Poésie

Zaher al-Ghafri ou la quête de l’universel

Zaher al-Ghafri ou la quête de l’universel

Les jeudis d’Hyacinthe

L’éditeur italo-européen MREditori  semble faire des lettres arabes l’un de ses fers de lance, puisqu’en à peine quelques mois poètes et romanciers d’Orient ont été traduits en italien et en français, et, dans la même foulée, publiés. À ce titre, nous reviendrons sous peu à cette aventure littéraire et éditoriale grâce à l’entretien que le traducteur, arabisant chevronné et éditeur Antonino d’Espositoa bien voulu nous accorder.

Le premier livre en français du poète omanais, Zaher al-Ghafri

Aujourd’hui paraît le premier livre en français d’un excellent poète omanais, Zaher al-Ghafri, sous le titre évocateur – tenez-vous bien −, d’Une fleur devant la porte de Mallarmé et autres poèmes. Le titre est aussi évocateur que prometteur, d’autant plus que le poète, préfacé ici par Adonis, de par sa culture universelle, ses nombreux voyages et ses séjours à l’étranger, notamment en Occident, du Maroc où il a fait des études de philosophie, à Malmö en Suède où il réside aujourd’hui, en passant par la France, l’Espagne et les États-Unis, pays où il a vécu, semble nourrir une culture universelle, entre poésie et philosophie, ouverture et quête du savoir.

Lisons, pour nous en rendre compte, des extraits de cette poésie écrite certes en arabe, mais aux multiples accents universels :

Élégie de William S. Merwin

Où es-tu désormais Merwin

Après toi la lune s’est éteinte sous

Les rideaux fermés et le ciel n’est plus

Fleuri par les oiseaux

Malgré cela c’est comme si j’entendais la voix

De l’ibis chauve sur l’arbre

Pendant que des marins dorment

Sur la plage

Je me rappelle les couronnes de fleurs dans le jardin

Derrière ta porte à Haiku à Hawaï

Je me rappelle les phares qui t’ont accueilli

À bord des bateaux de vent

Quand la terre ferme était sujette à des

Doutes nombreux

Sans avoir peur le fil se noue dans la forêt

Vraisemblablement des esprits se réveillent

Devant un puits abandonné

Sous le pont en bois coule

L’eau de la fleur d’oranger

Et cette chose qui s’est inclinée

À l’intérieur de la salle

Était-ce ta voix voltigeant

Dans l’ombre

Le soir était-il

À ce point clair parmi les étoiles ?

Puis dis-moi comment nous nous sommes retrouvés

Sous la pluie de la nuit sur l’estrade

Vide

Pendant que les oiseaux et les insectes de la terre

Te faisaient leurs adieux

New York te faisait ses adieux avec les pauvres

Des gratte-ciel

Qui sait peut-être la mort était-elle dans les yeux tristes

Quand l’ange t’a emmené

Dans son pays libre

Merci à la parole qui a traversé

Les fleuves pour élire demeure

Dans la boue des rives

Il nous faut désormais

Lever l’éclair de genoux inconnus

Sans nous contenter d’un printemps qui immigre

De la poigne du gardien des escaliers

Comme si Merwin tu connaissais

La taverne de Gary Snyder dans les océans

Pleins d’épidémies

C’est le corps quand il se crée

Pour lui-même une vie supplémentaire

C’est l’hiver

Il neige sur une épitaphe

Pour amollir les os

Ta main ne tisse plus rien d’autre que la terre

Parlez étrangers du poète

Qui dort sous les ombres

La lune s’est éteinte

Comme jamais

Des minarets qui tournent leurs coupoles en direction du non-lieu

C’est là-bas que tu as veillé sur l’herbe au pied des filles des rois

Mais tant de maux dans le vent du soir

Qui voile les cendres de la planète

Tu étais seul à attendre

Au bord d’un gouffre

Un train qui n’allait pas arriver

Partis sont ceux qui se sont salués eux-mêmes

Ils se sont endormis

Et tu es resté seul

Pensant au vide et aux fissures

Qui apparaissent dans les profondeurs de la mer

Non par fatigue d’une vie délicieuse mais du sang des pierres dans les champs de guerre

Merwin dors maintenant le monde ne se sauvera pas

Lui-même

Nous devons applaudir les arbres

Où ils se trouvent

Et laisser une perle sur une pierre

Sans doute le nom de William S. Merwin est-il peu connu des lecteurs arabophones et francophones. N’était-ce pas le cas pour le dernier Nobel de littérature, attribué à l’Américaine Louise Glück ? C’est que nous avons tant à découvrir et, dans le poème précédent, nous voyageons, nous partons vers des lieux inconnus, en quête de saveurs, de parfums et d’expériences tous inédits. William S. Merwin, lui aussi Américain, né en 1927 à New York et décédé en 2019 à Haiku à Hawai, a été lauréat du prix Pulitzer en 1971. Considéré comme francophile, « poète lauréat » des États-Unis et altermondialiste, le poète Zaher al-Ghafri l’a rencontré à plusieurs reprises. Il en va de même de Gary Snyder, dont il est également question : né en 1930, continuateur de la pensée de Thoreau, est lui-même lauréat du prix Pulitzer en 1975.

Voilà, Zaher al-Ghafri, tel « un Petit-Poucet rêveur », selon la belle formule de Rimbaud, sème des mots qui germent car la traduction française est très réussie et, annotée par le traducteur, elle se trouve enrichie par un entretien inédit avec le poète, question de brosser son portrait par la même occasion.

De même, composé de vingt et un poèmes, comme pour saluer l’année en cours, Une fleur devant la porte de Mallarmé et autres poèmes est un recueil qui inscrit Zaher al-Ghafri dans le droit fil de la poésie arabe moderne, celle qui a renoncé à la rime et aux mètres classiques, mais pas à la musicalité, au sens du rythme, du chant même, au sens lyrique du terme. En cela, il se trouve être le digne continuateur de Sargon Boulus, immense poète et traducteur irakien, né à Habbaniyyah en 1944 dans une famille assyrienne et décédé à Berlin le 22 octobre 2007. Enterré au cimetière de Turlock à San Francisco aux États-Unis, il est le traducteur du Prophète de Gibran en arabe et de maintes œuvres des plus grands poètes anglo-saxons et américains. Ce génie, Zaher al-Ghafri lui rend hommage avec un poème des plus émouvants, où il est question d’ivresse, d’amitié et de poésie :

Une arrière-scène pour Sargon Boulus

À Lodève après l’accolade as-tu un lieu Zaher ?

As-tu la bouteille perdrix ?

Cet oiseau qui chante comme une église ?

Est-il un endroit où chanter

Et boire pour nous adresser à cette nuit morte ?

Ces tavernes sont-elles semblables à celle de Siduri ?

Je souhaite boire la vie du creux du puits

Regarde voici l’artiste français

Malaxant la terre et distribuant les morts dans les arrière-rues

As-tu un endroit une pause

Un salon d’été pour boire et nous rappeler les hivers de Bagdad ?

La poésie est un loisir maudit ami mien

Seul j’ai été abandonné en forêt

Et tout le monde dort maintenant devant le fleuve

Mais dis-moi

Quand boirons-nous cette triste perdrix ?

Cette icône chancelle sur la table

Laisse-moi d’abord allumer cette maudite cigarette…

Vois-tu Zaher comment ils nous fabriquent les tombes

Avant notre naissance même

Laisse-moi te parler de Gary Snyder

Qui a visité et écrit sur Oman

Dans les années cinquante

C’est lui qui a parcouru les mers et écrit RipRap…

Comme on peut le lire − de Lodève, où se tenait un important festival de poésie, à Oman où est passé Gary Snyder, l’ami de William S. Merwin, traduit par Sargon Boulus, en passant par le Babylone de Siduri, qui, selon la précieuse note du traducteur, est un personnage féminin de l’épopée de Gilgamesh (tenant une taverne, sa figure est associée à la fermentation et à une sagesse profonde liée à l’alcool)−, la poésie de Zaher al-Ghafri est à son image, oscillant entre légèreté et gravité, nostalgie et espoir en l’avenir, avec, encore et toujours, cette foi en la poésie. Autant dire que cette œuvre est à lire et à relire, d’autant plus que nous apprenons par l’éditeur et le traducteur qu’un deuxième volume est à venir, sous le titre non moins évocateur des Délires de Napoléon

Zaher al-Ghafri, Une fleur devant la porte de Mallarmé et autres poèmes, traduit de l’arabe (Oman) par Aymen Hacen, préface d’Adonis, Caserta, Italie, MREditori, édition bilingue arabe-français, 102 pages, 10 euros, ISBN 978-88-31251-27-3.

Crédit photo de couverture : Koutaiba.jpeg

Livre 

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