Sylvie Kandé
Mercredi en poésie avec Sylvie Kandé
Car sachez-le, sachez-le bien :
dans ma mémoire mille fleuves serpentent, et vos visages,
comme autant d’écailles, scintillent sur leurs anneaux d’argent.
Chaque soir après dîner, mon oncle, celui qui l’an dernier
est mort de jeunesse, m’invitait d’un signe du menton à aller voir
le fleuve muer.
Je ne sais plus rien du chemin, sauf que la nuit était nerveuse et parcourue de spasmes longs.
Après avoir longé les abattoirs, nous nous asseyions sur un tronc, près d’un tas de carcasses dont l’ivoire luisait sous la lune.
Tandis que Sélènè rafraîchissait son sourire à légers coups d’éventail,
lui me racontait les histoires cruelles
des caïmans bruns à l’écorce scabreuse,
cachés dans la touffeur de leurs souterrains aquatiques.
Temps, prends respect en ton décours. Les contes des défunts, leurs gestes et leurs parfums, infiniment, nous habitent.
Infiniment, leurs mots nous éperonnent.
Il y a trois sortes de fous, m’apprend le Sage : les riches qui en une heure perdent toute leur fortune ; les malheureux qui gagnent tout soudain ce qu’ils avaient longtemps convoité ; et puis moi, toi et tous les fous du signe.
Ceux-là, qu’on les enferme pour délit de délire, et c’est les murs de leur cellule qu’ils burineront
pour y faire
d
a n
s
e
r
au son de la lumière
au rythme des ténèbres
la silhouette de leurs jumeaux, de leurs doubles et de leurs démons.
Extrait de Sylvie Kandé Lagon, lagunes. Tableau de mémoire. Postface d’Édouard Glissant (2000) © Editions GALLIMARD (reproduit par permission)
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D’un coup tombait une fraîcheur
sur cette maison qui n’était pas de plain-pied
Mais on avait beau dire et faire
apprêtant déjà pagnes lourds et encensoirs
seule la lumière tremblait à se transir un peu
et les formes domptaient encore
la meute des ombres à leurs pieds
Ah l’aurais-je assez aimé
ce soubassement fait de rêves et de parpaings
où les lares alanguis aimaient à deviser !
On m’écrit qu’on l’a démoli depuis !
Qu’aux crues ses épaufrures n’ont pas cédé !
Que juré ! cette hausse
on en avait longtemps causé
Dieu ne l’avait pas voulu
le temps avait manqué !
Je ne réponds de rien
sinon du crépuscule qui s’ajournait
quand venait l’heure de vanner
Elle était mince j’étais sage
notre âge un frisson à fleur de peau
Et fluide son bras haut d’où tombait
fustigée par le vent comme l’or d’une cascade
Balle et glume un instant dispersées
tentaient furtif essain un retour
brillant au bout du compte
à la treille de ses tresses
comme des louis anciens
D’une volée de doigts
elle faisait mine de s’en déparer
se ravisait enfin
Extrait de “Quant à vanner” Sylvie Kandé Gestuaire, poèmes (2016) © Editions GALLIMARD (reproduit par permission)
La poétesse
Sylvie Kandé, écrivaine franco-sénégalaise, est l’auteure de trois collections de poésie. Gestuaire (Gallimard/nrf, 2016) a reçu le Prix Louise Labé 2017. La Quête infinie de l’autre rive. Épopée en trois chants (Gallimard, Continents Noirs, 2011) a reçu le Prix Lucienne Gracia-Vincent 2017 sous les auspices de la Fondation Saint-John Perse ; ce recueil est paru en allemand chez Matthes & Seitz (Die unendliche Suche nach dem anderen Ufer, 2021) et en anglais (The Neverending Quest for the Other Shore. An Epic in Three Cantos. Wesleyan U. Press, 2022). Lagon, lagunes-Tableau de mémoire est un texte de prose poétique (Gallimard, Continents noirs, 2000) augmenté d’une postface d’Édouard Glissant.
Une anthologie de ses textes paraîtra en allemand en 2023.
Historienne, elle a rédigé un essai sur les Créoles/Krio de Sierra Leone pour le Tome 9 de l’Histoire Générale de l’Afrique noire-UNESCO sur la base de son ouvrage Terres, urbanisme et architecture ‘créoles’ en Sierra Leone, 18e -19e siècles (L’Harmattan, 1998) Elle a aussi dirigé Discours sur le métissage, identités métisses. En quête d’Ariel (L’Harmattan, 1999), actes d’un colloque organisé à NYU. Elle a reçu le Tyler Stovall Mission Prize de la Western Society for French History.
Elle est co-éditrice de la revue PALM publiée par le Jeu de Paume.
Membre du PEN American Center et de l’Association des anciens élèves de Louis-le-grand, elle enseigne les études africaines et un séminaire sur les droits de l’homme à SUNY Old Westbury.