être que j’ai aimé sans conditions comme seules les mères savent aimer leurs enfants. Nul besoin de lien filial ou de lien de sang, c’est de cet amour-là que se nourrit la poésie et celui-là nous l’avons partagé. Les poètes écrivent le désir, l’amitié et l’amour courtois mais c’est de cet amour inconditionnel, sans limites et sans attentes, que naît le désir du poème qui est souffle de vie, c’est de là que naît le déplacement qu’est le poème.
J’ai organisé ces rencontres en son hommage car son œuvre et son chemin de vie disent aussi des pans de l’Algérie, de sa mémoire, de ses subtilités.
Rimbaud est un autre enfant-adolescent né de la guerre et de l’absence du père. J’invite les lecteurs pages 47 à 60 de « J’habite en mouvement », ce poème-livre « À chacun sa révolution » a été écrit en novembre 2003, je l’ai lu à Djamal qui en a pleuré. D’abord publié en 2004 dans un collectif en hommage à Rimbaud pour ses 150 ans, il a été repris dans une édition bilingue italienne.
Le poème reprend à chaque fois le vers « Rimbaud m’a dit » mais à l’occasion d’une lecture à la bibliothèque nationale en 2004, en présence de Djamal Amrani, j’ai modifié la fin du poème qui est devenue « Djamal Amrani m’a dit : À chacun sa révolution », c’est cette version que nous avons décidé de garder.
Voilà qui relie tes deux questions.
Lazhari Labter : Poète prolifique, tu as publié 14 recueils de poésie sans parler des « Livres d’artistes » et des textes pour des ouvrages collectifs. Cela ne t’empêche pas d’être sur tous les fronts. Que traduit ce besoin de « bouger », d’être tout le temps en voyage culturel, artistique et littéraire, de station en station ? Laisser des « traces » ? Aller à ta propre rencontre en rencontrant les autres ? Lier par les mots, lier en les mots ?
Samira Negrouche : Je suis née d’une terre qui me demande de m’agiter, de traduire le séisme, de questionner la mémoire mais aussi l’oubli. Je sonde notre être et nos silences par le poème comme d’autres les sonderaient par la sociologie, la peinture, l’architecture…
Je cherche plus à révéler des traces qu’à en laisser. S’il reste des traces de moi, elles seront la suite des traces que j’aurais pris soin d’honorer et de questionner.
Tout cela ne peut se faire qu’en dialogue, avec l’autre en soi et soi en l’autre. Ce mouvement est nécessaire, il est essentiel à la vie, à la vue, à la lucidité.
Lazhari Labter : Traduite dans plusieurs langues, tu encourages la traduction de la poésie à propos de laquelle tu dis« traduire, c’est entrer dans le poème ». Qu’entends-tu par cette formule ?
Samira Negrouche : Littéralement, c’est aller sous le capot, rentrer dans la cuisine du poème, ses jointures. En théorie, on parlerait de langue, de contexte culturel et historique. Je parle aussi du souffle du poème, de son âme. Un poème est une aventure multisensorielle, on apprend à y entrer pour en toucher toutes les strates qu’on apprend ensuite à traduire.
Traduire est un exercice qui pousse à la modestie, à accepter les failles possibles dans le dialogue à l’autre mais aussi à apprécier le chemin parcouru pour y parvenir.
Lazhari Labter : Comme sous-titre du recueil Triangle, textes recueillis et présentés par Samira Negrouche, publié à Alger en 2009tu choisis « Poésies en traduction » et le titre de ton « Anthologie » est J’habite en mouvement. Que représente ou plutôt que signifie pour toi cette préposition qui marque en général une position à l’intérieur d’un espace, d’un temps ou d’un état ?
Samira Negrouche : C’est déjà le mouvement, le souffle, la vie, ce qui continue de se faire et de se parfaire. C’est le travail de l’orfèvre ou de l’alchimiste, la finalité n’est pas l’or, ce qu’on cherche véritablement, c’est transmuter, être en chemin.
À CHACUN SA REVOLUTION
Rimbaud m’a dit
Les routes toujours se construisent au crépuscule du
voyage là où se confondent les mots
à la langue captive.
Rimbaud m’a dit
N’est pas belle la poésie
elle n’est pas toile de salons
les oreilles étroites
la laisseront s’échapper
dans les égouts obscurs
n’est pas belle la poésie
qui s’arrache de nos chairs.
Rimbaud m’a dit
Laisse toi pénétrer par
l’amour
sans vraiment y regarder
l’amour est forme
virtuelle
que seules tes mains
savent admirer.
Ta muse te dénude
dans les prairies désertées
et les halls d’aéroports
ses pas sont
obsession
et tu ne sais pas
la repeindre.
Rimbaud m’a dit
Être c’est être dans leurs
sociétés devenues tours d’ivoire
qui a les poches trouées
n’accède pas
au rang de l’humanité
être me dit Rimbaud
c’est trouer son cerveau
et en faire des guirlandes
pour les jours d’élection.
Djamal Amrani m’a dit
À chacun sa révolution.
Extraits non successifs de « À chacun sa révolution », à trouver pages 49 – 51 – 53 – 55 – 56 – 57 et 60 de l’anthologie J’habite en mouvement , Barzakh, Alger, 2023.