Plasticienne et activiste environnementale, Aïda Kchaou Khrouf construit une œuvre où se rencontrent la matière, le territoire et l’écologie.
De la mer invisible à la mer retrouvée : l’itinéraire d’Aïda Kchaou Khrouf
Entretien conduit par Monia Boulila
Artiste plasticienne et activiste environnementale, Aida Kchaou Khrouf développe une œuvre qui relie création et conscience écologique. Formée à Tunis et à Sfax, elle explore depuis des années la relation entre l’humain, la nature et les déchets, à travers ses performances et ses projets curatoriaux internationaux. Lauréate du Grand Prix ADAGP à Paris, du trophée Women and Art à Sharjah et du prix de la municipalité de Sfax, elle est reconnue pour une démarche à la fois artistique et engagée. En 2022, elle publie Soliloquy, un livre qui prolonge sa réflexion sur la matière, la mémoire et l’intime. Par ses expositions, ses actions et ses écrits, Aïda Kchaou s’affirme comme une figure importante de l’art durable contemporain.
À travers cet entretien, elle revient sur son parcours, ses engagements et la force intérieure qui guide sa création.
M.B : Votre parcours traverse la mode, le design et les arts plastiques. Comment ces différentes expériences ont-elles nourri votre regard d’artiste ?
Aida Kchaou Khrouf : Mon parcours s’est construit progressivement, de la mode aux arts plastiques. La formation en mode et design m’a appris la rigueur du geste, l’attention aux matières et la compréhension des formes. Mais très vite, la mode ne suffisait plus à exprimer la profondeur émotionnelle et conceptuelle que je recherchais.
J’ai alors exploré la gravure, la sculpture et les techniques mixtes, découvrant que la surface artistique est un espace d’expérimentation où hasard et intuition ont leur place. Les années passées à l’Institut des Arts et Métiers de Sfax m’ont ensuite apporté une base théorique solide, essentielle pour penser et assumer une véritable position artistique.
Aujourd’hui, mon regard d’artiste est le fruit de ce parcours pluriel : la discipline du design, la liberté des arts plastiques et un engagement profond envers le territoire, la mémoire et l’écologie.

M.B : Pourquoi la mer occupe-t-elle une place fondatrice dans votre œuvre ?
Aida Kchaou Khrouf : Mon travail est né d’une mer absente. Dans ma ville, la mer était toute proche mais dissimulée derrière les usines et les murs, présente dans l’air mais invisible au regard. Cette disparition m’a conduite à un geste radical : ne plus utiliser le bleu, par loyauté envers une mer confisquée. Avec le temps, surtout après mes expositions au Carrousel du Louvre et à la Maison de France, j’ai commencé à travailler non plus la mer visible, mais la mer intérieure — son énergie, son rythme.

En 2015, lors de la « marche verte », j’ai vu la mer pour la première fois. Ce moment a tout transformé : le bleu est revenu, porteur de privation, de lutte et de réparation. Depuis, je n’illustre pas la mer, j’en explore la pulsation, ses flux et ses lignes retrouvées. Mes performances sur l’érosion poursuivent ce rapport : elles rendent visible ce qui se transforme silencieusement.
Mon travail suit donc une trajectoire claire :
de l’invisible au visible,
du manque à la reconquête,
de la mer interdite à la mer retrouvée.

M.B : L’écologie semble au cœur de votre démarche. Quand et comment cet engagement envers la nature s’est-il imposé dans votre œuvre ?
Aida Kchaou Khrouf : La nature, pour moi, n’a jamais été un décor. Je la considère comme un être vivant, un partenaire essentiel avec lequel nous entretenons une relation — ou que nous devrions réapprendre à écouter. J’ai grandi dans une ville côtière industrialisée ; j’ai vu la mer lutter, silencieuse, contre la pollution et l’indifférence. Cette proximité blessée a façonné ma conscience.
Mon engagement n’est pas récent. Ma première toile, en 1995, parlait déjà de pollution. L’admiration que je ressens pour le vivant m’a appris sa fragilité. La nature ne peut pas se défendre ; l’art peut devenir sa voix, son témoin, sa mémoire.
Je ne parle pas seulement d’écologie. Je parle de relation : du lien fondamental entre l’humain et ce qui le dépasse. Aujourd’hui, ce lien est devenu un enjeu majeur, presque existentiel. Mes œuvres cherchent à rappeler que le vivant n’est pas une ressource, mais une présence.
Cet engagement dépasse l’atelier.
Je suis cheffe de la commission de protection du littoral au sein de l’Association de Protection et de Sauvegarde du Village Touristique de Chaffar. Défendre la mer, la terre, ce n’est pas une posture : c’est une responsabilité. L’art, alors, amplifie cette responsabilité, lui donne forme, lui donne espace.
M.B : Vous avez réalisé des performances artistiques dans des lieux de déchets, comme des décharges. Que voulez-vous exprimer à travers ces actions ?
Aida Kchaou Khrouf : À travers ces performances réalisées en pleine décharge, je souhaite confronter le regard du public à ce que la société tente de cacher : l’envers de notre mode de vie. Les déchets ne sont pas simplement des rebuts que l’on éloigne de nos villes ; ils sont la mémoire matérielle de nos excès, le reflet direct de nos habitudes de consommation et de notre rupture avec le vivant.
Dans ces lieux où tout semble abandonné, le déchet devient langage. Il raconte notre rapport fracturé à la terre, la manière dont nous produisons, jetons, remplaçons, et finissons par oublier. En habitant physiquement cet espace — en m’y installant, en y introduisant des objets symboliques comme une porcelaine, un olivier, une nappe, un bleu évoquant la mer — je crée un point de tension où l’intime rencontre l’insoutenable. Cette intrusion volontaire révèle l’absurdité de ce que nous avons normalisé : accepter des environnements toxiques tant qu’ils restent hors de notre champ de vision.
Être là, au milieu des détritus, c’est refuser la distance. C’est accepter de respirer le même air que ceux qui vivent de ces rebuts, de partager leur réalité, d’assumer la violence que nous générons collectivement. La performance devient alors un acte de présence et de résistance : un geste artistique qui met le corps dans un lieu où l’on ne s’attend pas à le voir, pour rendre visible ce qui est devenu invisible.
Ces actions n’ont rien de spectaculaire. Elles relèvent de la confrontation. Elles cherchent à produire un choc salutaire, à ouvrir un espace de réflexion et de responsabilité. Car même au cœur du déchet, une forme de beauté demeure — une beauté qui n’apaise pas, mais qui alerte.
Ce que je veux exprimer, au fond, est simple : regarder. Reconnaître. Et changer.

M.B : Votre livre Soliloquy, publié en 2022, prolonge votre réflexion artistique. Quelle place occupe l’écriture dans votre création ?
Aida Kchaou Khrouf : La lecture a toujours été mon refuge. J’ai grandi dans une école française ; très tôt, le français est devenu la langue par laquelle je comprends le monde. À la maison, ma mère avait une grande bibliothèque. Des livres partout. Cet environnement m’a donné un avantage décisif : l’accès précoce à des voix multiples, à des idées qui circulent, à une culture vivante. Guy Des Cars a longtemps accompagné mes premières années de lecture, forgeant une sensibilité directe au récit et au réel. Nous avions aussi une encyclopédie. Je l’explorais page après page, en donnant des mots aux images : les arbres, les plantes, le vivant. Nommer, pour moi, était déjà un acte d’attention. C’est ainsi que s’est construite ma manière de regarder : par la précision, par la curiosité, par le besoin de saisir le détail juste.
Mon père lisait de la philosophie et l’archéologie. J’essayais d’entrer dans cette pensée, de comprendre sa logique. Même les films, je les lisais : je retenais les phrases qui ouvraient un angle, celles qui restent.
De là vient mon écriture. Elle me sert à clarifier mes émotions, à ordonner ma sensibilité, à comprendre ce que je perçois. Ce n’est pas un geste littéraire : c’est un outil de lucidité.
Dans Soliloquy, je n’ai signé que deux citations.
La première : « Pour préserver la nature, il faut d’abord apprendre aux gens à en apprécier son énergie, sa beauté et son besoin. »
La seconde : « La pureté de notre âme ne peut être dissociée de celle de la nature. »
Le texte principal et les citations sous les performances sont de la Dr Olfa Moala, théoricienne de l’art.
Quant à mon écriture, elle avance en silence. Elle ne cherche pas encore la publication. Elle se construit, se resserre — un travail intérieur, essentiel à ma pratique d’artiste.

M.B : Vous avez été récompensée par de nombreux prix en Tunisie et à l’étranger. Quelle distinction vous a le plus marquée ?
Aida Kchaou Khrouf : En 2013, j’ai reçu le 2ᵉ Grand Prix ADAGP à la Triennale internationale d’art contemporain de Paris, organisée par ARTEC à la Cité des Arts. La sélection regroupait près de quatre-vingt-dix artistes du monde entier, et j’étais la seule artiste arabe. Recevoir ce prix dans ce contexte international exigeant a été un moment marquant dans ma carrière : il a confirmé la pertinence et la force de mon travail artistique à l’échelle mondiale, bien au-delà d’un simple encouragement.

M.B : Vous êtes également très active à Sfax, votre ville. Comment l’art peut-il, selon vous, participer à la transformation de son paysage social et culturel ?
Aida Kchaou Khrouf : Mon travail est né de l’absence. À Sfax, la mer était invisible, cachée derrière le port et les usines. Lors de mon exposition à la Maison de France en 2012, mes œuvres ne comportaient aucun bleu. Quand on me demandait pourquoi, je répondais : « On sent que l’on vient d’une ville côtière, mais personnellement je ne l’ai jamais vue. Et vous, l’avez-vous vue ? » Cette invisibilité a éveillé une conscience collective : qu’avions-nous perdu ?
En 2015, la mobilisation citoyenne a rouvert le littoral et le bleu est revenu dans mon travail, chargé de privation, de lutte et de reconstruction.
Aujourd’hui, mes expositions et performances — autour de la mer, de l’érosion ou des sites de déchets — deviennent des espaces de réflexion qui incitent surtout les jeunes à ressentir, à comprendre, à agir.
L’art transforme Sfax lorsqu’il révèle, interroge et relie l’histoire, le corps et la mémoire des lieux. Il devient alors un véritable outil de conscience et de transmission.
M.B : Quels sont vos projets actuels ou à venir ? Quel est le projet qui vous tient le plus à cœur ou votre plus grand rêve artistique ?
Aida Kchaou Khrouf : Je préfère garder mes projets actuels ou à venir pour le moment voulu.
Mon plus grand rêve artistique est double. D’abord, obtenir le soutien de fondations ou d’institutions pour réaliser des installations à grande échelle — des projets que je ne peux entreprendre seule, pour des raisons logistiques et financières. Ensuite, disposer d’un fond pour publier un livre consacré à l’énergie de la mer, qui retrace mes expositions, la vibration et la pulsation de la mer, afin de transmettre cette vision et partager cette mémoire avec un public plus large.

M.B : Merci, Aïda, d’avoir offert à cet entretien la clarté de votre regard et la vibration de votre mer intérieure.






