Neama Hassan – Sois Gaza, Journal Octobre 2023-Novembre 2024
Par Djalila Dechache
Sois Gaza de Neama Hassan, Journal Octobre 2023-Novembre 2024, traduit de l’arabe palestinien par Souad Labbize, aux éditions Les Lisières – édition bilingue – à paraitre le 10 Janvier 2025.
A la faveur de la remise du Prix Samira Al Khalil du 10 décembre dernier au Relais à Pantin, je me suis retrouvée au milieu d’une foule magnifique, magnétique, vibrante, debout pour cet événement dont je n’avais que quelques informations.
Neama Hassan a reçu le prix qui récompense une femme dont la pratique et le parcours s’inscrivent dans le lutte pour mettre fin à l’atteinte aux droits et libertés fondamentales dans les régions arabes et méditerranéennes.
Garance Le Caisne, écrivaine et journaliste française est aussi lauréate de ce prix.
Une mention spéciale a également été décernée à Zeinab Al-Ghunaimi, écrivaine et militante féministe palestinienne de Gaza, pour son engagement et ses écrits.
J’ai rencontré l’autrice et traductrice Souad Labbize qui m’a remis cet ouvrage Sois Gaza de l’autrice palestinienne Neama Hassan avant sa sortie publique en janvier 2025 aux éditions Les Lisières en France. Couverture verte, petit format, présentation sobre. Ce texte est très particulier il faut le souligner, c’est un texte littéraire écrit sous les bombardements israéliens (7 octobre – 20 décembre 2023) avec ses poèmes de témoignage et de protestation. Il ne se lit pas comme un livre ordinaire parce que c’est un livre extraordinaire, un témoignage écrit sur le vif , sur un fil séparant la mort de la vie, non pas comme pourrait le faire un reporter envoyé spécial à Gaza en évoquant des faits réels, ici dans ce journal, ce sont des instants de vie volés sur la mort, sur l’anéantissement d’un peuple, des instants suspendus, entre l‘attente et le plus rien, le dépouillement de tout, se soucier de la voix de la chanteuse éternelle Fairouz qui accompagne tous les matins du monde, penser à l‘amour, boire un café, fumer une cigarette dans laquelle les volutes de fumée pourraient se transformer en un paravent éphémère…
L’horreur de la lucidité maximale prend toute la place « Gaza n‘a plus de sacs, où mettre nos membres arrachés ».
« Si un Mondial se déroulait à Gaza, tous les pieds amputés participeraient car ils sont les seuls à connaitre la carte du pays ».
L’humour comme dernier rempart contre la folie…
Ce n’est pas une guerre comme on en a vu dans les reportages télévisés ou en documentaires au cinéma, il s‘agit d’autre chose, il s‘agit d’un génocide qui élimine une population par une autre.
« A bas vos chartes, à bas vos slogans et votre humanité …à bas vous tous, voici l‘invocation de la tente », ( heida dou’a el Kheima) et « La ville au fond de moi est démolie mais impossible de hisser un drapeau blanc pour arrêter ce saccage »…
Les forces mondiales qui nous gouvernent ne peuvent-elles rien pour Gaza, pour arrêter le massacre de ces acharnements mortifères, ni même débloquer les denrées et produits de première nécessité. Alors à quoi servent-elles ? Où placer l‘espérance d’un pays qui se « ratatine » comme le souligne Neama Hassan ?
C’est le monde entier qui se ratatine chère Neama Hassan !
L’égalité entre les hommes n’est pas de mise ici, ce sont des mots que les puissants jettent en pâture pour se donner bonne conscience, c’est tout.
« Epargnez-vous vos discours insipides, nous n’écoutons plus que la mort ».
De l’endroit où nous sommes, ici en France par exemple, la lecture de ce texte magistral et magistralement traduit par Souad Labbize, fait faire des sursauts, des tremblements avec des décharges électriques, fait entendre le son de la voix de l’autrice,… Avant ce texte, malgré les informations, on ne pouvait pas comprendre, ressentir l’étendue de l’horreur, de l’abomination, de ce qu’il advient lorsque l’on perd tout : famille, parents, maison, l’amour et l‘affection des proches, respiration, voisins, rêves, mots, langue, terre, espoirs, babioles du quotidien, comment survivre à cela ?
Il n’y a plus de place pour rien…
« Je ne sais qui plaindre, celui qui a tout perdu à Gaza ou le déshérité qui attend la fin d’une vie qu’il n’a pas vécue».
Où aller ?
« Six heures, ciel nuageux.Soudain un bombardement fixant le ciel, ma petite dit posément : Le missile a percé un nuage ? Ce trou nous le cherchons pour nous sauvez, voyez-vous? »
Sois Gaza, Koun Gaza, Be Gaza…
Ce recueil comprend des textes extraits de ceux que l‘autrice a publié quotidiennement sur les réseaux sociaux durant la période concernée. Il n’est pas paginé, il comporte le texte original en arabe à gauche et le texte traduit en français à droite, avec la date de part et d‘autre.
Le texte commence un peu avant la date tragique et mortifère du 7 octobre 2024.L’autrice « fait semblant d’aller bien ».
Ce qui saute aux yeux est qu’il n’y a aucune mention de haine, de la colère, de violences ou encore de quelconque agressivité.
Comment imaginer cette femme digne, écrivant dans des conditions inimaginables, jour après jour au gré des bombardements assourdissants, de la famine, des pertes humaines ? Elle écrit qu’elle a négocié avec la mort «J‘ai toujours lutté la mort, fomenté des plans pour la distraire et la faire patienter, qui sait elle pourrait se lasser, se détourner de moi sans me dépecer ».
Cette phrase rappelle celle de Mahmoud Darwich dans son recueil « Ne t’excuse pas » paru chez Actes Sud, texte A Jérusalem, croisant une soldate qui lui dit: « Encore toi, ne t’ai-je pas tué ?’ tu n’es pas encore mort » et lui de répondre : « Tu m’as tué , mais comme toi, j’ai oublié de mourir ».
A Gaza il n’y plus d’attente, immédiate ou symbolique, lorsque l’on a tout perdu on n’est plus rien, reste la dignité, c’est le sens de ce livre écrit de manière réfléchie, posée, ultra lucide et ultra réaliste.
« Maintenant qu‘il y a une file d’attente pour la mort à Gaza, mon tour viendra tôt ou tard…finalement poussée par la mort, je résiste » .
Remarquable manière de transfigurer la finitude terrestre de l’être humain lorsqu‘il n‘y a plus rien à attendre…Nous sommes tous les enfants de Gaza, arabes et non-arabes et nous ne le savons pas assez. Si nous le savions, nous aurions réagi en un seul corps. Nous sommes écrasés par le futile lorsque l‘essentiel agonise.
Si nous avions conscience de cela nous aurions été concernés parce que ce n’est pas seulement un peuple que l’on tue, que l’on cherche à effacer c’est l’Humanité entière de cette région trois fois sainte, trois fois sacrée.
Neama Hassan le sait, elle dit ce qu‘elle vit au milieux des corps inertes, entassés, bouffés par les chiens errants qui deviennent plus agressifs.
Elle n’a ni haine ni colère comme le furent les mots du militant et résistant Missak Manouchian dans sa lettre à sa femme Mélina quelques heures avant son exécution en 1944 « je meure sans haine en moi pour le peuple allemand ».
Comment vivre avec cela , cette marque au fer rouge qui retire l’humanité en nous, la foi en nous, la fraternité en nous ? Le vivre ensemble en nous ?
Nous sommes devenus orphelins d’une part de nous-même, amputés et bancals.
Malgré ce total dénuement, Neama Hassan nous parle et nous avons des choses à apprendre d’elle : à elle seule, c’est une école d’humilité.
Elle nous en donne avec ce recueil l’énergique leçon depuis le bord du précipice, Souad Labbize avec la remarquable traduction de cette langue palestinienne si fluide, si imagée, si évocatrice, nous facilite l‘empathie, le texte restitué en français est beau de sororité, limpide de réflexion et de réaction, de proximité avec toutes celles et ceux qui ploient sous les bombardements plongés dans « la banalité du mal », total, absolu de l’Humanité.
Le professeur au Collège de France Didier Fassin évoque à juste titre dans son récent ouvrage que « L’abîme moral le plus profond dans lequel le monde occidental soit tombé depuis la Seconde Guerre mondiale » est ce qui se passe à Gaza.Plus encore qu‘un abîme moral si je puis dire, parce que de celui-là on pourrait s’en relever, ici c’est un effondrement total de valeurs, de vies, de corps, on ne s’en relèvera pas parce que comme je l‘ai souligné plus haut, nous tombons aussi, nous mourrons aussi, nous sommes anéantis aussi avec Gaza.
Serions-nous devenus « étrangers à nous mêmes ? »..Que sommes-nous devenus ?
Des questions silencieuses surgissent de ce livre vert aux lettres blanches et noires et son petit son triangle rouge aussi vif et présent qu‘une goutte de sang.Une seule suffirait pour reprendre vie.
Entre les lignes, on entre dans le labyrinthe des silences de l‘autrice, ses pauses, ses non-dits, ses émotions refoulées et à fleur de peau.
Le livre nous suit longtemps après l’avoir lu, comme notre ombre.
C’est ce qui rend cette traduction excellente, inoubliable d’un bout à l’autre.
(Une chronique du livre de Samira Al Khalil Journal d’une assiégée, Douma, Syrie ainsi que les Lettres à Samira de son mari Yassin al Haj Saleh suit celle-ci prochainement).