Actrice de cinéma, de théâtre et de musical, Jessie Buckley construit une carrière fondée sur le déplacement plutôt que sur la démonstration. À travers des rôles souvent complexes et des collaborations exigeantes, elle affirme une présence singulière, à rebours des trajectoires spectaculaires.
De la scène au cinéma, le parcours de Jessie Buckley
De la scène musicale aux rôles les plus exigeants du cinéma contemporain, le parcours d’une actrice qui avance sans tapage, mais avec une constance remarquable.

Jessie Buckley n’a jamais donné l’impression de vouloir forcer le passage. Ni révélation spectaculaire, ni ascension fulgurante pensée pour les tapis rouges. Sa trajectoire s’est dessinée autrement, par déplacements successifs, choix précis et fidélité à une certaine idée du jeu : engagée, instable, parfois inconfortable. À mesure que les années passent, son nom s’impose pourtant avec évidence parmi les figures essentielles du cinéma anglo-saxon contemporain.
Née en 1989 à Killarney, en Irlande, Jessie Buckley se forme d’abord par la musique. Le chant, le théâtre musical et la scène constituent son premier terrain d’expression. En 2008, sa participation à l’émission britannique I’d Do Anything la révèle au public sans pour autant l’enfermer dans un format télévisuel. Arrivée deuxième, elle refuse de capitaliser sur cette visibilité immédiate et choisit de poursuivre un parcours plus exigeant, partagé entre le West End et les scènes théâtrales londoniennes. Elle joue Stephen Sondheim, se confronte à Shakespeare, et installe dès cette période un rapport au jeu fondé sur la discipline et la transformation.
Sa percée à l’écran survient en 2016 avec la mini-série Guerre et Paix, produite par la BBC. Dans le rôle de Maria Bolkonskaïa, personnage effacé et intériorisé, Jessie Buckley impose une présence discrète mais mémorable. Loin des figures flamboyantes, elle compose une jeune femme traversée par la foi, la retenue et le doute. Ce rôle secondaire, au sein d’une distribution prestigieuse, agit comme un point d’ancrage : il révèle une actrice capable d’exister sans occuper le centre.
Des débuts scéniques à l’affirmation d’un jeu intériorisé
C’est pourtant le cinéma indépendant qui va véritablement façonner son image. En 2017, Michael Pearce lui confie le rôle principal de Beast (sorti en France sous le titre Jersey Affair). Le film marque un tournant. Buckley y incarne une jeune femme ambiguë, tiraillée entre désir, violence et isolement. Son interprétation, tout en tension contenue, est saluée par la critique et lui vaut le British Independent Film Award du nouveau talent le plus prometteur. Elle ne cherche pas à séduire ; elle inquiète, dérange, s’expose. Ce choix est révélateur : Jessie Buckley s’inscrit déjà dans un cinéma de trouble plutôt que d’adhésion.
L’année suivante, elle surprend encore avec Wild Rose, où elle revient à ses premières amours musicales. Elle y incarne une mère célibataire écossaise rêvant d’une carrière dans la country. Le film repose largement sur son énergie et sa voix, mais évite le récit de réussite classique. Buckley y compose un personnage faillible, souvent à contretemps, qui chante moins pour briller que pour survivre. Cette performance lui vaut une nomination au BAFTA de la meilleure actrice et confirme sa capacité à naviguer entre les registres sans se répéter.
Plutôt que de capitaliser sur ce succès, l’actrice choisit une série de projets exigeants, parfois déroutants. En 2019, elle apparaît dans la mini-série Chernobyl, où elle interprète Lyudmilla Ignatenko, épouse d’un pompier victime de la catastrophe nucléaire. Son rôle, bref mais marquant, repose sur une douleur muette, traitée avec une grande sobriété. La même année, elle joue aux côtés de Renée Zellweger dans Judy, puis incarne la reine Victoria dans Dolittle, rare incursion dans une superproduction qui restera sans lendemain notable dans son parcours.
Choisir l’inquiétude plutôt que la visibilité
Les années 2020 confirment une orientation nette vers un cinéma d’auteur exigeant. Charlie Kaufman lui confie le rôle central de I’m Thinking of Ending Things, film labyrinthique et introspectif dans lequel Buckley porte presque seule la complexité narrative. Elle y déploie un jeu fragmenté, instable, à l’image d’un personnage dont l’identité se dérobe constamment. Cette performance devient l’une des plus commentées de sa carrière.
En 2021, The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal marque une reconnaissance institutionnelle. Jessie Buckley y incarne Callie, la fille de Leda, personnage incarné par Olivia Colman. Son rôle, en apparence secondaire, introduit une tension morale et générationnelle essentielle au film. La justesse de son interprétation lui vaut une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle. Là encore, Buckley n’est pas dans l’ostentation : elle s’inscrit dans une dynamique collective, au service d’un récit porté par des figures féminines complexes.
Parallèlement, elle poursuit un travail théâtral exigeant. Son interprétation de Sally Bowles dans Cabaret, à Londres, lui vaut le Laurence Olivier Award en 2022. Loin de l’icône glamour, elle propose une version fragile et sombre du personnage, en accord avec une vision plus politique et désenchantée de la comédie musicale.
Ces dernières années, Jessie Buckley confirme une fidélité à des cinéastes singuliers : Alex Garland dans Men, Sarah Polley dans Women Talking, Maggie Gyllenhaal à nouveau avec The Bride, ou encore Chloé Zhao avec Hamnet, où elle incarne Agnes Shakespeare. Sans jamais se figer dans un emploi, elle explore des figures féminines traversées par la perte, la colère ou la résistance intérieure.
Ce qui frappe dans son évolution, c’est l’absence de rupture spectaculaire. Jessie Buckley ne se réinvente pas par effet, mais par glissement. Chaque rôle semble répondre au précédent, l’infirmer ou le prolonger. Elle construit une œuvre d’actrice fondée sur l’instabilité assumée, loin des trajectoires balisées de l’industrie.
Dans un cinéma en mutation, Jessie Buckley suit une trajectoire singulière, marquée par une évolution discrète et une cohérence rare.



