Poésie

Les mères au temps du Noir et Blanc

Les mères au temps du Noir et Blanc par Sonia Khader 

Fête des mères

Pour célébrer la fête des mères, Souffle inédit vous propose un texte de lécrivraine palestininne Sonia Khader

Les mères au temps du Noir et Blanc 

Un texte de l’écrivaine Sonia Khader, extrait de son roman Bab Al Abad (La porte de l’éternité)

Je réfléchis aux vastes campagnes marketing qui sanctifient la maternité et font la promotion de slogans transmis de génération en génération tels que : « Le paradis est sous les pieds des mères » ou « La mère est une école, si tu la prépares, tu prépares une nation noble ». Ou encore les chansons accompagnant ces campagnes, comme « Ma mère, mon ange, mon amour éternel ». Autant les mères ont été honorées de ce privilège élevé, autant les femmes en général ont été injustement traitées, et l’espace qui leur était accordé s’est rétréci pour devenir le summum de ce à quoi toute femme aspire pour réaliser cette affirmation. Le marketing de cette idée devenue populaire n’a pas seulement fait du mal aux femmes, mais aussi aux hommes. L’homme se retire volontairement de cette sainteté à laquelle il n’a aucun droit. Son rôle s’est limité à des tâches matérielles qui sont loin de l’émotion qui anime son cœur, malgré tous ses efforts pour le nier. Beaucoup d’entre nous passent toutes les étapes de l’échec dans leur vie sans avoir le courage, même partiellement, d’attribuer les causes de cet échec à la mère. Plus précisément, à l’idée de sanctification qui fait du tort aux enfants, aux pères et aux mères, en particulier les mères, qui tombent dans l’idée de sainteté avant même de comprendre le concept de maternité.

Les mères au temps du Noir et Blanc

Quand suis-je devenue mère, pourquoi et où est passé le temps ? Comment les mères devraient-elles être au XXIe siècle ? Quelle apparence devrais-je avoir pour être mère devant mes filles ? Mon apparence est toujours agréable et ma peau reste tendue malgré mon innocence des obsessions des poudres et des crèmes qui prolongent la jeunesse de la peau et la font paraître plus jeune qu’elle ne l’est en réalité. Ma silhouette est toujours mince par rapport à mes années qui approchent la mi-vie, et la petite fille en moi cherche une mère pour ne pas la lâcher en traversant la rue. Parfois, je me perds entre moi, ma mère et ma fille, et je me demande qui suis-je, suis-je la mère ? La fille ou les deux à la fois ? Pour réaliser une prédiction d’un monde qui peut se passer complètement de moi.

Quand j’étais très jeune, ma mère, qui n’avait pas encore atteint vingt-cinq ans, ce qui, à l’époque, était déjà âgé, si âgé que je croyais qu’elle savait tout, ce qui me rassurait et me tranquillisait, jusqu’à ce qu’elle commence à réduire ses réponses à mes nombreuses questions par un simple « Allah a’lam » (Dieu seul sait). C’est à ce moment-là que mon voyage solitaire dans le monde des questions a commencé. Je ne sais pas d’où est venue la confusion, ni à quel moment les graines du doute ont été semées dans chaque jardin, chaque forêt et chaque récipient. Et je ne connais pas la vérité de mes sentiments envers ma mère. Est-ce que je l’aimais parce qu’elle était une personne merveilleuse, ou est-ce que mon amour pour elle la rendait extraordinaire à mes yeux ?

Cet amour que nous ne comprenons pas vraiment, mais dans lequel nous excellons à mettre en pratique et à nous y engager pour ne pas en sortir, n’est rien d’autre qu’un reste d’un chapelet que personne n’a osé défaire jusqu’à présent.

Mon amour pour elle ne m’a pas laissé la chance d’examiner attentivement ses traits avant de conclure qu’elle était la plus belle parmi les mères, au point que je ressentais de la pitié pour les autres enfants, car ma mère surpassait leurs mères en beauté, en gentillesse et en intelligence. Mon amour pour elle me faisait la voir d’un point de vue étroit dans ma conscience à l’époque. Je la voyais ressemblant à Faten Hamama, et peut-être était-elle vraiment ainsi, car elle portait des vêtements similaires aux siens et coiffait ses cheveux de la même manière. Sa photo accrochée au mur lui ressemblait énormément. C’était l’époque du noir et blanc et des retouches, c’est-à-dire des ajouts que le photographe apportait à l’image pour la rendre plus belle, quand la femme (le modèle) de son imagination était Faten Hamama, et si elle était blonde, il imaginait Marilyn Monroe ou Maryam Fakhreddine. Il a fallu beaucoup de temps avant que je réalise que mon oncle, qui était un photographe professionnel, retouchait les photos à la main et avait en tête une de ces stars. Il a également fallu beaucoup de temps avant que je comprenne que ma mère, telle qu’elle apparaissait sur la photo, ne ressemblait pas vraiment à ma véritable mère, et que les couleurs qu’elle portait ne correspondaient pas nécessairement aux couleurs que Faten Hamama portait. Ma mère était de l’époque du noir et blanc, une époque où les femmes ressemblaient les unes les autres uniquement sur les photos. C’était une époque où une seule femme atteinte d’un cancer du sein quelque part dans le pays suffisait à constituer un événement tragique exceptionnel.

Les mères au temps du Noir et Blanc

L’époque du noir et blanc était une époque où les femmes étaient belles et ressemblaient à Faten Hamama sur les photos, portant des vêtements de deuil le jour de la mort de Farid El Atrash, pleurant amèrement tout en écoutant Abdel Halim Hafez chanter Maw’oud et Fayza Ahmed chanter Set El Habayeb sans aucune raison de pleurer.

C’était une époque où les femmes se rendaient chez le coiffeur à la fin ou au début de la semaine, supportant les rouleaux et les fixatifs à l’odeur désagréable et au toucher dur pour maintenir les cheveux dans la même forme le plus longtemps possible. Les cheveux étaient d’abord péniblement frisés puis fixés de manière plus proche de la momification que de la coiffure. J’observais ma mère et mes tantes, et j’étais surprise par l’idée du chignon qu’elles adoptaient lors des cérémonies officielles et des mariages, faisant ressembler leurs têtes à des nids d’oiseaux en mouvement constant. Je me demandais toujours pourquoi elles ne laissaient pas leurs cheveux être caressés par l’air et pourquoi elles ne voulaient pas avoir cette pile de paille sur leurs têtes. Mais à l’époque, je croyais que mon idée de beauté était enfantine et que je m’en débarrasserais en grandissant. Cependant, cette idée n’a pas changé, ou peut-être que je n’ai pas encore assez grandi à ce jour.

Ma mère n’était pas une femme heureuse, et je n’étais pas une enfant audacieuse à l’époque pour lui dire que je l’aimais alors qu’elle ne riait pas beaucoup. Je n’avais pas le courage de lui dire que j’attendais le moment de son rire, au point où je comptais les jours et prédisais son jour tumultueux après sa journée calme. Je ne connaissais pas à l’époque le cycle des humeurs des femmes, qui est soumis à un ensemble d’hormones, et honnêtement, si je l’avais su, je n’y aurais pas cru.

Je crois que le bonheur est une affaire intérieure, et je suppose qu’il y en a peu qui en sont conscients. J’éprouve un immense espoir chaque fois que cette idée s’enracine en moi, même si je n’attends pas grand-chose et je sais que je vais inévitablement poursuivre mon chemin jusqu’à la fin. Cependant, avec une sensation de joie, de tristesse ou de douleur plus intense.

Ma mère était une femme gentille, c’est ce que j’entendais dire, mais je ne la voyais ainsi que lorsqu’elle riait, ce qui n’était pas fréquent, comme je l’ai dit.   J’essayais souvent de justifier sa nervosité et sa mauvaise humeur, surtout en présence de mon père qui n’était pas souvent à la maison. J’essayais souvent d’expliquer le mot « gentillesse » et de justifier sa mauvaise humeur avec des explications qui n’étaient basées que sur mes propres observations.

Il a fallu beaucoup de temps pour comprendre la raison de sa mauvaise humeur sans vraiment la comprendre complètement, jusqu’au jour où je l’ai hérité d’elle. Nous, les femmes, héritons beaucoup de nos mères sans le savoir et sans réaliser la grande ressemblance entre nous et elles, jusqu’à ce qu’un jour nous soyons surpris de constater que celles qu’on voit dans le miroir ressemble davantage à nos mères qu’à nous-mêmes.

Ma mère était une femme brisée malgré ses affirmations contraires. Elle ne renonçait jamais à son sourire lorsqu’elle était parmi les gens. Elle ne retenait pas sa joie limitée pour en faire profiter ceux qui l’entouraient, ni ses maigres possessions en bijoux pour les vendre et aider quelqu’un de proche à acheter un cadeau pour sa femme lors d’une occasion spéciale. Elle traversait de nombreuses occasions sans cadeaux, dissimulant la tristesse que je voyais dans ses yeux lorsque je remarquais une bague au doigt de l’épouse de mon oncle le jour de l’Aïd.

Ma mère était une femme obstinée, prétendant être heureuse, satisfaite et bienveillante. Malgré son effort intense pour tout cela, elle négligeait mes yeux et mon cœur qui l’observaient attentivement, car elle était comme toutes les femmes. En fin de compte, elle essayait de se convaincre de sa différence en ne se voyant qu’elle-même, en n’entendant que sa propre voix et en prétendant que son récit était le plus tragique, que son cœur était le plus vaste et que sa vision était la plus précise. Elle passait sa vie à essayer de prouver cela à elle-même, car elle était la seule à ne pas croire en son propre récit.

J’étais silencieuse et très observatrice, ne me laissant pas tromper par les astuces des mères, des enseignantes ou des amies, même si j’en avais l’air. J’étais paisible et douce, ne blessant personne, mais personne ne savait ce qui se passait dans ma tête, où tout était recueilli et stocké, sans savoir pourquoi.

Traduit par Monia Boulila et Lazhari Labter

Sonia Khader

Les mères du temps du Noir et Blanc

Sonia Khader est une écrivaine et poétesse palestinienne originaire de Ramallah. Elle est membre de l’Union générale des écrivains et des auteurs palestiniens.

Publications :

  • « Pour des soleils que j’ai cachés« , aux éditions  Dar Fadaat Jordanie en 2009.
  • « Alors, Tu n’aimes pas le café ? », publié par la Maison de la poésie palestinienne en 2012.
  • « Parfumée, je vais vers lui« , Aux éditions Lazhari Labter recueil en deux langues arabe et français (traduit par Monia Boulila)
  • « La porte de l’éternité« , roman aux éditions Dar Al-Farabi
  • « Le chien de garde triste« , roman aux éditions par Dar Al-Farabi juin 2019.
  • « La boîte de chaussures« , roman aux éditions Dar Ibdaa juillet 2021.

Elle a participé à plusieurs formations et ateliers d’écriture de scénarios, de grammaire, de déconstruction du texte littéraire et de critique. Elle a également participé à plusieurs rencontres et séminaires sur divers sujets tels que « L’impact de Facebook sur les relations humaines et la communication » et « Les obstacles et les conséquences de la créativité féminine ». Elle a participé à des rencontres de poésies et des festivals en Jordanie, au Liban et en Tunisie. Elle publie des  articles, textes et critiques dans de nombreux journaux et des revues en ligne, tels qu’Al-Quds Al-Arabi, Al-Hayat, Al-Londoniyya, Al-Hadath Al-Jasrah, Al-Thaqafiyya, et d’autres sites culturels.

 

Photo de couverture : Fatma El Gaied Boulila, crédit photo @Monia Boulila

Sonia Khader

Poésie

Lire aussi 

Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *