Né à Tunis le 21 juin 1940, ancien élève du collège Alaoui, ingénieur agronome, médecin psychiatre, psychanalyste et philosophe, Gérard Haddad a publié récemment À l’origine de la violence : d’Œdipe à Caïn, une erreur de Freud ? et Archéologie du sionisme, chez Salvator, respectivement en 2021 et 2024.
Entretien avec Gérard Haddad : « Une kina pour le peuple palestinien »
Les jeudis littéraire d’Aymen Hacen
Chez Le Passeur Éditeur, à Paris, Éloge de la trahison. Lettres enflammées sur le devenir d’Israël a vu le jour en janvier 2025. Quelques semaines plus tard, une édition tunisienne de cet ouvrage a paru chez Cérès, précédée de « Lettres à mon lecteur tunisien ».
Rencontre
A.H : Tu nous imposes naturellement et fraternellement le tutoiement, puisque tu écris dans ta « préface », intitulée « Lettre à mon lecteur tunisien » : « Enfant de mon inoubliable pays natal, nous nous connaissons, nous nous apprécions, nous avons partagé l’huile des oliviers du Sahel, les dattes des oasis et le jasmin des jardins. Nous pouvons donc nous tutoyer. »
Pourquoi cette liberté que tu t’accordes ? Est-elle nécessaire dans le contexte actuel ?
Gérard Haddad : Nécessaire, je l’ignore. Le texte m’est venu ainsi, dans l’émotion, après avoir appris que mon livre serait publié et lu en Tunisie. J’ai avec ce pays où je suis né et où j’ai grandi, avec ses habitant(e)s, une relation très forte, que je qualifie de symbiotique. Si j’aime écrire, c’est à cause de ces moments d’inspiration qui me tombent dessus, qui me ravissent. Je les appellerais les moments Djibril. Maimonide, ma référence, soutenait qu’il y a en chaque homme une étincelle de prophétie. Ce livre est né d’un moment pareil, jailli de la douleur, du scandale ressenti devant le sort imposé à ces êtres humains admirables qu’on appelle Palestiniens, mes frères en humanité. Ce qu’ils subissent est intolérable. Ils sont devenus pour moi, par leur résistance, l’humanité même.
A.H : Un peu plus loin, tu écris ceci qui nous semble courageux parce que chargé de pensées et d’émotions : « Je suis juif et j’aime ma foi, ma culture juive, mon histoire juive parmi les nations du monde. J’aime nos prophètes de Moïse à Jérémie et ce vieil homme de Jérusalem, Yeshayahou Leibowitz, à qui j’adresse ces lettres et qui qualifiait la politique israélienne de judéofasciste, voire de judéonazie. Cet homme de Dieu ne recula pas devant ces mots. Aussi, ce que la soldatesque israélienne fait depuis 15 mois à Gaza met mon âme à l’agonie. »
Est-ce cela que vous appelez « trahison », comme Leibowitz (1903-1994) lui-même qui déclarait : « Je veux qu’on me considère comme traître à toutes les valeurs qui dominent en ce pays » ?
Gérard Haddad : C’est évidemment cela. Le lavage de cerveau imposé par le sionisme au peuple juif est inouï. Le sionisme est une prison de l’esprit, un poison mortel de l’âme juive. Je dois à Leibowitz, un juif très pieux, de m’avoir aidé à briser les barreaux de cette prison et d’aller au devant de tout homme qui respecte l’humanité, ce que le sionisme ne tolère pas, et d’abord au devant des Palestiniens, de mes frères arabes avec lesquels je partage tant de choses. Le sionisme a sali d’une tâche indélébile le judaïsme, religion du respect de l’autre, du frère en humanité. C’est à partir de mon judaïsme que je parle, un judaïsme désormais antisioniste comme le sont tant d’autres juifs, les hassidim Satmar, les Naturei Karta et tant d’autres comme mes amis de l’UJFP ou de Tsedek à Paris. Certains, parmi lesquels des socialistes, demandent une loi qui condamnerait l’antisionisme. Si cette loi se fait, elle condamnera des milliers de juifs parmi lesquels je me compterai.
Tant de choses mériteraient d’être plus rigoureusement définies. D’abord définir le sionisme comme je l’ai fait dans mon « Archéologie du sionisme ». Définir aussi ce qu’est l’antisionisme qui ne demande pas la destruction de l’état qui a pris le nom d’Israël. Du temps du nazisme, être antinazi ne signifiait pas vouloir détruire l’Allemagne mais détruire une idéologie criminelle, le nazisme. La destruction du sionisme permettrait de créer un état où juifs, chrétiens, musulmans vivraient ensemble, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Peut-être faudra-il changer son nom et j’ai proposé celui de République de Canaan. Les 3 peuples qui constituent aujourd’hui la Confédération helvétique se sont fait la guerre pendant longtemps avant de décider de mettre un terme à ces conflits destructeurs. Ainsi s’est créé l’état le plus prospère et le plus stable de la planète. Un exemple à suivre. J’espère après une profonde révolution culturelle, anti herzlienne, donc antisioniste
A.H : Outre la « Lettre à mon lecteur tunisien », Éloge de la trahison en contient douze autres, lesquelles sont suivies d’une biographie de Yeshayahou Leibowitz et d’une bibliographie. Certes, il s’agit d’un hommage manifeste adressé à ce grand homme qui vous a reçu chez lui et dont la parole était forte et juste, mais s’agit-il d’un souci pédagogique, d’un souci d’exactitude ou de la volonté d’en finir avec ce fascisme-là ?
Gérard Haddad : Paradoxalement, je ne m’adresse pas au maître Leibowitz qui se prénommait Isaïe. Il ressemblait, par sa parole, plutôt au prophète Jérémie, le « traître » par excellence et qui aurait écrit Les Lamentations. Non, m’appuyant sur ce que j’ai retenu de lui, je m’adresse au peuple palestinien, je pleure avec lui. C’est un genre littéraire juif que l’on appelle kina. J’ai écrit une kina pour le peuple palestinien. C’est un hommage que je rends à ce peuple admirable et martyre.
A.H : En revanche, médias et réseaux mondiaux ne cessent de remuer l’épouvantail de l’antisémitisme. La réalisatrice Simon Bitton écrit dans un post le 6 avril dernier : « Le mouvement Betar annonce qu’il dresse une liste de noms de juifs de la diaspora pour recommander au gouvernement israélien de leur interdire l’entrée en Israël. J’espère avoir l’honneur d’y figurer. » Qu’en pensez-vous ?
Gérard Haddad : J’espère avoir le même honneur qu’elle. Au demeurant, je n’ai aucune envie de me rendre en ce pays où pourtant habitent les êtres que j’aime le plus, mes petits-enfants. Il dégouline du sang des enfants palestiniens. Ceci avant l’actuelle tragédie. En effet pour un israélien sioniste, un juif galoutique (diasporique) comme moi est une sorte d’être inférieur qu’il méprise. Il y a une sorte d’antisémitisme israélien à l’égard des juifs non israéliens, ou des juifs ultra-orthodoxes (haredim) ceci dès le début du sionisme. Je ne supporte plus ce racisme que peu de gens, peu de juifs perçoivent. Il y a quelques années j’avais écrit un tribune en m’adressant à l’écrivain AB Yehoshua pour attirer son attention sur ce point. Il n’a même pas daigné me répondre. Évidemment.
Il faut dénoncer l’usage pervers du mot antisémitisme. Malheureusement la politique sioniste jette un torrent de carburant sur ce racisme. D’autant plus que tant de juifs, très médiatisés, ont pris fait et cause pour ce judéo-fascisme qui n’arrête pas de tuer des innocents. Ceux qui s’y opposent sont placés dans l’invisibilité. Combien de médias m’ont invité ?
A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment l’homme de lettres et avant lui l’homme aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?
Gérard Haddad : Avec un grand pessimisme ! Le « monde civilisé », c’est le monde occidental qui se pose dès l’origine supérieur à l’Orient comme Edward Saïd l’a développé. Il semble que ce monde-là est en profonde crise dont Trump est le symptôme. Des auteurs comme Olivier Todd, qui reconnaît sa judaïté, soutiennent que cet Occident a perdu la bataille. Il va se défendre comme une bête blessée, donc dangereuse. Le massacre des Palestiniens, à cause du sionisme, s’inscrit dans ce contexte. Israël s’est posé comme fragment d’Occident, une « villa dans la jungle ». Il sera emporté dans l’effondrement de l’Occident à moins de se réformer en profondeur en se débarrassant de cette tunique de Nessus qu’est le sionisme. Je vous renvoie à un de mes chapitres où je rapporte une phrase de Leibowitz « Ça ne peut pas tenir ». Cette fin est sans doute proche.
A.H : Votre écriture nous fait penser à cette réflexion de Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit “déchirée”. Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous un homme de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?
Gérard Haddad : Je n’aime pas ce mot de gauche. Ça peut recouvrir une immense hypocrisie, une sorte de narcissisme. Je préfère juger sur des faits. Le général la Bollardière, un homme de droite, fut le premier à dénoncer la torture en Algérie quand Mitterrand et Guy Mollet, de gauche, l’avaient instaurée. Leibowitz était-il de gauche ? Cette classification l’agaçait. Aujourd’hui nous avons des sionistes de gauche. Quand la gauche était au pouvoir en Israël qu’a-t-elle fait de bon et de juste pour avancer le problème palestinien ? Rien. Shimon Peres qui se revendiquait de gauche faisait surtout des discours vides.
Ceci dit, dans ma jeunesse tunisienne, j’étais membre du parti communiste tunisien.
Ce qui m’intéresse, c’est la défense de valeurs fondamentales, trois particulièrement : 1. L’égalité de tous les êtres humains ; 2. La justice ; 3. La liberté de l’esprit humain y compris la liberté de conscience.
L’affaire de Gaza agit comme un prodigieux révélateur. Le seul parti à avoir tenu des positions justes sur la question, de manière concrète, c’est celui de la France Insoumise de Mélenchon. Je me suis donc rapproché de ce parti pour lequel je vote désormais. En mettant Rima Hassan au premier plan, LFI a eu une position admirable. En même temps le discours que tient de Villepin, énergique, sans fioritures, touchant de larges couches de la population française, est classé à droite et pourtant… En tout cas cette lie politique de la droite israélienne me considère de gauche. Ok, je suis de gauche sans entrer dans aucune prison idéologique.
Choix
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez vous incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Gérard Haddad : Croyez-vous que ma vie se soit déroulée selon un plan que j’aurais établi ? Évidemment non. En tout cas, dans cette fiction que vous évoquez, je garderai la même boussole.
Pour répondre à votre questionnaire proustien je dirai : Un mot ? Vérité à rechercher Un arbre ? Un palmier d’oasis. Un animal ? Un oiseau volant haut, pas de basse cour évidemment. Il y a un mot que nous n’avons pas évoqué, celui d’amour. Je crois que l’énergie que j’ai déployée ma vie durant, je la dois à tout l’amour que j’ai reçu et que je n’ai pas toujours su rendre, en particulier à mon épouse qui m’a tant donné. Un autre souhait, celui de savoir lire et écrire en arabe. Je regrette qu’on m’ait tenu loin de cette langue dont je connais la forme darja. Elle fut ma langue maternelle puisque c’est elle qu’on parlait exclusivement à la maison.
Plusieurs de mes livres ont été traduits en particulier en espagnol, la psychanalyse argentine est intéressée par ma production.
En ce qui concerne l’arabe, il existe une traduction faite au Liban de mon livre sur la psychanalyse du fanatisme. J’espère que d’autres suivront. Si je devais n’en choisir qu’un, ce serait le prochain, celui que je suis en train d’écrire, une sorte de testament intellectuel.