PoésiePoètes sur tous les fronts

Aicha Bouabaci

Aicha Bouabaci ou la voix unie à toutes les autres pour un chant d’amour

Poètes Sur Tous Les Fronts

Par Lazhari Labter

Écrivain

C’est avec sa franchise habituelle qu’Aicha Bouabaci a accepté de se soumettre au feu de mes questions, y compris les plus « provocantes ».

Aicha Bouabaci

Cette grande Dame de la Poésie qui travaille ses textes comme le joailler polit ses pierres précieuses va à son rythme, préférant la lenteur à la précipitation, la gravité à la légèreté, l’éclat à l’opacité.

Dès la fin des années soixante, elle commence à publier ses poèmes dans des journaux et des revues où son nom côtoie les noms d’autres poètes et écrivains, notamment dans la revue Promesses avant que ne paraissent au début des années quatre-vingt à Alger L’aube est née sur nos lèvres, son premier recueil de poésie dans lequel figure un poème intitulé « Violence », primé en 1971 au concours international Zone des tempêtes, suivi de Peau d’exil, un recueil de nouvelles où elle s’intéresse aux différentes formes de l’exil.

Cette passionnée d’études, bardée de diplômes (éducation, droit, littérature, philosophie), polyglotte, qui a enseigné en tant que professeur en Algérie et en Allemagne et occupé des postes dans la haute administration algérienne est née en 1945 au mois de mai à Saïda, ville des hauts plateaux de l’ouest algérien. Une année charnière et un mois d’espoir en Europe, trois jours après la signature par les représentants de l’Allemagne nazie de l’acte de capitulation à Berlin le 8 mai en présence des représentants du l’URSS, des USA, du Royaume-Uni et de la France dont les troupes commettaient ce jour-là un massacre à Sétif, Guelma, Kherrata et dans d’autres régions de l’Est algérien, assassinant des milliers d’Algériens qui manifestaient pacifiquement pour réclamer leur droit de vivre libres et indépendants. « Entre deux mondes, précise Aicha Bouabaci : celui des deux guerres mondiales auxquelles mon père biologique – et avant lui mon grand-père maternel – décédé six mois après ma naissance, avait participé en tant que sous-officier « indigène » de l´armée française, plusieurs fois décoré (Croix de guerre, médaille militaire…), bataille de Verdun en plus, pour libérer la France de l´occupation allemande, et l´autre monde, celui de la résistance d´un peuple colonisé par la France et dans laquelle mon père adoptif, déporté à Cayenne, à tout juste 17 ans, s´était engagé de toute son âme à son retour au pays et à Saida, ville-garnison qui a eu sa part, longtemps occultée, dans les événements tragiques de mai 1945, avec Sétif, Guelma et Kherrata dans l´est du pays. À ma naissance donc, trois pays, l´Algérie, ma patrie, la France et l´Allemagne se partageaient l´Histoire. Une histoire de violences. Et cependant, j’ai grandi dans un environnement harmonieux, propice à la rencontre avec l’Autre, marqué par le multilinguisme (arabe, français et espagnol). Enfant, je me suis abreuvée à l’humanisme et la poésie s’est spontanément incrustée en moi, pour longtemps et pour toujours. Et c’est à travers elle que j’observe le monde, ses questionnements et ses désordres. »

De Saida à Frankfurt et tant d’autres villes allemandes, en passant par Paris, Rabat, Athènes et d’autres capitales et d’autres pays comme Malte, Chypre, l’Italie, La Réunion, elle n’a cessé de porter haut les voix des sans voix, femmes, enfants, émigrés et peuples opprimés et de lever haut l’étendard de l’Algérie combattante, de sa culture, son histoire et son patrimoine ainsi que celui des femmes algériennes entre image à travers la littérature et réalités sociales, discours émancipateurs et pesanteurs sociales, luttes et espoirs.

C’est ainsi qu’elle publie à Alger en 2002 un récit témoignage sous le titre Le désordre humain conté à mon petit-fils et à Béjaia en 2018 Histoire de ma vie de Fadhma Aith Mansour Amrouche ou l’histoire d’une Sans-papiers singulière, celle d’une femme exceptionnelle, « singulière », une « Sans-papiers » avant l’expression, au destin bouleversé et bouleversant, déchirée sa vie durant entre sa terre natale et l’étranger, ballotté sans cesse entre l’ici et l’ailleurs, tout comme Aicha Bouabaci, mais qui nous a laissé une biographie extraordinaire de profondeur et de simplicité et… deux êtres d’exception comme elle : Jean el-Mouhoub Amrouche, le poète « disloqué » qui a donné sens au combat de « L’éternel Jugurtha » en le liant au combat de son peuple pour la libération et la liberté, et Taos Amrouche, une diva dont la voix de cesse de remuer de l’intérieur toutes celles et tous ceux qui l’écoutent.

Aicha Bouabaci Aicha Bouabaci

Durant des décennies, tout en s’adonnant à l’enseignement, à la formation dans des ateliers d’écriture et en parcourant le monde, donnant conférence sur conférence et participant à des rencontres, des colloques et des séminaires, elle ne cesse d’écrire, de témoigner de sa « profonde terre du verbe aimer » pour reprendre le ver célèbre du poète Hamid Nacer-Khodja auquel elle a rendu hommage avec un très beau texte intitulé « Après la main, le cœur ou la chaine des aèdes » aux côtés d’autres écrivains et poètes réunis par le poète Youcef Merahi dans l’ouvrage collectif Hamid Nacer-Khodja le « jumeau », publié en 2020.

Traduite dans plusieurs langues, elle est sur le point de terminer un roman autobiographique, Les secrets de la cigogne où elle revient sur son enfance et son adolescence dans sa ville natale, une ville-garnison de l´Algérie coloniale pour témoigner d´une autre Algérie pour les générations actuelles des deux pays qui n´ont entendu parler que de la guerre et de la haine.

Aicha Bouabaci Aicha Bouabaci

Dans ses cartons, de nombreux projets, entre poésie, roman, théâtre et essai, attendent de voir le jour une fois menés à leur terme.

En mars 2006, elle est élevée au rang de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres, promotion mars 2006 et ce n’est que justice pour cette « globe-trotteuse » des Arts et des Lettres qui, en toute humilité, dit « J’ai beaucoup lu, beaucoup écrit et il me reste tellement de choses encore à dire et à découvrir ».

Je vous invite à découvrir Aicha Bouabaci, l’écrivaine au long cours, la poétesse sur tous les fronts en attendant qu’elle lève le voile sur sa vie dans Les secrets de la cigogne pour mieux la connaître.

L.L.

Rencontre

Lazhari Labter : J’aime bien commencer mes entretiens avec les poètes pour cette rubrique de « Souffle Inédit » avec la convocation d’un souvenir. Qu’évoque pour toi cette photo ?

Aicha Bouabaci

Aicha Bouabaci : Cette photo évoque pour moi la poésie même : la poésie-femme, la poésie féminine.

Ces rimes qui coulent, fluides, telle cette chevelure de femme, pour contredire le silence des femmes ; le silence autour des femmes.

Poésie pour clamer la solidarité avec les femmes quel que soit leur lieu de vie ou de souffrance… Parmi les miens, à Saïda, Alger, Laghouat ou Agoussim, Boudjima et Souama ou loin, ailleurs, auprès de mes amies de Palestine.

Mais aussi poésie pour clamer le chant de l’amour et de la vie. Le chant de la liberté comme ce poème que j’ai écrit en 1968 : Femmes comme moi qui a été traduit en plusieurs langues et lancé comme un chant de gloire par des femmes italiennes, des amies en tête, un 8 mars, il y a quelques années, sur une place de la belle ville de Bari !

J’aime quand les femmes se rassemblent pour chanter d’une même voix leur droit à la vie et à l’harmonie sur cette Terre créée pour attirer la félicité et l’amour pour tous.

Un jour, peut-être car pour le moment, l’irrépressible besoin de puissance et de domination de l’homme, la violence, la haine et la jalousie de l’autre, la fatuité et l’arrogance, se disputent le devant de la Scène pour effacer tous les mouvements pour la liberté et l’égalité des droits.

Lazhari Labter : Poétesse, nouvelliste, essayiste, romancière, femme de lettres au long cours, traduite dans de nombreuses langues, tu restes, malgré ta production littéraire riche et variée, peu connue en Algérie et ton nom est peu évoqué en dehors des cénacles et des milieux culturels branchés. À quoi selon toi est de cette « ignorance » de ton nom et cette méconnaissance de tes œuvres ? Ton attitude de réserve naturelle ? Le goût qu’on te prête pour la solitude et le secret ? Ton manque de communication ou autre chose indépendante de toi ?

Aicha Bouabaci : «Peu connue» chez moi, en Algérie ? Ton affirmation ne manque pas de me surprendre, Lazhari ! C’est vite dit !

J’ai souvent eu la preuve du contraire, pourtant !

Dès les années 1968, j’étais connue à travers la presse, El Moudjahid, des revues féminines, qui publiaient mes poèmes en même temps que ceux de la regrettée Safia Kettou ; je pense aussi à un certain numéro de Promesses, la bienheureuse revue éditée par le ministère de la Culture, dirigé à l’époque par l’inoubliable écrivain et poète Malek Haddad. Le journal L’Unité… On commençait à me connaître.

Dès le début des années 1980, avant même la publication de mon recueil de nouvelles Peau d’exil, mon nom était porté, déjà, à travers les trois prix remportés successivement par trois de mes nouvelles qui composèrent, plus tard ce recueil, aux concours organisés par le Comité des fêtes de la ville Alger. La nouvelle « Les missionnaires de l’incertitude », par son sujet et son style, avait même intrigué un membre du jury qui avait exigé une preuve de cet écrit parce que pour lui, homme, cette nouvelle ne pouvait avoir été écrite que par un homme !

Ce recueil de nouvelles avait figuré dans la liste finale du concours organisé par la Fondation Nouredine Abba, première édition.

Ah, Noureddine Aba, cet immense poète !

Ce recueil de nouvelles a suscité un grand nombre d’articles dans plusieurs journaux, des entretiens dans la presse écrite, la radio Chaîne 3 et la télévision !

Je ne m’étalerai pas plus sur cette période.

Plus tard, j’ai séjourné pendant trois ans d’affilée à Saida pour être auprès de ma mère, et là encore, j’ai senti le besoin de me rapprocher de mes jeunes concitoyens et pour eux, j’ai animé un café littéraire de 2013 à 1915, quand les cafés littéraires en Algérie n’étaient pas foison !

Mes invités ont toujours répondu présents de même que mes concitoyens qui ont représenté un public averti, bien au fait des questions culturelles : comment ne pas avoir entendu parler de moi, même à ce moment-là ?

« À quoi serait due cette « ignorance » de mon nom ? »

Mais mon nom n’a jamais été ignoré, Lazhari ! Et s’il l’a été par certains, c’est peut-être pour m’écarter ! Parce que je n’ai aucun doute sur la capacité de nuire de certaines personnes, surtout dans le champ culturel qu’on croirait sain parce que porteur de cette couronne rayonnante de l’art et de la culture !

Tu dis encore que mon nom est peu évoqué en dehors des cénacles et des milieux culturels branchés : mais ne reviendrait-il pas justement aux occupants de ces hauts lieux de faire connaître ceux qui partagent leur sphère de création ?

Pour clôturer cette question, j’ajouterai : Oui, je suis de nature réservée, discrète ; j’aime la solitude et le silence mais cela ne m’empêche pas d’aimer les autres, tous les autres, et toujours avant moi ! Je sais aussi que je suis appréciée pour mon humilité, ma spontanéité, ma sincérité et mon sourire offert en permanence !

Lazhari Labter : Né à Saida (Ouest algérien) au moment où prend fin la Seconde Guerre mondiale et au lendemain des manifestations populaires du 8 mai 45 à Sétif, Guelma et Kherrata, tu occupes le poste de professeur de français des collèges et lycées en Algérie en 1965, à l’âge de 20 ans, au lendemain de l’indépendance et tu écris ton premier poème « Mellioun Chahid » (Un million de martyrs) en septembre 1968 à l’âge de 23 ans que tu retrouves dans tes cartons d’archives, publié en décembre 2019 sur ta page Facebook, plus de 50 ans plus tard, et que tu rajoutes à d’autres poèmes et des chroniques dans un recueil de textes inédits sous le titre Algérie, l’espoir à rebours, refusé par un éditeur à qui tu l’avais proposé au début des années quatre-vingt-dix. Qu’as-tu ressenti au moment de la découverte de ce texte de jeunesse ?

Aicha Bouabaci : Tout de suite, cette précision ! Ce poème n’est pas du tout mon premier poème : J’ai écrit très tôt, toute jeune, favorisée par la beauté et le foisonnement du paysage dans lequel j’ai vécu durant mon enfance et mon adolescence !

J’ai décrit ces paysages mais j’ai aussi « illustré » mes lectures par mes propres mots, et faisant la découverte de la nature humaine, je n’ai pas manqué de crier mon indignation contre l’injustice, le mensonge et toute forme de malhonnêteté !

Dans la même période que « Mellioun Chahid », j’avais aussi écrit le poème « La violence » inspiré certainement de notre Révolution et des mouvements anticolonialistes ; en ce moment-là, j’écrivais aussi beaucoup sur la Palestine.

Ce poème avait été primé en 1970 à l’issue du concours « Zone des tempêtes » organisé par le journal Afrique-Asie dirigé par Ahmed Baba-Miské et Simon Malley. J’avais appris plus tard, par le regretté ami Tahar Djaout, qu’une de ses nouvelles avait été distinguée lors de ce concours.

Si j’ai écrit tous ces poèmes militants, c’est parce que j’ai vécu dans un cercle familial engagé : mon père, mes frères, ma mère. Je le raconte ailleurs.

Ce que j’ai ressenti en découvrant ce poème qui a subi toutes mes itinérances, je l’ai écrit sur cette page de Facebook que tu as citée (je ne savais pas que tu suivais mes publications parce que je n’ai jamais relevé de réactions de ta part) : une immense émotion baignant toutes les péripéties de notre combat pour la liberté, les grands chefs de la Révolution, les personnes que j’ai connues, disparues ou encore en vie : Moudjahidine, Fidaiyine, militants, leurs veuves et leurs enfants. Une immense injustice, une énorme interrogation : pourquoi, pourquoi ce détournement ?

Aicha Bouabaci

Lazhari Labter : Tu as publié L’aube est né sur nos lèvres, ton premier recueil de poèmes à Alger en 1985 suivi de Peau d’exil en 1990, un témoignage Le désordre humain expliqué à mon fils en 2002, un roman La inmigración contada a mi nieto en 2008, un recueil de poèmes bilingue français-allemand. Quand la lumière du désert éclaire la parole du poète en 2009, un essai Histoire de ma vie de Fadhma Aith Mansour Amrouche ou l’histoire d’une sans-papiers singulière en 2017. Moins d’une dizaine d’ouvrages en près de 40 ans. Est-ce dû au fait que tu privilégies la qualité à la quantité ou au manque de temps à cause de tes multiples activités ?

Aicha Bouabaci : Je suis un peu surprise par le caractère caricatural de cette présentation de ma bibliographie : « Moins d’une dizaine d’ouvrages en près de 40 ans » !

L’écriture devrait-elle se traduire par une équation mathématique ? Le nombre de livres publiés devrait-il être un critère pour distinguer les écrivains ? Des écrivains illustres, pourtant, n’ont écrit qu’un seul livre mais je veux bien expliquer mon cas.

Ce que je sais c’est que l’écriture est liée pleinement et définitivement à ma personne depuis que j’ai su écrire et analyser mes émotions.

J’écris toujours, quelles que soient les circonstances, et cette activité existe, écrasée, empilée, égarée, dans un désordre suscité par une suite de voyages, imposés ou acceptés, paisibles ou désordonnés ; quand cela m’a été possible, j’ai pu réunir des écrits en des recueils que j’ai pu remettre à un éditeur ; pour d’autres, ils attendent que je puisse, pour les compléter, décoder les moyens qui m’ont permis d’enregistrer ces écrits ; des éléments qui n’ont plus cours. Disquettes, CD ; ce que je précise dans la réponse à la question suivante.

Je n’ai pas seulement écrit « L’aube est née sur nos lèvres », « Peau d’exil », « Le désordre humain conté à mon petit-fils » et ses deux traductions en espagnol et en italien, « Quand la lumière du désert éclaire la parole du poète » et « Histoire de ma vie de Fadhma Aïth Mansour ou l’histoire d’une Sans-Papiers singulière ».

Depuis l’année 1990, je participe à des anthologies et à des ouvrages collectifs littéraires ou scientifiques, jusqu’à ce jour. Publiés un peu partout dans le monde, en Algérie, au Maroc, en France, au Luxembourg, en Belgique, en Italie (en compagnie d’auteurs de renom comme Tony Morrison), en Grande-Bretagne, au Canada, aux États-Unis… Je n’ai pas fini de les recenser. Cela se fera. Ils constituent des compléments importants à ma bibliographie.

Pour finir, la qualité est ma principale préoccupation à laquelle j’ajoute même le perfectionnisme.

À chacune de mes étapes de relecture, je ne peux m’empêcher de changer un mot, une phrase, d’approfondir le texte, lui donner un autre rythme, une autre dimension, d’ajouter des paragraphes, d’en retrancher, de préciser un mot… cela peut durer des années avant que je ne parvienne à libérer ma création.

Ce temps ne me dérange pas. Pourvu que le texte me reflète complètement.

Le recueil de poésie, L’Aube est née sur nos lèvres, a été publié en 1985, soit 5 ans après son approbation par l’ENAL qui avait désormais remplacé la SNED.

Quant au recueil de nouvelles Peau d’exil, il a été publié 9 ans après qu’il ait été accepté ! Et chaque fois sans qu’aucune information ne m’ait été communiquée ! Ma présence à l’étranger à cette époque aurait été une explication commode ! Mais si les délais de publication n’avaient pas été aussi longs, ainsi encouragée, j’aurais pu produire d’autres œuvres !

Lazhari Labter : Tu as annoncé que tu étais en train de mettre de l’ordre dans tes textes inédits qui dorment dans des cartons d’archives depuis de longues années pour les publier, notamment une autobiographie, des recueils de poèmes, une pièce de théâtre, etc. À part l’essai Histoire de ma vie de Fadhma Aith Mansour Amrouche ou l’histoire d’une sans-papiers singulière, préfacé par Pierre Amrouche, où en es-tu de tes « fouilles » littéraires et de leur mise à jour?

Aicha Bouabaci : Oui, L’ordre est devenu un leitmotiv dans ma vie, toutes ces dernières années.

Il a été tout le temps pourtant une règle paisible, normale à suivre pour une vie équilibrée, sans secousses.

Mais l’exil porte en lui tous les désordres. Je range toujours, croyant ranger définitivement : sujet à des fou-rires avec une amie allemande : « Mais Aicha, on ne range jamais définitivement ! »

Entre regrets, toujours stériles, et espoirs entretenus, je continue donc de rassembler mes morceaux de moi déposés dans des cahiers, des carnets, sur des feuilles libres et des clés USB.

Un recueil de poèmes est déjà sous presse, le tome I de l’autobiographie le suivra incessamment… Je dois compléter le tome II par des recherches sur le terrain ; cela peut prendre du temps, faute de moyens ; sinon, j’ai une idée très précise de la suite : deux recueils de poèmes à clôturer, un récit complet sur papier, à saisir, un recueil de nouvelles et une pièce de théâtre à compléter ; d’autres travaux entamés demanderont plus de temps.

Mais je n’ai aucune inquiétude ; tout viendra en son temps.

L’écriture n’est pas une course mais un long voyage avec des haltes, ordonnées ou chaotiques, programmées ou imprévues, agréables ou déconcertantes : Il faut savoir en suivre le rythme !

Lazhari Labter : Établie en Allemagne depuis près de 30 ans, tu ne peux t’empêcher de revenir en Algérie régulièrement et notamment dans ta ville natale Saida ?

Aicha Bouabaci :  « Établie » ? Je dirais plutôt « coincée » !

Partir en Allemagne n’était pas mon choix : c’était, plutôt, en automne 1993, une mission professionnelle de mon conjoint, qui n’a que très peu duré du reste.

J’aurais dû être exposée à ce moment-là, avec mes deux enfants, à une grande précarité, ne parlant pas, de plus, la langue du pays, n’était mon curriculum vitae riche et diversifié, qui fit que j’obtins immédiatement un demi-poste (en raison des contraintes budgétaires que connaissent les universités allemandes) de lectrice dans une université allemande réputée. Je dus accepter, pour compléter mes ressources, un poste insignifiant dans un lycée français

J’ai dû enfiler constamment des postes dans plusieurs universités, plusieurs établissements scolaires, souvent très éloignés de ma ville de résidence.

Comme je n’avais pas été « menacée » dans mon pays d’origine durant la décennie noire, je n’avais pas bénéficié de l’aide qui avait été octroyée, en France et en Allemagne, à des écrivains algériens, aujourd’hui devenus très connus.

Au contraire, j’ai tenu à m’engager dans le CISIA, le comité, créé par le regretté Pierre Bourdieu, pour venir en aide aux Intellectuels algériens, comme j’ai milité en ce temps-là aussi au Parlement international des écrivains.

Et surtout, prenant sur mon temps et ma sécurité, j’avais tenu à expliquer à des publics allemands la situation en Algérie à travers conférences et causeries. Plus, j’ai tenu à leur faire connaître la culture et la littérature de notre pays, à travers des séminaires et des conférences au sein des universités, instituts culturels et associations.

Et je n’ai jamais pensé à promouvoir ma propre production littéraire !

Ce sont toutes ces actions qui ont retardé mon retour en Algérie ; mais je tenais à y revenir le plus souvent possible. À Saïda ma ville natale, et à Alger, ma ville d’adoption.

Un jour prochain InchAllah, je reviendrai pour toujours chez moi.

Lazhari Labter : A ma demande, tu as participé, aux côtés d’autres écrivains et poètes, à deux ouvrages réalisés sous ma direction, Hiziya mon amour avec un très beau texte intitulé « Le retour de Hiziya » et à Oasis, images d’hier, regards d’aujourd’hui avec un très beau poème intitulé « De si loin souffle le vent ». Que t’a apporté cette expérience de participation à une entreprise littéraire collective ?

Aicha Bouabaci : J’apprécie certes de participer à des entreprises littéraires collectives, surtout pour l’opportunité qu’elles m’offrent de réfléchir, pour ce qui est d’un thème à découvrir ou à approfondir, à d’autres approches.

Pour ce qui est de la poésie, j’apprécie d’unir ma voix à toutes les autres comme pour un chant d’amour vers les plus hautes cimes !

Ces expériences, je les vis depuis plus de trente ans, et mes écrits sont éparpillés, vivants ou endormis, un peu partout, chez nous, au Maroc, en France, en Martinique, en Allemagne, en Belgique, au Luxembourg, en Grande- Bretagne, au Canada, aux États-Unis, souvent au côté d’écrivains de renom comme Tony Morrison pour une revue italienne…

Ces écrits ce sont comme des petites pierres pour marquer le cheminement de cultures semblables ou différenciées.

Cependant, ce qui me dérange beaucoup dans cette coopération, c’est le vide qui se crée quand l’ouvrage a été publié : l’auteur est coupé de la vie du livre ; il n’est pas informé de sa réception dans sa sphère d’édition et ailleurs, ni de son évolution ; quand on pourrait se retrouver ensemble et en discuter ou organiser une rencontre et des lectures pour la poésie.

Dommage !

Je ne recherche pas la notoriété. Seulement cette reconnaissance anonyme, telle que j’en parle à la fin de mon poème « Points d’interrogation », écrit en 1998 et présent dans mon recueil « La rizière de l’âge » à paraître :

Ai-je tort vraiment

D’être le poète démuni

Savourant sa joie à l’ombre du sourire

Limpide

D’un homme, d’une femme

Qui, dans l’humble secret d’un lieu anonyme

Me soufflent simplement

Merci d’avoir su parler de moi.

La poétesse

Poésie

Lire aussi 

Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *