Annie Salager, née à Paris en 1934, vient de nous quitter mercredi 17 décembre 2025. Enseignante d’espagnol, elle est considérée comme l’une des poétesses les plus importantes de la seconde moitié du XXe siècle.
Lauréate du prix Jean Cocteau en 1973 pour La femme buisson, elle est également titulaire du prix Louise-Labé en 1999 pour Terra Nostra et du prix Mallarmé en 2011 pour Travaux de lumière. Elle était également membre du prix Roger Kowalski de la ville de Lyon.
Annie Salager était notre amie et nous pleurons sa disparition.
Annie Salager, la lumière en partage
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Nous reprenons ici cet entretien, publié le 1er octobre 2007, sous le titre : « Un ruisseau d’énergie », dans le supplément littéraire du journal La Presse de Tunisie.
Annie Salager « Un ruisseau d’énergie »
Depuis plusieurs années, le nom d’Annie Salager est intrinsèquement lié à la ville de Lyon. Impossible de s’intéresser aux événements culturels et littéraires qui s’y animent sans l’évoquer. Toutefois, Annie Salager, d’origine occitane, est nourrie des cultures méditerranéennes. Son œuvre, composée d’une trentaine d’ouvrages si l’on compte les livres d’artistes à tirage limité, jusqu’à Rumeur du monde[1], son dernier livre de poésie paru en mars dernier, témoigne de l’universalité de cette voix maintes fois comparée à une autre grande poétesse lyonnaise, Louise Labé.
A.H: Robert Sabatier écrit à votre sujet : « Elle transcende (les fluctuations de l’histoire contemporaine) par sa vision tellurique et cosmique, par son imaginaire qui la conduit à édifier des fresques baroques où apparaît la puissance du règne végétal car elle est à la fois corps et nature, souffle sensuel et rythme vital. L’ordre des mots montre sa minutieuse attention et unit des sentiments contradictoires. Ainsi, le désordre universel, les espoirs et les défaites de l’homme, le fourmillement des beautés naturelles, elle les perçoit et les restitue avec somptuosité. » (La poésie du XXe siècle. Tome 3, 1988) Que pensez-vous de ces mots qui me semblent plus descriptifs que laudatifs et, en même temps, moins descriptifs qu’explicatifs ?
Annie Salager : Cela pourrait s’appliquer à tant de poètes que je ne m’y reconnais guère. Il y a eu, depuis, des études plus justes sur mes modestes ouvrages, attachées au travail intérieur et à la nécessaire exigence qui sous-tend le poème. (Je ne suis pas Victor Hugo !)
A.H : Comment voyez-vous l’évolution de votre œuvre poétique, depuis La nuit introuvable (Henneuse 1963), livre couronné par le Prix René Blieck et Histoire pour le jour (Seghers 1968), jusqu’à Rumeur du monde?
Annie Salager : Tous mes premiers livres ne m’intéressent pas. J’étais bien jeune, mère de famille, donc occupée en premier lieu par mes enfants ; j’écrivais trop vite et n’avais pas assez de rigueur. J’ai commencé à savoir écrire – selon moi – à partir de Figures du temps sur une eau courante (Belfond). Le « talent » n’est rien, l’art est tout, c’est à dire le travail contre soi-même, la rigueur et l’exigence. La poésie est donneuse de lumière et, pour cela, est travail d’épurement intérieur, de force acquise par la dure liberté, d’exercice spirituel.
A.H : Pourquoi avoir choisi de compléter Rumeur du monde par un sous-titre, « Clarté d’espace » ?
Annie Salager : Le contrepoint dialectique à ces premières sections que vous citez dans la question suivante, et qui parlent de divers endroits du monde, est complété par des poèmes sur l’espace, la lumière, la beauté, le silence, faisant respiration.
A.H : Rumeur du monde est composé de deux chapitres. Si le premier offre au lecteur quatre sections « Photos reportages », « Affaires d’un arbre d’Est », « L’embarcadère de bout du monde » et « Les conversations sans fin », le second, lui, n’en contient qu’une seule, « Le peuple d’espace ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Peut-on parler d’une forme de desséchement ou de tarissement de la parole ou bien, au contraire, d’une concentration de la parole qui se ramasse sur elle-même en vue de se donner plus d’épaisseur ?
Annie Salager : Sûrement pas tarissement de la parole, et il n’y a pas davantage de concentration que dans les premiers ; mais au contraire j’ai retrouvé là ma veine la plus profonde, qui est de louange. De façon générale mes poèmes « noirs » ont trait à l’humain, à l’urbain, tandis que la nature me rend à la liberté, à l’approfondissement du chant du monde. En bas (en nous) la souffrance et la violence ; au-dessus (ou au dessous et partout) la musique des éléments, les sources de vie.
A.H : Vous écrivez :
« L’espace à vif depuis la lune
comment lui faire un bout de conduite
jusqu’à nous
là peut-être un ruisseau
il luit légèrement sous ma peau
mon corps étroit pour sa musique
enfumé de nuit
évapore un ruisseau d’énergie
luit un instant
me soulève
puis me glisse des mains » (p. 75)
Ce bref extrait de votre si beau livre témoigne de la richesse et de la densité de votre poésie. Haute en couleurs, en parfums, en gestes, en sonorités et en saveurs, elle invite le lecteur à faire concorder ses sens en vue d’une union suprême avec le monde, ou bien avec ce que vous appelez la « rumeur du monde ». Faut-il être poète femme pour être à même de canaliser tant d’énergie en un seul fragment de texte ?
Annie Salager : Toute poésie a du masculin et du féminin, n’est-ce pas, tout humain a du yin et du yang, pour reprendre les géniales classifications taoïstes. Si le poème est poème, il existe au-delà du sexué. Je vous remercie toutefois de votre jugement si généreux ! La rumeur du monde m’est plutôt à douleur ; l’espace et ses rumeurs me sont plutôt à bonheur.
A.H : « Cependant le langage de ceux qui se taisent a bien des façons de cheminer au-delà des petites phrases dont on croit se souvenir. Il finit par parvenir en son entier jusqu’à notre corps, nous le comprenons lentement, peu à peu, quand il coule dans nos propres veines et que nous acceptons son héritage. Il peut être une simple langue qui se verse au flot d’une autre et irrigue son espace. » Ce petit passage extrait de votre récit Le Pré des langues[2], dont le titre me fascine autant qu’il m’intrigue, m’est resté au travers de la gorge. C’est dire l’émotion que le lecteur a lorsqu’il lui arrive de voir et de se reconnaître dans les livres qu’il lit. Est-il des textes qui vous ont fait cet effet ?
Annie Salager : Les deux langues dont parle Le pré des langues étaient le français et l’occitan puisque, enfant, à la campagne (d’où « le pré ») j’ai grandi entre elles, chez mes grands-parents, dans le sud-ouest. Et je crois que tout désir de poème est recherche de la traduction d’une langue perdue dans une autre. La phrase que vous citez fait allusion aux héritages que nous recevons, lentement, sans le savoir, des aïeux, du passé qui nous emplit sûrement plus que nous ne le croyons. On s’en aperçoit peu à peu, en prenant de l’âge, et de l’oreille. Le poème cherche la flamme à la racine du mot, cherche à proférer les mots purs de la tribu dont parle Mallarmé. Langues, passé, le poème n’est-il pas traduction d’un texte inconnu du poète qui écrit parce qu’il le cherche ? Je vous remercie, Aymen Hacen, de vos questions.
Signalons également la prochaine parution aux éditions Tawbad (Tunis, Tunisie) de Gazelle et autres humains, poèmes inédits d’Annie Salager traduits en arabe par le poète syrien Saleh Diab.
[1] Annie Salager, Rumeur du monde, « Clarté d’espace », Chambéry, L’Act mem « Lire aujourd’hui, 112 pages, 13 euros.
[2] Annie Salager, Le Pré des langues, éditions du Laquet, coll. « Terre d’encre », 2001, p. 121-122.



