Stéphane Juranics invité de Souffe inédit

Lecture de 29 min
Stephane Juranics - Photo : Flavian Dubourget

Le poète lyonnais Stéphane Juranics évoque l’origine de son écriture, la forme fragmentaire, la mémoire et le rôle de la poésie aujourd’hui, dans un entretien approfondi avec Grégory Rateau.

Stéphane Juranics, écouter le monde par fragments 

Entretien conduit par Grégory Rateau

Grégory Rateau est allé à la rencontre de Stéphane Juranics, poète lyonnais d’origine hongroise né en 1969, dont l’écriture mêle souffle lyrique, conscience politique et attention aiguë au monde sensible. Ses recueils – parmi lesquels Exister de vivre suivi de Bribes du dehors et Silence du temps – tous publiés à la Rumeur libre, explorent la tension entre le réel et l’intime, dans une langue à la fois dense et traversée de lumière.

G.R. : D’où vient votre vocation de poète ? Quels ont été les premiers déclencheurs, les lectures, les rencontres ou les événements qui ont fait naître ce besoin d’écrire ?

Stéphane Juranics : En réalité, il n’y a pas vraiment eu pour moi d’élément déclencheur, en tout cas d’élément directement relié à la poésie. Pas non plus de signes avant-coureurs, annonciateurs d’une quelconque inclinaison pour la poésie, du moins rien de conscient. J’ai écrit mon premier poème en juin 1987, à l’âge de 18 ans, à la fin de l’épreuve de mathématiques du Baccalauréat littéraire, la dernière épreuve des examens. Ayant terminé mon devoir en avance, j’ai soudain noté ce poème sur le coin d’une feuille de brouillon, où, de façon surprenante, il a littéralement jailli, d’un coup, sans prévenir. J’y exprimais – mu par un vif sentiment de délivrance à l’issue des examens clôturant la scolarité – ma lassitude du monde tel que je le percevais à l’époque mais également mon amour de la beauté pure du réel et ma foi en l’homme. En quelques secondes je suis ainsi passé de quelqu’un qui n’avait jamais pensé écrire un jour, et encore moins des poèmes – moi qui lisais assez peu de poésie, et presque uniquement les auteurs étudiés au lycée -, à quelqu’un qui en avait écrit un et désirait en écrire d’autres. Dès la rentrée suivante, je me suis en effet lancé dans la composition de nouveaux poèmes — mais aussi d’une prose poétique non conservée – que je tapais sur une vieille machine à écrire mécanique. A la fin de l’année 1987 j’avais ainsi déjà produit une quinzaine de poèmes. Et dès lors je n’ai plus jamais cessé d’écrire, ni de lire des poètes tant classiques que contemporains, à commencer par Charles Juliet. Pour être tout à fait honnête, je dois quand même dire que durant toute mon enfance j’ai baigné dans la culture et les arts, ayant suivi des cours de piano, de solfège, de dessin (il me reste deux carnets de croquis réalisés en Algérie, où j’ai vécu de 1978 à 1982), ayant été initié à la guitare par l’un de mes instituteurs et ayant réalisé, à partir de l’âge de onze ans, de nombreuses bandes dessinées dans lesquelles je soignais tout particulièrement les dialogues. J’ajoute que ma mère, qui était professeure d’histoire-géographie, nous a toujours entourés de livres, mon frère et moi. Une dernière précision (pardon d’être si long) : bien après avoir commencé à écrire, j’ai appris que mon père, lorsqu’il avait dix-huit ans, avait fondé une petite revue de poésie dactylographiée avec quelques camarades du lycée de Pécs, en Hongrie, où il était en classe de terminale littéraire (il ne m’en avait jamais parlé ; il faut dire qu’il est décédé en 1982, alors que j’étais âgé de treize ans). Mon penchant pour la création artistique remonte donc à l’enfance. Quant à ma vocation poétique à proprement parler, qui sait, peut-être m’a-t-elle été transmise sans le vouloir, et sans que je le sache – dans le secret des gênes -, par mon père ?

G.R. : Dans Exister de vivre / Bribes du dehors, vous mêlez poèmes du confinement, fragments du réel et formes brèves. Quel cheminement vous a conduit à cette architecture double, et comment compose-t-on « exister de vivre » quand le dehors et le dedans se brouillent ?

Stéphane Juranics : Exister de vivre suivi de Bribes du dehors est un livre double qui a failli être un double livre. En effet, il est composé de deux parties que je pensais d’abord publier séparément, en deux ouvrages distincts. Mais Thierry Renard et Andrea Iacovella, responsables de La rumeur libre éditions, ont eu l’idée de les réunir en un seul volume – ce qui est, je crois, une très bonne idée, car ces textes poétiques présentent une cohérence d’ensemble à la fois dans leur langue, leur rythme et leur orientation sémantique.

La première partie, « Exister de vivre », regroupe des poèmes écrits pour la plupart ces dernières années. Certains font écho, effectivement, à la période de confinement – ce temps de silence assez assourdissant que nous avons connu en 2020 et 2021, mais un silence habité par tous les infimes bruissements du réel, de la nature, auxquels nous ne prêtions plus vraiment attention et que nous avons recommencé à entendre à cette occasion. La suite de ces poèmes vient en célébration du retour à la vraie vie qu’a constitué la sortie du confinement – d’où le titre de cette première partie. Mais ils témoignent également des secousses et de la fureur qui ont, hélas, à nouveau très vite saisi le monde après la fin de la pandémie. Ils résonnent notamment des bruits de la guerre, qui a malheureusement très vite repris ses droits comme on le sait.

La deuxième partie, « Bribes du dehors », réunit quant à elle des fragments poétiques – aphorismes, haïkus et autres – allant de l’année 1996 à aujourd’hui et qui sont extraits de mes carnets. Depuis 1990, j’utilise en effet des carnets pour y consigner sur le vif des pensées, des souvenirs, l’observation de moments de vie, des bouts de poèmes laissés à l’état de brouillons, etc. Il y a quelques années je me suis aperçu qu’il pourrait être intéressant, donc, d’extraire de ces carnets les formes poétiques brèves qui y étaient disséminées çà et là entre des notes plus longues, plus narratives ou plus réflexives. Ces fragments poétiques plus spontanés que mes poèmes au sens strict (qui sont en général assez travaillés) révèlent je crois un autre aspect de mon écriture ainsi que mon évolution personnelle et poétique au cours de ces presque trente dernières années. Ils dévoilent un peu de mon intimité de jeune (puis de moins jeune) poète en prise avec mon époque et aux prises avec les exigences de l’écriture.

 G.R. : Silence du temps semble tisser un dialogue entre mémoire intime et mémoire collective, entre l’histoire familiale et les blessures du monde. Comment trouvez-vous cet équilibre entre l’expérience personnelle et la parole universelle ?

Stéphane Juranics : En fait il se trouve que mon histoire personnelle et familiale est étroitement imbriquée dans l’Histoire collective. Mon père, qui était donc Hongrois, a activement participé à la Révolution d’octobre 1956, lançant des cocktails molotov sur les chars soviétiques dans les rues de Pécs. Repéré par les autorités communistes il a dû fuir le pays et s’est retrouvé en France en 1957, après être resté six mois dans un camp de réfugiés hongrois dans la Yougoslavie de Tito. (Il n’a pu retourner en Hongrie – pour de très courts séjours – qu’à partir de 1979.) Du côté maternel, mon arrière-grand-père – un Français marié à une Roumaine – est mort jeune d’une maladie des poumons en Roumanie quelques années après la fin de la Première guerre mondiale au cours de laquelle il avait inhalé des gaz. Son épouse est alors venue déposer son fils – mon grand-père maternel, devenu plus tard pupille de la Nation – en France et est rentrée en Roumanie en ne gardant que sa fille auprès d’elle pour des raisons économiques. Mon vécu familial est ainsi intimement marqué par les multiples tragédies du XXe siècle. Il m’en est resté un profond sentiment d’exil, et même de double exil, la mort prématurée de mon père m’ayant également privé, justement, de pans entiers de mémoire familiale. C’est la raison pour laquelle je suis particulièrement sensible aux « blessures du monde », comme vous le dites, notamment au sort de tous les exilés de l’Histoire contemporaine. Des exilés sociaux, aussi, c’est-à-dire de tous ceux qui sont exclus de la société elle-même et qui survivent à peine, dans la fange noire de la marge – anges déchus du rêve consumériste de notre civilisation marchande. Sans oublier les exilés intérieurs, les bannis de l’âme – cette cohorte d’ombres errant par millions dans la nuit d’une existence dénuée de sens et de lumière. Je me retrouve donc toujours en empathie profonde avec l’humanité souffrante à laquelle j’appartiens corps et âme. Ecrire est avant tout pour moi traduire en poème les cris du monde, transcrire en une « parole universelle » la répercussion dans mes entrailles de la langue sans mots du réel, c’est-à-dire ce que j’éprouve face au réel – ces murmures ou hurlements le plus souvent silencieux poussés par chaque être, chaque lieu que je croise ou traverse sur le chemin cahoteux de l’existence. Il n’est pas jusqu’au moindre nuage ou la moindre pierre dont je ne ressente le besoin de transposer le soupir secret, car celui-ci trouve en moi d’intimes résonances, fait écho à mon « expérience personnelle », me dit l’errance que nous sommes tous et chacun fondamentalement sur cette terre. De toute façon, lorsqu’on se prétend poète, je ne vois pas comment l’on pourrait s’abstraire des réalités du monde dans lequel on vit, comment l’on pourrait ne pas s’en faire la caisse de résonance à travers la pulsation rythmique des mots que l’on écrit.

G.R. : Le titre Bribes du dehors évoque la fragmentation, le hors-champ, l’instant saisi. Pour vous, quelle place occupe la forme fragmentaire dans votre écriture ? Est-ce une manière de répondre à la discontinuité de notre époque ?

Stéphane Juranics : Oui, « l’instant saisi », c’est cela. Cette partie de mon nouveau livre intitulée « Bribes du dehors » réunit effectivement des formes poétiques courtes qui relèvent d’une écriture inscrite dans une sorte de brièveté mentale. Ce sont des fulgurances de la pensée, des petits blocs d’intensité verbale tentant de saisir intuitivement quelque chose sur le champ – une notion abstraite ou la vérité d’une situation vécue -, sans trop réfléchir et quasiment sans revenir dessus après coup. Il s’agit de formules aphoristiques aussi bien que de poèmes concis notés tels quels dans mes carnets sans pratiquement avoir été retravaillés depuis, donc – contrairement à mes textes plus longs qui nécessitent en général un certain nombre de retouches. J’ai souhaité les publier ainsi afin de conserver leur dimension spontanée et, aussi, afin de livrer une part de moi peut-être encore plus intime et personnelle que ne le laissent entrevoir mes poèmes. Mais, pour dire vrai, je n’accorde pas une très grande importance à la forme que prennent mes différents écrits. Fragments, poèmes en vers ou en proses, proses poétiques, il s’agit toujours pour moi d’un seul et même souffle d’écriture, d’une même traduction instantanée des ressentis, d’un même rythme instinctif issu de la respiration du corps, d’une même réponse inlassablement renouvelée à l’urgence d’exprimer ce que je suis face au monde qui m’entoure. Bref, ce qui compte le plus pour moi c’est l’instant où la phrase surgit dans son intensité première, intuitive et viscérale. Qu’elle s’insère ensuite dans un texte plus ample et abouti ou reste seule, en l’état, peu importe à mon sens. Sa force, son authenticité, sa vérité profonde seules comptent à mes yeux. Ce qui est sûr, c’est que dès 1987, année où j’ai commencé à écrire, j’ai produit ce genre de fragments poétiques au milieu de poèmes plus longs. Cela correspond sans doute à des moments de l’esprit, qui parfois prend le temps d’élaborer de longs développements de pensée et qui, parfois, dans une sorte de transe extralucide, n’émet que de brèves sentences condensées comparable à des « synthèses de foudre », pour reprendre l’expression de Patrick Laupin.

Plus profondément, je pense fondamentalement qu’on ne perçoit que par bribes ce que le monde nous dit en secret dans une langue sans vocable. Il faut se taire pour l’entendre, déchiffrer ses hiéroglyphes tatouant l’intérieur de la peau. Il faut se concentrer à l’extrême – c’est-à-dire en s’oubliant totalement dans l’immersion en soi puis dans le surgissement de la pensée intuitive – pour les retranscrire en chant scandant ce qui ne peut pas toujours être dit, faire passer dans les mots, sans trop le dénaturer, ce qui n’est ni réellement audible ni immédiatement compréhensible par l’esprit. D’une certaine façon, toute écriture poétique ne peut être que fragmentaire, dans le sens où elle ne peut pas faire semblant d’être sûre de ce qu’elle a à dire, vu que l’essentiel de ce qu’elle aurait à dire est indicible par le langage ! Un discours trop savamment agencé ne parviendra jamais à se faire la translation du murmure sibyllin du réel ni des soupirs que pousse dans l’ombre une humanité ne pouvant pas toujours exprimer ce qu’elle éprouve au fond d’elle. L’écriture par fragments est peut-être aussi pour moi une manière de répondre, plus encore qu’à « la discontinuité de notre époque », à l’éternelle « discontinuité » du temps, à son cours chaotique et sinueux fait d’aléas, de ruptures, dans les incessants soubresauts de cette loi d’imprévisibilité absolue qui gouverne l’univers. Le chaos constitue la matière même du temps, dans laquelle rien n’est stable ni mesuré, formellement ordonné. Donc toute parole qui prétend un tant soit peu dire « le vrai de la réalité », pour reprendre la formule de Jean-Pierre Siméon, ne peut en aucun cas être elle-même exagérément structurée. Dans mon écriture je suis ainsi passé, à une certaine époque, par une étape de déstructuration syntaxique, et même d’abandon de la ponctuation, afin de sortir du carcan imposé par les règles régissant le langage. Règles qui enferment la parole vraie, la parole poétique, libre d’aller et venir là où elle le souhaite, comme elle le veut, comme elle le peut, libre aussi de se taire, de n’aller nulle part, de se retourner sur elle-même, de repartir, lentement ou d’un bond, etc. L’important est de rester toujours au plus près de soi, de transposer les ressentis jusqu’aux impressions les plus fugaces qui nous habitent en s’attachant à les trahir le moins possible, et ce en quelques mots parfois.

G.R. : Vous accordez une grande importance à la lecture publique, à la voix, à la scène. Quelle est, selon vous, la place de l’oralité dans la transmission de la poésie contemporaine ?

Stéphane Juranics : C’est vrai que depuis une trentaine d’années, j’ai effectué de très nombreuses lectures publiques de mes textes, souvent dans le cadre de festivals ou de cycles organisés par des structures dévolues à la poésie. J’ai moi-même organisé avec le poète Georges Hassomeris et le Collectif (SIC) un cycle de lectures au bar Le Phœbus à Lyon, de 1999 à 2004, ainsi que le premier Marché de la poésie de Lyon dans le cadre officiel du Printemps des poètes en 2003 et 2004. J’accorde effectivement une certaine importance à ce que le public puisse rencontrer des auteurs en chair et en os. A ce qu’il puisse les écouter lire leurs propres textes, avec leur propre souffle, dans le rythme naturel de leur voix. Cela constitue, me semble-t-il, une expérience assez unique et toujours émouvante. Car les poètes ne sont pas des professionnels de la lecture, montent sur scène comme ils sont, avec leurs propres failles, sans chercher outre mesure à faire des effets vocaux, sauf dans de rares cas où l’on se rapproche alors de la performance. En tout cas, dans une lecture publique, les mots sortent du papier, passent par les lèvres du poète d’où ils se détachent pour flotter dans l’air comme les volutes d’une fumée de cigarette, emplissent le silence de leur brume sonore et viennent résonner aux oreilles de l’auditoire peut-être encore plus intensément qu’ils ne le feraient dans la solitude de la lecture à domicile, un livre en main.

G.R. : Que peut, selon vous, la poésie aujourd’hui ? À quelles urgences répond-elle encore ?

Stéphane Juranics : A une triple urgence selon moi : réapprendre à chacun à nommer par soi-même la réalité pour en apaiser l’impact souvent douloureux au creux des chairs ; maintenir vivante la communauté ouverte d’une humanité pensante par le partage des mots vrais et l’échange attentif des voix ; réenchanter la vie par la beauté pure d’une parole intime et universelle révélant le monde à lui-même et le transformant au moyen de son rythme signifiant.

G.R. : Lyon occupe une place essentielle dans votre parcours. Que représente pour vous la scène poétique lyonnaise actuelle ? Y sentez-vous une continuité, un renouveau, une forme d’énergie particulière ?

Stéphane Juranics : En effet, j’ai la chance de participer pleinement à la vie poétique lyonnaise depuis maintenant plus de trente-cinq ans. De grandes « anciennes » et de grands « anciens » nous ont récemment quittés, comme Marie-Ange Sebasti, Charles Juliet, Roger Dextre, François Montmaneix, Marc Porcu, Georges Hassomeris ou André Blatter, que j’ai tous bien connus et avec qui, pour la plupart en tout cas, j’ai effectué de nombreuses lectures publiques. Toute une nouvelle génération est arrivée ces dernières années, notamment féminine, apportant un souffle nouveau sur ce genre littéraire en perpétuelle régénération, et c’est une très bonne chose ! L’énergie est effectivement le mot qui me semble le mieux caractériser la scène poétique lyonnaise actuelle, entre continuité (que représente, par exemple, un auteur comme Hervé Micolet) et renouveau avec parfois de très jeunes autrices ou auteurs en devenir.

G.R. : Votre collaboration avec Thierry Renard, poète et éditeur, traverse toute votre trajectoire. Comment décririez-vous ce compagnonnage ? Qu’apporte, pour vous, cette fidélité éditoriale et amicale ?

Stéphane Juranics : Effectivement, je connais Thierry depuis 1989. Il me faudrait beaucoup, beaucoup de place ici pour dire ce qu’il représente pour moi – plus qu’un ami, un deuxième grand frère — ou ce que je lui dois – à peu près tout sur le plan littéraire. Thierry est le premier (avec Alain Wexler pour la revue Verso) à avoir publié, dès 1989, quelques-uns de mes poèmes dans la revue Aube Magazine, qu’il avait fondée et dirigeait alors. Depuis, nos chemins n’ont jamais cessé de se croiser, de s’entrelacer, ont toujours suivi une même direction, tendus vers un même horizon, celui de la poésie. Après mes trois premiers recueils publiés à La Bartavelle éditeur (j’en remercie encore ici vivement le fondateur et directeur, Eric Ballandras !), Thierry a publié mes quatre ouvrages suivants, d’abord aux Editions La passe du vent puis à La Rumeur libre éditions. Mais Thierry est avant tout poète, et c’est en tant que poètes que notre « compagnonnage » prend tout son sens. Durant toutes ces années nous avons vécu tant de moments poétiques intenses – notamment d’innombrables lectures publiques en commun – et partagé tant de péripéties de vie (notamment nocturnes, et pas toutes avouables) qu’il serait impossible ne serait-ce que d’en faire le décompte. Sans parler du grand nombre d’auteurs – anciens ou contemporains – dont Thierry m’a fait découvrir l’œuvre ou que j’ai pu rencontrer grâce à lui. Une telle « fidélité éditoriale et amicale », pour reprendre votre formule si juste, est somme toute assez rare, je pense. Elle m’apporte en tout cas une joie jamais démentie dans la fraternité de l’échange et une grande confiance dans ma propre activité créatrice, constituant pour moi les fondations sur lesquelles bâtir sereinement mon œuvre livre après livre.

G.R. : Dans vos poèmes, le réel se manifeste à travers des images fortes : la pierre, le vent, la pluie, la lumière. Comment la poésie vous permet-elle de « faire exister » ce réel, de lui redonner une voix ?

Stéphane Juranics : C’est tout à fait cela. A travers mon écriture, je cherche avant tout à « redonner une voix » au réel, à me faire le porte-parole de ce qui n’a pas de voix, ou de ce dont on n’entend pas la voix. C’est là pour moi le rôle dévolu au poète : faire parler le monde à travers ses mots. Quand je dis « le monde », je pense aux êtres, aux lieux, aux choses, aux évènements, aux phénomènes – y compris à ce qui est à peine perceptible comme la rosée sur l’herbe ou une toux lointaine derrière une porte ou un mur. Si l’on se laisse envahir pleinement par la sensation pure de ce qui nous environne, on peut alors en restituer la pulsation intime à travers le poème et, d’une certaine manière, le faire exister – car rien n’existe véritablement de ce qui n’a pas de nom.

G.R. : Comment imaginez-vous la suite de votre travail poétique ? Y a-t-il de nouvelles formes, de nouveaux territoires, que vous souhaitez explorer ?

Stéphane Juranics : Comme je le disais plus haut, je ne sais jamais à l’avance ce que va donner un texte, où vont me mener les mots que je laisse s’inscrire sur la page. En général j’écris un texte, puis un autre, et encore d’autres, et lorsque j’en ai suffisamment pour les réunir dans un livre, je leur cherche un titre et les propose ainsi à mon éditeur. Mais, pourquoi pas, un jour, expérimenter de nouvelles formes, explorer de « nouveaux territoires » d’écriture, me lancer par exemple dans une prose au long cours, une sorte de récit à vocation poétique mais teintée de narration, je ne sais pas. J’ai en tout cas le projet de publier prochainement mes carnets, dont le plus ancien remonte donc à 1990 et que j’ai réunis dans un ensemble volumineux pour le coup très différent des recueils que j’ai fait paraître jusqu’à ce jour. De même que l’existence, l’écriture est un chemin dont on ignore où il mène, un chemin qui, comme le dit Machado « se fait en marchant ».

Extraits Exister de vivre :

quel est ce cri
à peine audible dans la nuit
il faut se taire
pour entendre son écho
s’élever sans fin
jusqu’au faîte du firmament
est-ce lui que l’on perçoit
dans le murmure des grillons
dans le froissement des feuilles d’érable
ou dans le chant des chardonnerets
annonçant l’aube des longues journées d’été
annonçant l’ombre des longues journées d’attente
si l’on ouvre
l’enveloppe du silence
le bruit de fond du monde
y froisse le papier de l’air
rumeurs à bas bruit
de circulations proches ou lointaines
abeilles au fil de l’herbe
vent sur le réseau des branches
passereaux dans les couloirs du ciel
un fourmillement de sons
aux ondes inscrites en nous
comme la lumière sur la peau
l’oreille alors emplit chaque bruissement
de son interne réverbération
que renvoie la pensée
par-delà toute apparence
dans les replis du jour.

Grégory Rateau
Lire aussi
Poésie
Partager cet article
Suivre :
Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
Aucun commentaire