Invitée des Jeudis littéraires d’Aymen Hacen pour Souffle inédit, la professeure et chercheuse Julie Anselmini évoque sa passion pour Alexandre Dumas, l’actualité de la critique littéraire et la place de l’humain face à l’intelligence artificielle. Un entretien éclairé et vivant, à l’image d’une femme de lettres en quête de sens et de ferveur.
Julie Anselmini : relire Dumas, penser la littérature, préserver l’humain
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris, agrégée de Lettres modernes, docteure ès Lettres, Julie Anselmini est Professeure à l’université de Caen Normandie. Elle est spécialiste de la littérature française du XIXe siècle, de l’œuvre d’Alexandre Dumas père à la réception du XIXe siècle par le XXe siècle, en passant par la question du merveilleux, l’écriture romantique de l’Histoire, les interactions entre presse et littérature, ainsi que de l’écrivain-critique.
Membre du comité directeur du LASLAR (UR 4256), elle anime le Groupe d’Études Dumasiennes et elle est co-directrice des Cahiers Alexandre Dumas. Aux éditions Classiques Garnier, elle dirige la collection « Littératures populaires ».
A.H : En 2024, dans la collection « Folio », chez Gallimard, vous avez édité Création et Rédemption, considéré comme l’ultime chef-d’œuvre d’Alexandre Dumas. Pouvez-vous nous en parler davantage et nous dire ce qui suscite votre passion pour l’auteur des Trois Mousquetaires ?
Julie Anselmini : Merci de me parler d’abord de ce roman, auquel j’ai consacré un long travail d’édition, et dont je suis très heureuse qu’il soit désormais à la disposition d’un large public ! Cette œuvre n’est jamais parue sous forme de livre du vivant de Dumas : elle a été publiée à la toute fin de sa vie, en 1869-1870, sous la forme d’un feuilleton dans le journal Le Siècle ; en 1872, deux ans environ après la mort de Dumas, les éditeurs Michel Lévy frères l’ont ensuite éditée sous la forme de deux volumes, Le Docteur mystérieux et La Fille du marquis, scindant ainsi en deux parties une œuvre qui en compte originellement trois, et au prix d’autres petites déformations. L’édition « Folio », elle, a respecté les choix initiaux de l’auteur en repartant de la version publiée dans Le Siècle.
Pourquoi lire cette œuvre ? Il s’agit d’un roman passionnant, racontant une histoire d’amour entre un médecin adepte du magnétisme, aux idées philanthropes et républicaines, et une jeune fille d’origine aristocratique qu’il a d’abord recueillie et soignée lorsqu’elle était enfant. Dumas a commencé à écrire ce roman imprégné d’occultisme au début des années 1850, alors qu’il s’était exilé à Bruxelles, en collaboration avec Alphonse Esquiros, qui était passionné par l’ésotérisme. Il a ensuite longtemps laissé ce projet de côté, accaparé par mille autres entreprises, puis l’a repris et mené à son terme aux alentours de 1868, sans collaborateur. Je pense que si Dumas a mis tant de temps à terminer ce roman, c’est aussi parce que celui-ci soulève une difficulté particulière : représenter la Révolution et donner à comprendre, par les moyens de la fiction, comment et pourquoi la Révolution a basculé dans le Terreur. L’action commence en effet en 1785 pour s’achever en 1796 ; les héros, Jacques et Éva, sont jetés dans des aventures qui les amènent à fréquenter les grands acteurs de la Révolution puis du Directoire : Danton, Robespierre, Charlotte Corday, Tallien… À travers les péripéties romanesques, et en mêlant à la documentation, l’invention, Dumas soulève une question qui le taraude : comment expliquer le spectre de 1793 et la « sanglante féérie » de la Terreur ? Quelles en sont les causes, qui est responsable ? Et comment accepter, du point de vue républicain et providentialiste qui est celui de Dumas (comme celui de Hugo ou Michelet), que le progrès démocratique et la genèse de la France moderne aient dû en passer par des événements d’une telle violence ? Création et Rédemption est une trépidante histoire d’amour mais aussi un grand roman historique, où Dumas livre sa vision de l’Histoire et la dernière formulation de son républicanisme.
Quant à mon goût pour Dumas, il est né il y a environ vingt-cinq ans, lorsque j’ai découvert Le Comte de Monte-Cristo et le cycle des Mousquetaires, notamment le merveilleux Vicomte de Bragelonne. J’avais de toute façon envie de consacrer mon travail de doctorat à la littérature du XIXe siècle, or, puisque Dumas était alors peu étudié et peu pris au sérieux (l’étiquette de « romancier populaire » était plutôt stigmatisante du point de vue académique…), j’ai décidé de lui consacrer une thèse. Le compagnonnage que j’ai alors commencé avec lui n’a jamais cessé d’alimenter ma curiosité passionnée pour ce titan du XIXe siècle, dont l’œuvre est aussi abondante que variée (romans, mais aussi théâtre, récits de voyage, contes, récits autobiographiques, journalisme… sans oublier les recettes de cuisine !).
A.H : Le cinéma s’est toujours intéressé à Dumas. La nouvelle adaptation du Comte de Monte-Cristo est un grand succès international. Qu’est-ce qui est cinématographique dans cette écriture ?
Julie Anselmini : J’ai beaucoup aimé l’adaptation récente d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, même si elle est assez infidèle au roman : différentes libertés sont prises avec l’œuvre, des personnages sont ajoutés, d’autres oubliés, et certains événements sont inventés qui ne figurent pas du tout dans le roman. En revanche, les images sont magnifiques, Pierre Niney incarne un Dantès émouvant de grâce juvénile, puis – après la métamorphose du personnage, opérée pendant sa captivité dans un cachot du château d’If puis après son évasion – un superbe comte de Monte-Cristo, dandy et ténébreux à souhait.
Dumas rappelait lui-même qu’il était « un dramaturge écrivant des romans ». Il a commencé, dans les années 1830, avec des pièces telles qu’Antony ou La Tour de Nesle, par être un chef de file du drame romantique, aux côtés de Hugo notamment ; il y a développé le génie de l’intrigue et du dialogue, ainsi que l’art de l’efficacité. Ce talent dramatique, on le retrouve dans ses romans : les débuts nous jettent immédiatement en pleine action, les péripéties et coups de théâtre nous tiennent en haleine jusqu’au dénouement, le récit s’organise autour de grandes scènes spectaculaires, les héros fascinent tant leurs comparses que le lecteur, et le tout est savoureusement agrémenté par la présence toujours sensible du narrateur, qui noue une véritable complicité avec son lecteur ou sa lectrice, et par son humour.
Ce sont ces qualités dramatiques qui, à mon sens, rendent l’écriture de Dumas cinématographique avant l’heure. Les thèmes mythiques et les grandes questions anthropologiques et morales autour desquelles se déploie son œuvre (pour Le Comte de Monte-Cristo par exemple : comment surmonte-t-on l’injustice et le malheur ? A-t-on le droit de se venger ? N’y a-t-il pas de la démesure dans le fait de se rendre justice à soi-même ? Peut-on aimer deux fois ?) expliquent également la prégnance de cette œuvre dans notre imaginaire collectif et le fait qu’elle ait été tant de fois adaptée, y compris à la télévision et au cinéma.
A.H : Grâce à vous, nous apprenons qu’Alexandre Dumas était critique littéraire. Pensez-vous que, pour être un grand écrivain, il faut être également, et peut-être avant tout, critique ?
Julie Anselmini : J’ai en effet dirigé ou écrit plusieurs ouvrages qui mettent l’accent sur l’activité critique de Dumas, notamment Dumas critique (PULIM, 2013) et L’Écrivain-critique au XIXe siècle (Presses universitaires de Liège, 2022). Dès le milieu des années 1830, Dumas a eu une activité importante de critique dramatique (le numéro 42 des Cahiers Dumas que j’ai coordonné édite et présente tous les articles qu’il a écrits sur le théâtre dans les journaux L’Impartial et La Presse entre 1836 et 1838) et il n’a jamais abandonné cette activité, tout en pratiquant également la critique littéraire et la critique d’art. Les journaux que Dumas a lui-même dirigés à partir des années 1850 (Le Mousquetaire, Le Monte-Cristo, Le Dartagnan…) contiennent également de nombreux articles de critique, portant sur l’actualité culturelle de l’époque (sous des régimes tels que la monarchie de Juillet et le Second Empire, la presse politique était largement muselée, et les grands journaux quotidiens se tournaient d’abord vers cette actualité culturelle, ce qui explique aussi l’essor et la professionnalisation de la critique à cette époque).
Je ne pense pas qu’il faille nécessairement être critique pour être un bon écrivain, mais, dans le cas de Dumas et d’autres écrivains-critiques du XIXe siècle (Gautier ou Barbey d’Aurevilly par exemple), on constate que la critique est un espace où les conceptions des auteurs s’expriment avec acuité et gagnent en cohérence, et où ils réfléchissent finalement tant aux productions d’autrui qu’à leur propre entreprise créatrice. C’est aussi un laboratoire pour leur œuvre ! Dans le cas de Dumas, on mesure combien cet auteur, qu’on a parfois présenté, à tort, comme un simple amuseur, a réfléchi à la littérature, à ses procédés, à ses visées, à son dialogue avec d’autres arts comme la peinture ou la musique. Il est donc passionnant de confronter ses écrits critiques avec son œuvre théâtrale ou romanesque. Ajoutons que Dumas, comme d’autres de ses confrères, souvent agacés par la médiocrité de certains critiques professionnels, considérait que pour être un bon critique, il fallait être un écrivain : seul un créateur, à ses yeux, pouvait avoir la hauteur de vues et l’expérience, mais aussi le détachement qui font un bon critique.
A.H : Enseignante à l’Université de Caen, de quel œil voyez-vous l’avenir de la langue et de la littérature françaises, notamment à l’âge de l’Intelligence Artificielle ?
Julie Anselmini : Depuis deux ans environ, nous sommes confrontés à l’université, comme ailleurs, aux mutations profondes qu’amène le recours de plus en plus massif à l’IA. Il est devenu pour ainsi dire impossible – ou absurde – de demander aux étudiants de rédiger un commentaire de texte ou un dossier de recherche à la maison. Les modalités d’évaluation sont donc amenées à évoluer : le poids des examens et devoirs sur table est renforcé dans l’évaluation, on fait davantage travailler les étudiants à l’oral, on cherche à leur proposer des travaux qui engagent particulièrement leur réflexion critique. Certains de mes collègues avouent eux aussi se servir de plus en plus fréquemment de l’IA, pour gagner du temps, et reconnaissons que compiler des informations ou les synthétiser grâce à ces outils est devenu plus rapide. Pour ma part, je reste cependant extrêmement prudente quant au fait qu’on puisse réellement parler d’intelligence artificielle. De mon point de vue, la véritable intelligence repose autant sur la capacité d’analyse et la compréhension rationnelle que sur l’intuition, elle implique une sensibilité et des questionnements éthiques qui ne sont pas du ressort des machines : je pense notamment qu’on ne se méfie pas assez des biais idéologiques qui président à la programmation des IA. Bref, je suis trop humaniste pour me fier avec optimisme aux IA, sans parler des problèmes que pose la mise en concurrence des humains avec ces machines dans des secteurs professionnels de plus en plus nombreux. Réfléchir et créer par nous-mêmes, garder et développer notre esprit critique, ne pas nous aliéner à une logique purement utilitariste et technocratique, c’est essentiel pour rester humains, et heureux !
Dans ce contexte, la littérature et les sciences humaines sont donc plus que jamais nécessaires. Mais quand je vois la curiosité de mes étudiants et doctorants et leur plaisir à étudier, à chercher et trouver dans la littérature la connaissance, la beauté et la réponse à des questions existentielles centrales, je suis conduite à penser que la littérature n’est pas en danger. Car elle n’est pas seulement précieuse : elle est vitale.
A.H : Hormis vos différents travaux critiques et d’édition, comptez-vous un jour vous lancer dans la création littéraire ? Croyez-vous que la recherche en littérature aboutisse ou puisse aboutir à une forme de création ?
Julie Anselmini : Depuis quelques années, de façon inattendue (y compris pour moi-même !), j’écris de la poésie, ce qui est a priori très éloigné de mes objets de recherche. Deux ensembles de poèmes ont déjà paru dans la revue Catastrophes et deux recueils sont à paraître, aux éditions Exopotamie au printemps prochain et chez Arfuyen en 2027. Cela me permet d’explorer d’autres potentialités du langage que lorsque je suis dans mon rôle d’exégète. Je crois en effet que nous avons parfois besoin d’explorer notre fonds propre, et notre « nuit intérieure » : quoi de mieux pour cela que l’écriture, et, dans mon cas, l’écriture poétique ? Je ne sais pas s’il faut chercher une vraie cohérence avec mes travaux de chercheuse, car après tout, nous ne sommes pas des êtres univoques : nous vivons de diversité, voire de contradictions ! Malgré tout, mon amour, je dirais presque mon fétichisme du langage, dans son usage esthétique, maintient une certaine unité entre ces différentes activités et passions. J’ajoute que j’adore la poésie contemporaine : une grande génération de poètes (Bonnefoy, Jaccottet, Réda, Roubaud…) s’est récemment éteinte, mais il y a de nombreux jeunes (ou moins jeunes) poètes et poétesses vraiment passionnants dans le champ contemporain, très riche également du point de vue de l’édition, des revues, des festivals…
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes ou livres devait être traduit en d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Julie Anselmini : Merci pour ces dernières questions, si stimulantes, et que ne m’étais guère posées… Si je devais tout recommencer, du moins mes études et ma profession, je choisirais peut-être l’histoire de l’art plutôt que la littérature. J’aime de plus en plus la peinture, je pense qu’elle pense souvent plus intelligemment, plus puissamment que les mots, dont je suis parfois un peu fatiguée : « words, words, words… ». J’aurais bien aimé être conservatrice de musée par exemple, vivre parmi les œuvres – surtout celles du XIXe siècle, dois-je avouer : Delacroix, Moreau, Redon… La peinture du XIXe siècle est ma préférée, mon goût pour ce siècle est incorrigible !
Si je devais retenir un mot, je choisirais ferveur. Il évoque la foi (dans la vie, la beauté du monde malgré les horreurs, dans les relations humaines, la valeur de l’art…), le feu, l’enthousiasme, l’ardeur : ce sont des notions ou des états qui me sont chers. Si je devais me réincarner en arbre, peut-être choisirais-je le cerisier : un arbre au bois solide, dont la frondaison s’épanouit en fleurs délicates, au printemps, pour réjouir les yeux et l’esprit ! Sans oublier les cerises… et leur noyau. Pour l’animal, je n’ai pas beaucoup d’inspiration… Je trouve que nous, humains, sommes déjà de drôles d’animaux, plutôt amusants à observer et à incarner, malgré tout ! Mais si je dois absolument répondre, je choisis un oiseau : par exemple, l’une de ces mouettes qui peuplent la côte normande, et qui tantôt plongent dans la mer pour y puiser leur nourriture, tantôt s’élèvent pour planer bienheureusement en plein ciel, affranchies de la pesanteur terrestre.
Enfin, s’agissant de l’un de mes livres que j’aimerais voir traduit, je pense que Le Roman d’Alexandre Dumas père ou la réinvention du merveilleux, paru chez Droz en 2010, est un essai de poétique qui éclaire de manière toujours intéressante l’œuvre de Dumas, même si celle-ci a suscité depuis de nombreux autres travaux – et continuera, j’en suis certaine, à en susciter beaucoup. Dans quelques jours va ainsi paraître un ouvrage collectif intitulé Le Colosse et le titan : Balzac et Dumas en regard(s) aux Presses universitaires de Saint-Étienne, ouvrage que j’ai co-dirigé avec Lauren Bentolila et Marine Le Bail : pour tout savoir cette fois sur les relations biographiques et esthétiques qu’on peut établir entre l’auteur de La Comédie humaine et celui du « Drame de la France » !