Miguel Ángel Real invité de Souffle inédit

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Grégory Rateau est allé à la rencontre de Miguel Ángel Real, poète espagnol écrivant en français, également traducteur et passeur entre les langues. À travers Constat du désordre et Le givre promis, il interroge la fragilité de la parole, la distance, la lumière et le rôle du poème dans un monde saturé de discours.

Miguel Ángel Real

Entre éthique du regard et du langage, exigence formelle et inquiétude contemporaine

Entretien conduit par Grégory Rateau

Miguel Ángel Real
Miguel Ángel Real – Photo : Beatriz Marrodán Verdeguer

GR : Vos textes semblent animés par une tension entre obstination et attente, comme dans ces vers : « élan ou obstination / qu’importe le délai ». Pouvez-vous revenir sur les origines de votre vocation poétique et sur ce qui, au départ, vous a conduit vers l’écriture ?

Miguel Ángel Real : Quant j’étais au lycée, en Espagne, mon professeur de littérature était un personnage particulier, fascinant. Sans prévenir, comme sur un coup de tête, il nous lisait à voix haute des poèmes d’Octavio Paz, de Luis Cernuda, des auteurs de la « Génération de 1927 » (Guillén, Lorca, Alberti). Cela faisait rire bon nombre de mes camarades. Moi aussi, sans doute, mais cela avait eu le mérite de révéler en moi la passion des mots, leur musique et leur mystère. On écoutait aussi de larges extraits des écrivains du siècle d’Or espagnol -Lope de Vega, Calderón, Tirso de Molina- et j’étais captivé par la sonorité de la langue. Je pense avoir commencé à vouloir écrire à ce moment-là…

GR : Vous êtes un poète espagnol écrivant en français. Que déplace, pour vous, ce choix de langue dans le rapport à l’intime, à la pensée et au rythme du poème ?

Miguel Ángel Real : J’écris dans les deux langues, ce qui reste un mystère pour moi. Je veux dire que je n’arrive pas à savoir pourquoi certaines idées naissent en espagnol et d’autres en français, cela vient naturellement. Mais il est évident que mon écriture n’est pas la même. Je me rends compte que le rythme et la tonalité en français subissent l’influence, entre autres, des surréalistes. Je ne me considère pas pour autant un poète surréaliste, mais je pense que ma façon d’écrire essaye de rendre hommage, même de façon inconsciente, à mes lectures de Breton, Aragon, Eluard ou Char, dont les trouvailles langagières m’ont beaucoup inspiré. Quant au contenu de ma pensée, je ne suis pas sûr qu’il existe une différence notable entre mes livres en espagnol et ceux en français…

GR : Constat du désordre est traversé par une interrogation constante sur la fragilité de la parole. Écrire est-ce, pour vous, une manière de résister au chaos du monde, de l’accepter, ou simplement de l’observer sans illusion ?

Miguel Ángel Real : C’est l’un des thèmes principaux de mon œuvre. Je le développe dans plusieurs de mes recueils, comme celui que vous citez, mais aussi dans « Virtudes de la inercia », paru en Espagne. J’y cite le grand poète péruvien César Vallejo, qui disait « Y si después de tantas palabras / no sobrevive la palabra» : Et si après tant de paroles / la parole ne survit pas. Des mots qui reflètent bien mes craintes autour des mots, mais également mon espoir: ce sont des outils extraordinaires auxquels nous devons prêter une attention extrême pour être pertinents, mais il existe toujours le risque de parler pour ne rien dire, ou bien de voir que notre message ne perdure pas, sans parler -et je pense qu’en ce sens on vit une période spécialement inquiétante- de ceux qui vident de sens chaque parole, ce qui pour moi est un danger terrifiant. Les populistes de tout bord l’ont bien compris, et leur message est en soi une source de chaos. Et pourtant, la parole est aussi l’un des moyens principaux que nous avons pour nommer le monde et le sublimer. C’est ce subtil équilibre, si fragile, qui m’obsède.

GR : Dans Le givre promis, la lumière et la couleur occupent une place centrale, comme dans ce passage : « La lumière est un enfant qui ne pense pas ». Comment travaillez-vous l’image poétique pour qu’elle reste expérience sensible et non simple ornement ?

Miguel Ángel Real : Vous avez repéré une autre de mes inquiétudes essentielles. J’ai du mal à accepter cette idée reçue de la poésie -idée très tenace par ailleurs- qui considère ce moyen d’expression mièvre et creux. On ne peut pas se limiter à cumuler les adjectifs ou les métaphores si on veut considérer que le langage est une force. La poésie va bien au delà de la simple recherche esthétique, et en tant qu’auteur, j’essaye constamment de refuser les images gratuites. Pour en revenir aux surréalistes, l’écriture automatique était une technique très intéressante, mais je me demande à chaque fois si deux mots mis ensemble de façon aléatoire font naître le « miracle » dont parlait Lorca. Parfois ça arrive, mais il faut rester vigilant. Par ailleurs je ne pense pas que la poésie -ni l’art en général – doive refléter la beauté du monde : il s’agit d’une quête d’intensité pour que l’expérience sensible transmette une force qu’on doit renouveler sans cesse, pour ne pas répéter à l’envi des images stéréotypées qui ne font que nourrir le cliché d’une poésie vide de sens.

Miguel Ángel Real

GR : Votre écriture oscille souvent entre silence, retenue et surgissement. Quelle place accordez-vous à l’oralité dans votre poésie, et que change pour vous la lecture publique du poème ?

Miguel Ángel Real : On redécouvre toujours ses poèmes en les lisant en public, ou encore plus, quand on les entend dans la voix des autres. J’essaye de faire attention à la versification pour que le vers garde sa valeur. On doit respirer à la fin de chaque vers -me disait mon professeur-, et on ne peut pas donner l’impression que le poème aurait pu être écrit en prose. C’est un équilibre difficile à trouver. Ce rythme, cette musicalité, me tiennent à cœur et viennent, comme je vous disais, des classiques espagnols, même si comme je viens de l’indiquer, la poésie est un renouvellement permanent. Je n’ai rien contre un bon alexandrin, ni contre les rimes, mais on ne peut plus écrire comme Lamartine aujourd’hui, ce que certains poètes essayent tout de même de faire: d’abord parce qu’on ne peut pas dépasser Lamartine et deuxièmement, parce qu’on doit continuer à chercher la meilleure façon d’atteindre le lecteur sans qu’il ait l’impression qu’il a déjà lu mille fois le même poème. Je dirais aussi que la lecture en public est toujours un exercice difficile, car il ne faut jamais perdre de vue l’importance des mots : les lectures trop rapides gâchent tout, et en occasions la musique qui accompagne certaines performances perturbe le message à faire passer.

GR : Vous êtes également traducteur de poésie contemporaine. En quoi le travail de traduction nourrit-il votre propre écriture, et quelles tensions crée-t-il entre fidélité, déplacement et réinvention ?

Miguel Ángel Real : Je considère mon travail de traducteur comme une mission de partage. J’ai toujours traduit des poèmes qui me touchent et je n’ai jamais accepté de commandes sans sentir que j’apprenais quelque chose. Il s’agit pour moi de faire parvenir aux lecteurs hispanophones et francophones des textes puissants, émouvants, surprenants, qui s’éloignent de la banalité. La traduction, de ce fait, m’a permis de faire de très belles rencontres poétiques mais également humaines. Quant à la réinvention, la traduction est surtout un travail de respect. On n’est pas l’auteur du texte, même si d’une certaine façon on doit le réécrire, mais sans oublier que l’émotion doit rester intacte. Le rythme ne sera pas le même, forcément, mais il faut que le lecteur de la langue cible trouve que le poème qu’il lit rend hommage à la poésie dans sa propre langue.

GR : Vous êtes co-animateur de la revue et plateforme Oupoli. Comment concevez-vous aujourd’hui le travail collectif en poésie, face à des écritures souvent très solitaires et fragmentées ?

Miguel Ángel Real : OuPoLi nous permet aussi de faire de très belles rencontres. De partager, comme je viens de le dire. C’est ainsi qu’on s’enrichit, tout simplement. Qu’on apprend, qu’on se rend humble, ce qui me semble essentiel. Avec mes camarades, on fait des écritures à quatre mains, on écrit des textes autour d’un thème, et nos sensibilités différentes nous nourrissent. Grâce à la revue on a eu aussi l’occasion de recevoir de très beaux poèmes, de facture très différente, mais toujours avec une exigence qui, je pense, nous définit car les textes qu’on refuse sont en général ceux qui n’apportent rien de nouveau et qui gardent -à notre humble avis- une idée parfois dépassée de la poésie, comme j’ai dit auparavant.

GR : Vous participez régulièrement à des festivals comme Sémaphore. Que représente pour vous la rencontre avec les lecteurs et les autres poètes dans ces espaces de partage et de performance ?

Miguel Ángel Real : Sémaphore est un festival extraordinaire organisé chaque année en Bretagne par Bruno Geneste et par une vaste équipe de passionnés. C’est un moment essentiel pour redonner du sens à la parole poétique, ce qui est fondamental de nos jours, comme je disais. La liberté de ton de ce festival apporte une grande force et une fraîcheur vitale au monde dans lequel on vit, nourri de paroles vides de sens. J’ai toujours trouvé dans ce festival une énergie difficile à décrire pour ceux qui ne connaissent pas le monde de la poésie, et à chaque édition j’en sors rempli d’espoir, avec la conviction que les poètes ont leur mot à dire.

GR : Comment percevez-vous la vitalité actuelle de la poésie espagnole, et quels liens, explicites ou souterrains, entretient-elle selon vous avec la poésie française contemporaine ?

Miguel Ángel Real : J’ai lu et traduit de très nombreux poètes espagnols et hispano-américains. En Espagne, que je connais mieux, il y a une grande vitalité, et des auteurs d’une qualité remarquable. Les voix sont variées et il m’est difficile d’établir une tendance générale, même si on ressent une influence importante des poètes du XX e siècle, où l’on a vu émerger des auteurs qui par leur force sont devenus de vrais classiques. Il s’agit en général d’une poésie très humaine qui refuse les fioritures. Par contre, je ne saurais pas parler de liens avec la poésie française. Malheureusement, rares sont les poètes espagnols contemporains connus en France, et vice-versa. Pour donner un exemple évocateur, quand j’avais proposé à une très prestigieuse maison d’édition française de traduire la poésie de Luis Alberto de Cuenca, l’un des principaux auteurs actuels, j’avais reçu une réponse très surprenante qui me demandait de les recontacter « quand ce monsieur serait connu en France » (sic), ce qui était révélateur d’une ignorance pour le moins étonnante, sans parler de l’aspect commercial implicite que j’avais trouvé pitoyable.

GR : La place du poète vous semble-t-elle différente en France et en Espagne, que ce soit dans l’espace public, éditorial ou symbolique ?

Miguel Ángel Real : Non. Il y a une exigence commune des auteurs et un bon nombre de très belles maisons d’édition indépendantes qui font un travail fabuleux pour promouvoir la poésie, que ce soit en France ou en Espagne, où les lectures et les festivals sont très fréquents.

GR : Vos textes refusent les certitudes, les discours figés et les dogmes. Pensez-vous que le poète ait aujourd’hui une responsabilité particulière face à la simplification et à la saturation du langage ?

Miguel Ángel Real : Tout à fait. Je citerai les très célèbres vers de Gabriel Celaya, « La poesía es un arma cargada de futuro » -la poésie est une arme chargée d’avenir- qui pourraient devenir une devise pour pas mal d’auteurs actuels. Les dogmes, en effet, me résultent insupportables, car par définition, ils empêchent tout dialogue, ce qui ferme la porte à toute créativité, à tout débat. Mais personnellement, j’ai du mal à écrire ce qu’on pourrait qualifier de poésie engagée, car je ne veux pas tomber dans la facilité du texte qui lutte pour la liberté si cela n’implique pas un vrai engagement sur le terrain. La poésie est un point de départ pour la réflexion, mais agir sur le terrain doit être le but ultime. Mais bien évidemment, d’une façon très modeste, je pense que nous poètes pouvons continuer à penser que nous pouvons réveiller les consciences. Qui sait…

GR : Vous écrivez : « être sans réponses à travers les défis d’un poème qui ose ». Dans une société où la poésie semble de plus en plus marginalisée, que peut encore un poème, et qu’attendez-vous aujourd’hui de lui ?

Miguel Ángel Real : Justement, voilà le conflit. Le poème doit, en effet, oser, ne pas sembler vide, et comme on disait tout à l’heure, ne pas rester une simple description de la beauté des couchers de soleil. On doit croire en nos paroles, même si parfois cela reste difficile quand vous ne voyez que trois ou quatre personnes à certaines lectures poétiques. Cela arrive car la poésie est une exigence : celle de l’auteur mais aussi celle du lecteur. Il est vrai que c’est consternant de voir ce que veut dire pour les médias « la rentrée littéraire », qui nous propose une montagne de romans d’une qualité plus que discutable en oubliant totalement la poésie. Voilà notre rôle. Ingrat sans doute, mais il faut que nous continuons à croire en la parole pour changer le monde, même de façon imperceptible. Je finirai en disant que, comme lecteur, je n’attends pas d’un poème qu’il me donne des réponses, mais qu’il m’aide à continuer à me poser des questions. J’essaye, comme auteur, de faire la même chose.

Constat du désordre (Encres vives) :

Une parole est le centre
du monde
le silence ressemble
à l’appel du vide
quand on se promène
sur les falaises

Le givre promis » (Tarmac) :

Oxygène.
Les bouches s’entassent dans le noir mais ne comblent pas
un gouffre de parenthèses qui sans cesse s’effondre.
On n’imagine pas la solitude sous les masques,
la solide solitude que les poumons ne peuvent pas cracher,
l’air refusé, sans contours ni projets ni réponses.
On manque de mots pour imaginer les lèvres
car leur couleur disparaît
et les définitions, élimées par les mois monotones,
deviennent aussi rares que l’oxygène :
le nouveau monde sera tout sauf un simple réflexe.

Oupoli
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Poésie
Pierre Turcotte
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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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