Taja Kramberger – Poésie
Mercredi en poésie avec Taja Kramberger
Des « Poèmes du départ »
I.
La pensée de l’exile entre en moi
presque de façon naturelle,
comme le printemps dans le pays.
Dans ce pays qui m’a enlevé tout.
Maintenant mes bourreaux veulent me réintégrer
pour recouvrir les traces de leur forfait.
Que penser du pays
où les assassins, à demi vivants,
ne te tuent pas jusqu’au bout
mais t’accordent une récompense,
t’élèvent de façon éducative ?
La bora passe par moi ;
le rite de purification à la suite de la tempête –
ses caresses soyeuses irrégulières
me ravivent.
II.
L’exile apparaît au moment
où les forces d’inertie
dans l’espace tentent
de mortifier le corps
vivant engagé.
Le corps veut vivre, se dépenser,
faire l’amour avec les autres corps,
continuer à combattre,
être mouvant, flexible, plein,
produire encore les significations.
Pour cela il cherche le milieu
où tout cela est possible, où la
pression des forces d’inertie
est moins viscérale,
moins insistante,
moins brutale.
III.
Il n’est resté rien.
Or la vie est encore là
et prononce l’alphabet de guérilla.
Aucune poussière empoisonnée,
aucun astuce,
aucune fourberie
ne peut pas le ronger.
Maintenant elle vient quotidiennement,
sans grands projets
comme une goutte dans la bouche sèche
et revive chaque jour à part.
La bora passe à travers moi ;
le rite d’épuration après l’ouragan –
sa froideur agréable me revigore.
Je suis sans foyer, j’appartiens
à la masse invisible des bannis,
retirez l’adjectif ethnique
de mon nom.
XIX.
L’homme est toujours solitaire
mais n’est unique que par moments.
Imprégnée de sel
dangereusement calme
j’attends la dernière confrontation.
Permettez donc à l’homme qu’il
vaille quelques chose par ses œuvres et ses actes
et non pas seulement par ses diffamateurs.
J’aime la poésie.
Or, je dis :
que ce poème se meurt si cela veut dire
que les gens vivrons mieux,
que la société sera plus juste
et que les obscurantistes de toutes espèces
paieront leurs méfaits.
Le poème est une main offerte.
© Taja Kramberger, Z roba klifa [Du bord de la falaise], CSK, Aleph, 2011 ;traduit par Drago Braco Rotar, 2013
Femmes, je les voulais droites et sereines
T’as demandé: n’existe-t-il pas ici
un poème qui porterait
la pluie dans le désert ?
Sonia Sanchez, « 21 haïkus pour Odette »,
Haïku matinal, 2010
J’ai dessiné les femmes par un trait
vertical ferme, je n’ai pas utilisé
la technique grossière des hachures, des contrastes et
des teintes. Je n’ai pas stylisé leurs corps.
Femmes, je les voulais subtiles,
droites et sereines, rayonnantes dans leur zénith,
avec une ombre longue de mémoire dans le rouge du soir.
J’ai voulu qu’elles-mêmes aiguisent leur raster.
Je ne leur ai pas brisé l’échine
en vertèbres isolées, je ne leur ai pas embrouillé
le regard par les promesses, par la mélancolie lavée,
de même, je ne les ai mis pas ensemble suivant le cycle lunaire.
Je les voulais cultivées, armées
des arguments comme toi, chère Madeleine,
souples mais comportant un toucher de limite,
solidaires, humaines au bord de l’abîme.
Témoins. Pas des renieuses.
Pas les outils des actes sanguinaires et des injustices.
Je n’exaltais pas leurs cœurs,
mais de même je ne chantais pas leur manque de cœur.
Je les voulais avec présence d’esprit, qu’elles soient les femmes comme la fleur est une fleur et comme l’homme est un homme quand il est personne.
Qu’elles ne gaspillent pas leurs vies, qu’elles
n’effeuillent pas les pétales avant la floraison.
D’un seul coup, je voulais la grêle gelée
de leurs préjugés refondre en larmes cathartiques.
Je voulais tout cela.
Nous faire revenir de notre hibernation dans le rire et la vie
dans un pays des apparences et des semblants.
De trop.
© TK, V tvojem objemu je prostor zame [Dans ton étreinte, il y a la place pour moi], CSK, Aleph, 2014, traduit par Drago Braco Rotar, 2014
Les yeux froids des rues désertées
Les yeux froids
des rues désertées
Les yeux froids
de l’érudition calcifiée
Les yeux froids
de la familiarité gluante
Les yeux froids
de la liberté dosée
Les yeux d’acier froid
du fusil à deux coups
pointu sur l’homme
La paume chaude
maternelle
posée
sur le front
de l’enfant
© Taja Kramberger, Z roba klifa [Du bord de la falaise], CSK, Aleph, 2011 ; traduit par Drago Braco Rotar, 2011
Nous ne sommes jamais loin de la poésie
Pour Clarisse H. qui je ne connais pas
mais qui m’a donné le titre
et le moteur de ce poème
en plein milieu d’un cours …
Le retentissement de la phrase
ayant rempli la salle
est entré en moi comme un vers.
Nous ne sommes jamais loin de la poésie
L’attouchement des sons connus
de l’imaginaire et
la pensée se met en marche,
la vie se met en marche,
le poème se met en marche.
Nous ne sommes jamais loin de la poésie
Qu’est-ce que font les syllabes de ma voix,
que font les mouvements de mes mains
avec l’encyclopédie
du mon corps ?
Les pensées me bercent,
dessinent le sujet poétique,
qui, lui, cherche le tact, le rythme et mélodie.
Et entre-temps
je suis déjà ailleurs.
Nous ne sommes jamais loin de la poésie
Longs doigts blancs
des flots fluviaux touchent à la rive
et se dissipent. Sur ma joue je sens
leurs rebonds humides.
Mes mots, ne seront-ils aussi
qu’un crachin, un rafraîchissement de visage
pour les lectrices et lecteurs de ce poème ?
Nous ne sommes jamais loin de la poésie
La beauté est dans l’immensité
des liens et états humains.
C’est la sécrétion de l’inhumanité
qui la fait belle.
Nous ne sommes jamais,
bien jamais
loin de la poésie.
Paris / Trois-Rivières, l’été 2013
(Avec gratitude à Maryse et Gaston)
© Taja Kramberger, V tvojem objemu je prostor zame [Dans ton étreinte, il y a la place pour moi], CSK, Aleph, 2014 ; traduit par Drago Braco Rotar, 2014
Notre liberté est un oiseau migrateur
Insouciante en vol au-dessus de nous,
C’est notre liberté
Comme un involucre invisible
Qui protège la graine de nos corps
Près de nous : lors du retour à l’ancien nid,
Tournant là-haut, loin de nous, elle nous mesure
D’une hauteur et s’en va dans les endroits chauds
Alors que nos corps luttent pour chaque souffle
Elle est sur la piste
De douceur rédemptrice de l’atmosphère
Et de la souplesse salée des mers lointaines
Notre liberté est un oiseau migrateur
Reviens, retourne au nid, l’oiseau migrateur,
Sans toi nos vies sont comme un fond de mer desséché.
Ton tremblement, ton battement des ailes,
Ton picotement – nous manquent
Viens-tu, qui sais éviter l’hiver et le froid,
Enseigne tes compétences
Même à nous qui n’avons pas dans notre glande pinéale
Le sens de la longueur de clarté du jour
Nous, qui sommes condamnés
À de longues périodes sombres de la journée
À la dureté glaciale d’hiver humain. L’oiseau migrateur
Notre liberté, notre espoir, rentre bientôt chez nous !
© Taja Kramberger, en temps d’épidémie Covid, 2020, inédit
La poétesse
Taja Kramberger, née en 1970 à Ljubljana, Slovénie, est une poète, écrivaine, traductrice et docteure en histoire et anthropologie historique. Avant l’exil, elle était poète, enseignante universitaire aimée par les étudiants, et chercheuse confirmée en histoire moderne et en épistémologie des sciences humaines et sociales. Auteure d’une dizaine des recueils de poésie, deux livres d’enfants, d’une pièce du théâtre et de nombreux essais et études critiques sur la littérature et la vie quotidienne. Elle a traduit en slovène des textes littéraires (dix livres) et ceux des sciences humaines et sociales (trois livres et plusieurs articles). En tant qu’historienne elle a publié quatre monographies et quelques dizaines d’articles. Entre 2001 et 2010, elle a été fondatrice et rédactrice en chef d’une revue anthropologique plurilingue Monitor ZSA (38 numéros).
Ses poèmes sont publiés en plusieurs langues (en forme de livre : en allemand, hongrois, espagnol, italien, croate, anglais ; elle est incluse dans de nombreuses anthologies et a été invitée – entre 1995 et 2013 – aux festivals de la poésie un peu partout dans le monde). Sa poésie a eu plusieurs nominations (finalistes) pour les prix littéraires en Slovénie. Parmi les récompenses reçues : 2006-prix Veronika en Slovénie, 2018-prix Simone Landry : Femmes, poésie, liberté en France (ex-aequo). En 2012, elle a été sélectionnée (par le public littéraire international) comme la seule représentante de Slovénie pour le « Poetry Parnassus » à Londres qui a réuni les poètes du monde, comme on dit, les plus aimés par ses lecteurs.
À la suite de la purge universitaire des enseignants intellectuels critiques à l’université du Littoral à Koper, Slovénie, en 2010 et à la suite de pressions de plus en plus agaçantes des instances culturelles, académiques et socio-politiques locales et nationales en Slovénie, elle s’est, avec son mari, installé définitivement en France en automne 2016. Elle y continue de travailler sur ses projets littéraires et historiques.